L'une des grandes controverses débattues dans la presse yougoslave fin 2002 concernait la recherche de la vérité historique et l'établissement des responsabilités dans les crimes de guerre commis par des sbires de Milosevic. La commission de réconciliation et de recherche de la vérité mise en place par le président Kostunica n'a toujours pas commencé ses travaux et le Premier ministre Djindjic a clairement indiqué que le règlement des problèmes économiques du pays constituait la priorité suprême. Le débat mené dans la presse était assez profond, certains historiens n'hésitant pas à parler d'une "indifférence effrayante" alors que la question de la responsabilité collective morale et politique des Serbes était ouvertement évoquée.
La base de cette accusation réside dans le fait que Milosevic avait été réélu et acclamé alors qu'une grande partie de la population avait connaissance des atrocités commises par les forces serbes dans les différents états, ce dans le cadre de l'effondrement sanglant de l'ancienne Yougoslavie. Des historiens d'inspiration plus nationaliste estiment, quant à eux, que le Tribunal de La Haye n'a qu'un seul but, condamner le peuple serbe dans son ensemble au lieu de punir les véritables criminels de guerre qui, hélas, ont bel et bien existé. Pour nous qui avons vécu la dernière guerre des Balkans avec une certaine indifférence, cette controverse semble un peu abstraite et ne concerner finalement qu'un tout petit nombre de spécialistes. Or ce qui est intéressant, c'est de savoir comment cette période a été vécue et ressentie, sur le plan intellectuel, par la communauté juive. Afin de nous en instruire, nous avons rencontré à Belgrade l'une des plus fines plumes du pays, l'auteur dramatique FILIP DAVID, qui dirigea pendant 35 ans le Département d'Art dramatique de la télévision yougoslave avant d'être remercié au début des années 90 par le régime de Milosevic. Aujourd'hui, Filip David enseigne l'art dramatique à la Faculté de Belgrade et consacre une bonne partie de son temps à l'écriture. Son sujet de prédilection concerne l'analyse de la situation éthique, politique et morale de la Serbie actuelle. Parallèlement, il écrit des nouvelles assez courtes, inspirées de la tradition juive, de la littérature yiddish, de la Kabalah, du hassidisme et de la culture judéo-espagnole. Ses livres ont été traduits en espagnol, en albanais et en hongrois et certaines de ses anthologies ont été publiées en hébreu dans la presse israélienne. Filip David prépare actuellement un nouveau livre qui traitera de la position du Juif dans la Serbie d'aujourd'hui à la lumière de sa propre expérience.
La fin de l'ère de Tito n'a-t-elle pas constitué la porte ouverte à la résurgence du nationalisme, voire à ses excès ?
Après la chute du communisme qui est une forme de totalitarisme, Milosevic et ses hommes ont dû trouver une idéologie afin de garder la population sous contrôle. Le nationalisme, qui en fait n'est rien d'autre qu'une autre idéologie totalitaire, représentait l'outil idéal pour leur permettre d'atteindre leurs buts. Milosevic n'était pas un nationaliste mais un pragmatique et il a très vite compris que la grande majorité de la population réagissait de manière émotionnelle au nationalisme et qu'il pouvait exploiter ce sentiment à son profit. En utilisant le nationalisme, il a immédiatement bénéficié du soutien des intellectuels, du monde scientifique et de l'église. Tous pensaient alors que le moment était venu de réaliser un rêve vieux de 150 ans et de créer la "grande Serbie". A l'époque, ce rêve du "grand pays" était aussi présent en Croatie et en Albanie. Or, dans les Balkans, l'expression du nationalisme est toujours plus sanglante qu'ailleurs et mène à un chauvinisme exacerbé. D'ailleurs, la dernière guerre que nous avons vécue dans notre région n'a connu aucun héros, que des criminels de guerre. Au tout début, cette guerre était un peu motivée par des sentiments nationaux ou religieux mais très rapidement, elle s'est transformée en un énorme crime destiné à protéger et à promouvoir un ensemble d'intérêts privés. Les tristement célèbres milices paramilitaires de Milosevic n'étaient rien d'autre que des bandes de criminels. Les choses n'étaient pas mieux côté croate où Tudjman, directement appuyé par des Oustachis (voir SHALOM Vol. 37), couvrait les exactions de ses groupes paramilitaires qui étaient tout aussi criminels que ceux qui collaboraient avec Milosevic. C'est pourquoi je vous dis qu'en définitive, il n'y avait que des criminels de guerre de part et d'autre.
