Éditorial - Septembre 2003
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Par le rabbin Shabtaï A. Rappoport
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Le déclin économique global n’a pas
épargné la communauté juive Kehila.
Plusieurs de ses membres, qui jusqu’ici
jouissaient de salaires confortables et
de bons postes, ont perdu leur emploi
et n’ont pas réussi à trouver un autre
travail. Ils sont contraints pour vivre de
puiser dans leurs économies, qui fondent
comme neige au soleil, tandis que
les dettes commencent à s’accumuler
de façon alarmante. Prenant les devants,
les membres les plus fortunés de
Kehila décident de se réunir pour discuter
d’un plan d’assistance, afin que
les services sociaux de la communauté
soient à même d’affronter cette nouvelle
situation.
Deux points font l’unanimité: la responsabilité d’assistance
à un membre de la communauté en détresse
et l’obligation du pauvre de s’aider lui-même. On fait
également remarquer que les fonds disponibles pour
secourir les personnes dans le besoin sont bien entendu
limités. Par conséquent, les gestionnaires proposent
le forfait suivant: les familles en difficulté financière
devront déménager dans des logements plus
petits et moins chers, vendre leurs voitures ainsi que
les pièces de mobilier de valeur ou les appareils électroniques
coûteux. Elles disposeront ainsi d’une certaine
somme d’argent et réduiront par là les frais courants.
Une fois ces mesures adoptées, les dettes de
ces familles seront payées et la communauté leur
assurera un soutien financier pour traverser la période
critique. Bien que cette suggestion tombe sous le
sens et offre une aide constructive, plusieurs des participants
à la réunion éprouvent un certain malaise et
se voient mal dire à leurs coreligionnaires ruinés
qu’ils doivent quitter leur maison et réduire leur
niveau de vie. Les compatissants proposent que ceux
qui se sentent dans le besoin fassent le premier pas et
s’adressent au service social de la communauté.
D’autres participants soulèvent le problème de
l’ordre de priorité dans la répartition des fonds destinés
à la charité. Peut-être, au lieu d’allouer une aide
à des membres de la communauté qui n’ont rien
demandé, faut-il plutôt utiliser l’argent pour
résoudre des problèmes aigus et secourir par exemple
des personnes qui ont besoin d’un traitement
médical urgent?
Au temps de la rédaction de la Michnah, la somme
de deux cents dinars suffisait à vêtir et nourrir un
homme pendant un an. Les dons faits à l’homme
pauvre étaient prélevés de la récolte annuelle. Toute
personne qui possédait en espèces une somme lui
permettant de subsister un an n’avait pas droit à ces
dons, jusqu’à la récolte de l’année suivante. Celui qui
possédait moins de deux cents dinars en espèces avait
droit aux dons de l’homme pauvre mais il ne devait
pas être contraint de vendre sa maison ou ses objets
usuels (Michnah Péa VIII, 8). Toutefois, la Guemara
s’interroge (Ketubot 65a): «N’a-t-il pas été enseigné:
s’il [le pauvre] avait l’habitude de se servir d’ustensiles
en or, qu’il se serve désormais de cuivre». (Ce qui
prouve que le pauvre est tenu de vendre ses objets
précieux avant d’avoir droit à l’aumône. Pourquoi
donc la Michnah dit-elle qu’on ne peut le contraindre
à vendre ses objets usuels?) Rav Zebid répond: Cette
dernière [la stipulation ordonnant la vente] concerne
des objets comme table et lit tandis que la première
concerne des gobelets et de la vaisselle. Pourquoi
gobelets et vaisselle constituent-ils un cas à part et ne
doivent pas être vendus? Manifestement, parce qu’il
[le pauvre] pourrait dire la qualité inférieure me répugne.
Mais il pourrait dire de manière semblable pour
la table et le lit, les [meubles] bon marché sont inacceptables
pour moi... Rav Papa répond: L’une (la stipulation
de la Michnah Péa disant qu’on ne peut le
contraindre à vendre ses objets usuels) s’applique à
l’homme qui n’a pas encore été obligé de demander
l’aumône publique (et qui est discrètement soutenu
par des proches et des amis) tandis que l’autre s’applique
à un homme ayant atteint un degré de misère
tel qu’il doit mendier ouvertement.» (Le raisonnement
de rav Papa est traduit ici selon l’interprétation
de Maimonide et d’autres qui fut acceptée comme
règle finale de la Halakha).
