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Sommaire Carnet de voyage Printemps 2000 - Pessah 5760

Éditorial - Printemps 2000
    • Éditorial

Pessah 5760
    • Indépendance et spiritualité

Politique
    • Porte étroite ou porte close ?

Interview
    • La paix … quelle paix ?
    • Golan– La Résistance s’organise

Stratégie
    • Israël – Syrie - Quels risques encourir?

Judée – Samarie – Gaza
    • Réalités sur le terrain

Art et Culture
    • Jacob Kramer
    • Judaïca et Hébraïca à la Bibliothèque royale du Danemark
    • L'Art juif danois
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Science et Technologie
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    • Israël au CERN
    • Mystères et guérisons

Reportage
    • Jérusalem et Copenhague
    • Juif au Danemark
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Carnet de voyage
    • Les sources taries

Éthique et Judaïsme
    • La commercialisation du corps humain

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Les sources taries

Par Jennifer Breger *
L'été dernier, nous avons passé trois semaines en Europe de l'Est. Mon intention première était d'écrire un recensement des musées et des expositions mais une fois sur place, j'ai su que j'écrirais un article d'une veine plus personnelle. L'itinéraire traditionnel du voyageur juif débute par quelques jours en Pologne, pour voir Varsovie, Cracovie et Auschwitz; il se poursuit parfois pour une ou deux journées à Budapest et il s'achève généralement en Israël, bond direct du passé au futur ! Mais nous avons emprunté un itinéraire différent. Nous nous sommes d'abord rendus à Jérusalem, où nous avons célébré sur le mont Sion la Bat-Mitsvah de notre plus jeune fille, la veille du jeûne du 17 Tammuz. Ensuite nous sommes partis pour Cracovie, où mon mari a enseigné pendant trois semaines à l'université des Jagellons. Ce fut un voyage à la remontée du temps et une expérience extrêmement émouvante.
Pendant trois semaines, nous avons vécu à Cracovie, ville moderne qui abrite une magnifique université médiévale et la plus grande place du marché d'Europe. Pendant que mon mari donnait ses cours, mes filles et moi avons voyagé à travers la Pologne, franchissant la frontière pour passer quelques jours en Ukraine.
Partout, nous avons vu les vestiges du passé, perçu les échos de siècles de vie juive, qui ne cessèrent de résonner dans mon esprit. Parfois, mon esprit me jouait des tours: sur la place du marché vide, je voyais soudain une foule de Juifs; dans les ruines d'une synagogue, j'apercevais d'imposantes figures de rabbins penchés sur des volumes du Talmud; dans une grande salle ou même dans un lieu de villégiature comme Krynice - où je sais qu'ils venaient se rassembler -, je distinguais des dirigeants hassidiques entourés de leurs fervents disciples.
Il n'était même pas nécessaire de se trouver au cimetière de Cracovie un 9 Av pour ressentir toute la douleur de ce jour de deuil. Par bien des côtés, nous avons compris en ces trois semaines le sens du mot «hurban», destruction. Le dernier soir, avant notre départ, j'ai allumé une bougie de «yahrzeit» à la mémoire du monde juif englouti d'Europe de l'Est.
Mais nous avons également mesuré la richesse du judaïsme d'Europe de l'Est au cours des siècles. On a tendance à oublier qu'il y eut là une intense vie juive pendant une très longue période. Certes on ne peut dire que la paix et la prospérité furent toujours le lot des Juifs mais ces lieux abritèrent une multitude de communautés d'un grand dynamisme, qui vécurent dans une relative sécurité.
D'après Agnon, avant l'arrivée des Juifs en Pologne, alors qu'ils cherchaient désespérément un lieu pour échapper aux persécutions, une feuille de papier tomba du ciel portant les mots «Allez en Pologne». Le nom du pays fut interprété selon son sens en hébreu comme «Po-Lin», c'est-à-dire «Ici, passez la nuit». Sur ce, les Juifs déclarèrent: «Nous demeurerons ici jusqu'à ce que nous soyons tous rassemblés dans le pays d'Israël.» Cette légende témoigne du sentiment de sécurité éprouvé par les Juifs dans ce pays qui fut pour eux terre d'accueil pendant près de 800 ans.