Pensez-vous qu'à un moment donné, les culpabilités doivent être établies ?
Bien entendu. Après une telle série d'événements, la question de savoir qui est responsable se pose avec insistance. Or ici, personne n'est prêt à tirer les enseignements du passé. Mais si nous voulons faire partie de l'Europe et avancer sur la voie de la réforme, nous devons savoir faire la différence entre les bons côtés du nationalisme, à savoir notre culture, nos traditions et notre langue, et ses mauvais aspects, qui se traduisent par la cruauté et la violence. A ce jour, nous ne sommes pas disposés à nous lancer dans une analyse historique impitoyable sur les crimes de guerre qui ont été commis au nom de la Serbie.
Comment voyez-vous l'avenir de votre pays ?
Du fait qu'à ce jour nous ne sommes pas disposés à faire courageusement face à notre passé récent, nous n'avons pas de concept politique et nous ne savons pas vraiment ce que nous voulons. Chacune des différentes tendances politiques tente de percer et ceci est assez dangereux car tous les acteurs en place ont une idéologie nationaliste, pour ne pas dire populiste. Il faut bien comprendre qu'aujourd'hui, en Serbie, deux tendances s'affrontent: l'une, totalement opposée à la modernisation et à l'intégration dans l'Europe, et l'autre, pro-européenne et en faveur de l'ouverture et de la qualité de la vie. Malheureusement, la direction politique actuellement en place fait partie du premier groupe et le second n'a pour ainsi dire pas d'influence. La classe dirigeante est donc en faveur d'un mode de société patriarcal, ce qui est très dangereux car c'est la porte ouverte au fascisme. Je pense que nous vivons actuellement une phase de transition très dépendante de l'évolution de la situation dans le reste de l'Europe. Mais je crois que si en raison de la mauvaise situation économique en Allemagne ou en Russie l'extrême droite devait venir au pouvoir, la Yougoslavie emboîterait immédiatement le pas.
Ce que vous dites n'est pas très rassurant pour la communauté juive. Ne pensez-vous pas que les semences de l'antisémitisme sont déjà plantées et ne demandent en fait qu'à sortir au grand jour ?
Il est bien connu que toute résurgence de nationalisme est accompagnée d'une montée de l'antisémitisme. Chez nous, celui-ci est avant tout basé sur ce mythe voulant qu'il existe une conspiration internationale contre le peuple serbe qui, évidemment, est dirigée dans l'ombre par les Juifs qui contrôlent le monde. Par ailleurs, il existe un certain nombre de Juifs qui supportent très activement le nationalisme serbe. Il s'agit de Juifs atteints de cette affection pathopsychologique de la haine de soi, de personnes qui n'acceptent pas de ne pas pouvoir s'assimiler totalement dans la société et qui, par conséquent, sont plus nationalistes que tous les autres Serbes. Ils ont fondé une société d'amitié serbo-juive dont le but est de promouvoir le nationalisme serbe auprès de l'establishment juif à travers le monde. Les membres juifs font partie de ce groupe afin de mieux se faire accepter par la société serbe, mais les Serbes qui ont rejoint cette organisation l'ont fait parce qu'ils sont persuadés qu'il existe une force juive occulte qui dirige le monde et qu'ils veulent gagner l'amitié des personnes proches de cette force. Ceci a également pour but d'utiliser la société juive à travers le monde afin de promouvoir et de justifier les excès du régime de Milosevic. En fait, cette organisation fait la promotion de facto, non déclarée, des thèses des "Protocoles des Sages de Sion". La communauté juive en tant que telle s'est distancée de ce groupe, toutefois certains de nos membres ont rejoint ses rangs. A mon avis, il s'agit d'une démarche très dangereuse. De plus, cette organisation porte bien le nom d'"amitié serbo-juive" et non de "Serbie-Israël", comme c'est le cas dans d'autres pays. Ceci n'est pas innocent et démontre bien le caractère antisémite de ce groupe. De par sa propre appellation, il s'adresse directement "au pouvoir juif mondial et occulte".