Maimonide explique le raisonnement de rav Papa
(Commentaire sur la Michnah Péah VIII, 8) ainsi: dès
le moment où un homme dans le besoin perçoit l’aumône
publique, il est tenu de vendre ses biens précieux
car, s’il n’y a pas absolue nécessité, il ne doit
pas épuiser les fonds destinés à d’autres nécessiteux
aussi.
On peut toutefois se demander pourquoi la même
règle ne s’applique pas à celui qui est discrètement
aidé par des proches et amis. S’il vendait ses possessions
précieuses et arrivait ainsi à subvenir à ses
besoins, les proches et amis pourraient utiliser les
fonds ainsi dégagés pour secourir d’autres amis en
détresse ou même des étrangers. Celui qui ne vend
pas ses biens n’épuise-t-il pas lui aussi les fonds
publics, même s’il s’agit d’argent donné à titre privé?
Pourquoi dans ce cas, a-t-il le droit de conserver ses
biens?
Rabbi Moché Sofer, autorité célèbre du XIXe siècle
en matière de Halakha, est l’auteur d’une innovation
intéressante (’Hatam Sofer vol II Yorè Déa 239) qui
a produit une décision juridique importante. Il se
fonde sur ce verset de la Torah (Vayikra 25, 35): «Si
ton frère vient à déchoir, si tu vois chanceler sa fortune,
soutiens-le.» Selon l’interprétation de nos Sages,
cette injonction concerne ceux qui sont sur le
point de subir une faillite financière. «Soutiens-le»
signifie: «Ne permets pas qu’il tombe - c’est comme
le cas d’un âne chargé, tant qu’il se tient debout, une
seule personne peut facilement le soutenir, mais une
fois qu’il s’est écroulé, même cinq hommes auront de
la peine à le redresser sur ses pattes.» A première
vue, il s’agit là tout au plus d’un conseil social pragmatique.
Mais rabbi Moché Sofer y décèle deux catégories
qui doivent guider notre attitude dans la charité.
La première s’applique à l’homme qui est sur le
point de déchoir financièrement et dans ce cas la charité
a pour objectif de le soutenir, tandis que la seconde
s’applique à l’homme déjà ruiné et qui doit être
assisté dans cette situation. Le soutien accordé dans
le premier cas doit empêcher la chute psychologique
et financière; il faut tenter de préserver le statut personnel
et social de cet homme, de faire en sorte qu’il
puisse maintenir sa position et garder sa dignité. Mais
dès le moment où un homme s’est déjà effondré, il ne
reste plus qu’à subvenir à ses besoins élémentaires
jusqu’à ce que D’ le prenne en pitié et le tire de sa
situation dégradante.
La distinction établie par le raisonnement de rav
Papa entre la situation de l’homme avant l’état critique
qui le contraint à demander l’aumône publique
et l’homme déjà parvenu à cet état grave équivaut en
effet à la distinction entre celui qui se tient sur ses
propres jambes - du moins en apparence - et qu’on
doit assister pour qu’il demeure dans cette position et
celui qui s’est déjà effondré. Ce n’est pas la provenance
de l’aide - de la communauté ou de personnes
privées - qui importe ici mais la position de l’homme
en difficulté. Il s’ensuit que l’homme de la première
catégorie doit être soutenu indépendamment des
biens précieux qu’il possède et du standing de son
logement.
Cette décision juridique est profondément ancrée
dans la définition de la charité selon la Loi juive.
Selon le Séfer Ha’hinoukh (commandement 66) - célèbre
traité sur les commandements de la Torah du
XIIIe siècle, attribué à rabbi Aaron HaLévy de
Barcelone - ce n’est pas pour venir en aide au pauvre
que D’ nous a ordonné la charité. «Si cela avait été le
cas, D’ aurait pu pourvoir aux besoins du pauvre sans
notre aide.» Il existe deux autres motifs expliquant le
devoir de charité. «D’ a voulu que ses créatures
soient formées et entraînées à la miséricorde et à la
compassion parce que ce sont des qualités méritoires
et qu’en les acquérant, les hommes auront droit à
l’infinie bonté divine.» L’autre motif: «D’ désire que
la subsistance du pauvre soit assurée par d’autres
hommes (et non par D’ lui-même) parce que cet
homme a péché et donc se repentira.» Il semble que
ces deux motifs correspondent aux deux catégories
établies par rabbi Moché Sofer. Dans la première
catégorie, couverte par le premier motif, la charité ne
doit pas être condescendante, paternaliste; il faut
qu’elle se fasse dans un esprit de profonde identification
avec la personne dans le besoin. Par conséquent,
l’assistance proposée ne peut être accompagnée
d’exigences comme une baisse du niveau de vie qui
risque de paraître répugnante à l’homme pauvre.