Par certains côtés, visiter la Pologne était assez plaisant et il est difficile de demeurer insensible à la beauté des squares dans les cités, des places du marché dans les villes et villages, des rivières longeant la verte campagne, des forêts touffues. Mais partout l'absence des Juifs était criante. Avant la guerre, la Pologne abritait la plus grande communauté juive d'Europe, avec ses trois millions et demi de citoyens juifs. Aujourd'hui, on évalue à dix mille personnes le nombre de Juifs en Pologne. Le plus triste, c'est que la plupart des vestiges de vie juive se trouvent dans les cimetières, du moins dans ceux qui n'ont pas été complètement détruits. Nous avons rapidement appris que pour tel cimetière il fallait s'adresser aux voisins pour obtenir la clé tandis que pour tel autre, il fallait simplement passer par-dessus la clôture. De nombreux cimetières ont été détruits, les nazis ou d'autres vandales ayant utilisé les pierres tombales comme matériau de construction. De grands efforts ont été investis dans la restauration des tombes - notre principal lien avec le passé - par des communautés locales, par des personnes privées vivant à l'étranger et par des organisations comme la Fondation Lauder.
Il est presque impossible de citer toutes les grandes figures rabbiniques dont les tombes parsèment la Pologne. Le «Rema» - Rav Moshe Isserles -, Yomtov Lippman Heller, le Bach à Cracovie et tant d'autres. Shalom Shachna, le Maharashal et le Maharam de Lublin à Lublin. La clé du cimetière de Lublin est détenue par un vieux Juif de plus de 80 ans qui nous a parlé des rares coreligionnaires demeurés dans la ville et de leur triste condition, contraste frappant avec la richesse et le dynamisme de la vie juive d'autrefois dont témoignent muettement les tombes.
Les cimetières juifs sont fascinants par les bribes d'histoire qu'ils contiennent: les gravures et les inscriptions figurant sur les tombes sont comme une lucarne sur le passé. Au fameux Musée d'art de Brooklyn à New York, se tient actuellement une exposition de photographies intitulée «Carved Memories: Heritage in Stone from the Russian Jewish Pale», œuvre d'un photographe de Saint-Pétersbourg, David Goberman. Les photographies évoquent la beauté des gravures: les mains d'une femme allumant les bougies, la cruche des Lévites. Ces pierres tombales, parfois véritables œuvres d'art, sont en même temps révélatrices de la vie dans les différents lieux habités autrefois par les Juifs. Nous avons vu des fragments de tombes, parfois érigés en murs commémoratifs, ainsi que d'imposants mausolées, comme ceux de la famille Poznanski à Lodz. Le cimetière de Varsovie, avec ses quelque 250 000 tombes est le plus grand cimetière juif de Pologne. Mais les tombes les plus émouvantes sont celles des dirigeants hassidiques. Nous n'avons pu visiter celles de Guèr (Gora Kalwaria) ou celles de Kotzk, mais nous avons été à Rimanov, où est enterré Menahem Mendel et à Novy Sachs (Sanz), où nous nous sommes recueillies devant la tombe du «Divré Hayim», premier rabbi de la dynastie de Sanz. En Ukraine, nous avons vu les tombes des premiers rabbis de Belz et la petite ville de Belz même, qui est vraiment - comme dans la chanson yiddish - l'archétype du shtetl d'autrefois, avec ses chevaux et carrioles, et ses ruelles où déambulent oies et canards. Poursuivant notre périple en Ukraine, nous avons poussé jusqu'à Medzibezh où nous avons pu voir la tombe du Ba'al Shem Tov, celle de son petit-fils Baroukh de Medzibezh et celle du rabbi entré dans la postérité sous le nom de «Ohev Israël»; en effet, r. Heschel d'Apt avait demandé que seuls ces mots soient gravés sur sa tombe. Son vœu fut respecté et sa pierre tombale n'en est que plus émouvante dans sa simplicité.
En atteignant Lvov (Lemberg), nous avons pu apprécier à sa juste valeur le degré de préservation des autres cimetières visités. Le célèbre cimetière de Lvov, qui date du XVe siècle, abrite les tombes de personnalités comme le Hakham Tzvi et le Taz; mais il a été complètement détruit, partiellement par les nazis mais surtout, après la guerre, par les communistes.
Le passage de la frontière entre la Pologne et l'Ukraine fut une expérience en soi pour mes enfants. Armées de visas obtenus aux États-Unis, nous n'étions absolument pas préparées à la longue attente qui nous fut infligée des deux côtés par des fonctionnaires méfiants. Nous n'avons pu nous empêcher de nous transposer dans le passé et d'imaginer les tracasseries subies par les Juifs franchissant les frontières autrefois, la peur et l'angoisse qu'ils devaient éprouver chaque fois qu'ils affrontaient les autorités.