Comme je vous l'ai dit, le gouvernement actuellement en place n'a pas de vision politique définie et par conséquent, comme le faisait Milosevic, il s'appuie, certes dans une mesure bien moins importante, sur l'exploitation des sentiments nationalistes. Il en découle que sur le plan de l'antisémitisme, nous ne disposons pas, pour l'instant, d'une solide base morale ou éthique qui, politiquement, s'y oppose effectivement. Par conséquent, l'action de ce genre de groupe ne pourra que se retourner contre nous, car les intentions des participants sont malsaines et condamnées à l'échec. Quant à l'église, elle a une forte tradition de soutien au nationalisme serbe. Cela dit, elle n'est nullement unie dans sa façon de penser et de s'exprimer et compte dans ses rangs quelques évêques âgés de grande influence qui sont ouvertement antisémites. Je pense en particulier à Nikolaj Vladimirovich dont les écrits, très bien diffusés, sont beaucoup plus virulents que les "Protocoles des Sages de Sion". De plus, ici, l'antisémitisme revêt encore un autre aspect que l'on ne peut pas négliger: être antisémite signifie tout d'abord être un bon citoyen serbe nationaliste, anti-américain, anti-globalisation et contre la démocratisation du pays. Ceci est d'autant plus inquiétant qu'en Yougoslavie, nous sommes une communauté totalement insignifiante, sans aucun pouvoir politique et financier.
Outre votre analyse politique, vous êtes un homme de lettres acclamé dans votre pays puisque vous avez été le lauréat d'un grand nombre de distinctions littéraires prestigieuses. A votre avis, existe-t-il une sorte d'identité juive spécifique propre aux écrivains yougoslaves en général et serbes en particulier ?
Je vous répondrai en citant Sander L. Gilman, un grand auteur américain avec lequel je m'identifie totalement. Dans son livre "Jewish Self-Hatred" publié en 1996 à Baltimore, S. Gilman écrit notamment: "L'auteur juif est en situation de révolte éternelle contre la position de marginal qui lui est imposée en permanence. Un écrivain juif répond à cette attribution par la littérature, son médium de combat préféré, qui, dans son cas, se caractérise en gros de la manière suivante: une tendance à parler de l'au-delà, une forme d'humour tout à fait particulière, une sorte de gaieté exacerbée qui, en fait, est l'expression du souhait de surmonter le désespoir bien plus que celle d'une véritable joie de vivre. Toutes ces manifestations trouvent leur source dans la culture juive et dans le hassidisme." C'est dans cet esprit que je travaille.
Mais cela ne répond pas à la question de savoir si oui ou non il existe, selon vous, un art, une spiritualité et un mode de pensée typiques des écrivains juifs de votre pays ?
Il n'existe pas de type de pensée homogène. Toutefois, je crois que les écrits des auteurs juifs d'Europe centrale sont le résultat d'un télescopage violent entre la fantaisie, la raison, le mysticisme juif, les émotions et l'esprit, le tout issu du Hassidisme et de la Haskalah (philosophie des lumières). Ce sont les traces de cet ensemble explosif que l'on retrouve aussi bien chez Kafka, Freud, Gustav Mahler, Elias Canetti, pour n'en citer que quelques-uns. Je pense que tous ont été profondément marqués par leur environnement, mais que la base de leur art était constituée des éléments que je viens d'évoquer. C'est de cette manière que je m'exprime, c'est ainsi que j'écris et que je lutte avec ma plume, car si je suis très juif, je suis aussi un bon Serbe aimant son pays. La lutte politique que je mène aujourd'hui est avant tout due au fait que je n'aime pas ce qui se déroule actuellement, je crains que notre démocratie soit trop faible et que nous risquions de tomber dans une forme de fascisme. Je mets donc tout en œuvre pour éviter une nouvelle catastrophe à cette région du monde où les populations ont suffisamment souffert.
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