Rabbi Sofer ajoute que selon le codex de rabbi
Yacov Ba’al Hatourim (Yorè Déa par. 253), même le
pauvre de la première catégorie ne peut conserver
que sa vaisselle et son couvert précieux, mais pas
d’autres objets de valeur. Il fait remarquer que la
Guemara sus-citée admet que des ustensiles de qualité
inférieure (remplaçant l’or) peuvent être ‘répugnants’
pour certaines personnes non accoutumées à
la pauvreté; en revanche elle utilise le terme inacceptables
lorsqu’elle mentionne des meubles moins
chers. Au temps où les dons aux pauvres se faisaient
sous la forme de récolte abandonnée dans les
champs, aucune dégradation n’était imposée à l’homme
dans le besoin, il ne devait même pas échanger
ses meubles pour des meubles inacceptables. Mais de
nos jours, la charité consiste en dons d’argent et dès
lors, le pauvre est requis de fournir un effort de son
côté: tenter d’accepter des changement inacceptables
et ne s’épargner que ceux qu’il trouve vraiment répugnants.
Ce n’est pas là une attitude paternaliste mais
une approche qui envisage la situation en adoptant la
perspective de l’homme pauvre lui-même. Recevoir
l’assistance d’autrui est toujours embarrassant mais si
le pauvre est en mesure de faire quelque chose pour
s’aider lui-même, cela lui donnera un meilleur sentiment.
Les dons abandonnés dans les champs ou déjà
dédiés au pauvre posent moins de problèmes que des
dons en argent expressément collectés pour l’aumône:
il est donc normal qu’un plus grand effort doit
être fourni par le pauvre dans le second cas.
Les conclusions qui s’imposent par rapport à la situation
de Kehila décrite plus haut sont les suivantes.
S’adresser aux personnes en chômage et tenter de les
aider avant que leur situation ne devienne catastrophique
(et qu’elles s’adressent elles-mêmes à la communauté)
constitue une approche adéquate et conforme
à la Halakha. De surcroît, étant donné que la
charité en argent se fait pour inculquer aux donneurs
les qualités de compassion et d’empathie, elle a priorité
sur d’autres formes de charité. Elle l’emporte par
exemple sur la charité faite à des étrangers ou à des
personnes malades parce que justement il est bien
plus aisé d’aider celui qu’on voit souffrir que de donner
de l’argent à celui qui est sur le point de sombrer
financièrement: les qualités que la Torah souhaite
nous inculquer s’acquièrent d’autant mieux qu’il nous
faut surmonter notre inclination naturelle.
Toutefois, le forfait proposé par les gestionnaires
n’est pas justifié. L’assistance à l’homme qui a perdu
son emploi doit se faire de façon à ce qu’il puisse
maintenir son statut et sa dignité antérieurs et lui, de
son côté, doit essayer de réduire ses dépenses dans
tous les domaines possibles. Si les fonds disponibles
ne suffisent pas à aider tous les gens dans le besoin,
ils doivent toutefois être répartis parmi tous. Il faut
espérer que D’ se chargera du reste, dès lors que les
hommes auront fait la charité comme il se doit, en
traitant le pauvre avec la considération requise.
Le rabbin Shabtaï A. Rappoport dirige la yéshivah
«Shvout Israël» à Efrat (Goush Etzion). Il a publié entre
autres travaux les deux derniers volumes de «Responsa»
rédigés par le rabbin Moshé Feinstein z.ts.l. Il met actuellement
au point une banque de données informatisées qui
englobera toutes les questions de Halakha. Adressez vos
questions ou commentaires à E-mail: shrap@bezeqint.net.
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