Contrairement à la Pologne, l'Ukraine abrite encore une grande communauté juive, d'environ 500 000 personnes. A Lvov, il y a quelque cinq ou six mille Juifs, pour la plupart des rescapés âgés vivant isolés mais il y a également des personnes d'âge moyen et des jeunes. Presque tous sont originaires d'autres parties d'Ukraine et sont venus après la guerre à Lvov, où il y avait peu de survivants de la population locale. Depuis le démembrement de l'Union soviétique, 80 000 des Juifs de Lvov ont émigré en Israël, aux États-Unis et en Allemagne. Il y a encore quelque 70 000 Juifs à Kiev. Lvov nous fit une forte impression. Bien sûr, nous n'ignorions pas l'existence de son riche patrimoine juif (voir mon article dans SHALOM Vol. XXIII, avril 1995) mais de voir tous les sites de nos propres yeux fut une expérience d'un autre ordre. Lvov est une cité typique de l'époque austro-hongroise, comme Cracovie, Budapest, Prague et Vienne mais elle a beaucoup perdu de son lustre en raison de la situation économique déplorable. Sur les sites juifs, détruits pour la plupart pendant la guerre, on voit des plaques comme «Ici était la synagogue du Taz». Il y en a des semblables à Lublin, annonçant «Ici était la synagogue du Maharshal» ou «Dans ce lieu se réunissait le Conseil des Quatre Pays»; nous avons eu le privilège de voir l'immeuble de la célèbre yéshivah du rav Mayer Shapiro qui est intacte mais qui abrite aujourd'hui la faculté de médecine. A Lvov, nous avons pu situer le Temple libéral, qui porte la plaque suivante: «Vous vous trouvez sur le site de la synagogue des Juifs progressistes, appelée le Temple; elle était fréquentée par l'intelligentsia de Lvov. Construite en 1844-45, elle fut détruite par les soldats allemands lorsqu'ils entrèrent dans la ville en 1941.» En fait, la besogne des Allemands fut achevée par les Ukrainiens. Nous avons tendance, à tort, à associer les exactions des Ukrainiens avec les massacres de 1648-49 perpétrés par Chelmnienko (considéré comme un héros national) et avec les pogroms menés par Petlyura au début du XXe siècle. Or ils ont sévi encore tout récemment.
Il y a actuellement une poussée de militantisme juif dans la ville. Nombreux sont ceux qui n'avaient aucun contact avec la religion sous le régime soviétique et qui s'intéressent aujourd'hui à leur patrimoine. Les jeunes sont encouragés à se rendre en Israël. Deux synagogues fonctionnent, organisant des offices quotidiens, servant des repas et abritant également une école pour les enfants. Les Juifs, comme le reste de la population, souffrent de la profonde récession économique; on est frappé par le contraste avec la Pologne, déjà fort occidentalisée et où abondent les biens de consommation. Un rabbin américain et son épouse, Rabbi et Mme Bald, affiliés au mouvement hassidique de Stolin-Karlin, sont engagés dans toutes sortes d'activités caritatives, de même que Meylakh Sheykhet, militant qui se dévoue sans compter pour les membres de la communauté. Il est également engagé dans la sauvegarde des cimetières et au cours des dix dernières années, il a dressé un relevé de 58 cimetières en Ukraine: non content de marquer leurs limites, il s'est battu pour leur restitution en mains juives afin qu'ils puissent être convenablement entretenus.
Ce ne fut pas un voyage pour découvrir l'Holocauste même si la visite à Auschwitz-Birkenau avec deux fillettes fut terrifiante et nous affecta profondément. Mais j'ai quitté l'Europe de l'Est et ses terres imbibées de sang juif sans avoir acquis une meilleure compréhension des horreurs de l'Holocauste. Dans un sens, tout ce que nous avons vu n'a fait qu'ajouter au caractère inintelligible de l'événement; nous avons seulement pu nous interroger sur l'essence de la nature humaine et sur les abîmes dans lesquels plongèrent les hommes du XXe siècle.
En résumé, la splendeur passée du judaïsme d'Europe de l'Est n'est plus et ne pourra être ressuscitée. Quant au présent, il y a encore des personnes qui doivent être assistées, et des lieux et des objets à conserver. En traversant toute cette région, j'ai profondément ressenti l'ampleur de ce qui a été perdu à tout jamais. J'ai également mesuré, presque physiquement, la richesse du patrimoine juif. Nous ne pouvons faire revivre le passé, mais nous devons aborder l'avenir avec une connaissance de notre histoire, nous devons porter le passé avec nous et nous inspirer de la vigueur et du courage de ceux qui nous ont précédés.

* Jennifer Breger est diplômée de l'Université d'Oxford et de l'Université hébraïque de Jérusalem. Elle est spécialiste en livres juifs et hébraïques et vit à Washington.

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