Il y a des Serbes qui vivent en Croatie, des Croates qui vivent en Serbie, des Monténégrins qui vivent en Macédoine et des Slovènes qui vivent en Bosnie-Herzégovine, le tout agrémenté d'adeptes de l'Église orthodoxe serbe, russe et catholique romaine, de musulmans et de protestants. Pour nous, les néophytes du sujet, tout ce brassage de populations ne constitue en définitive qu'une sorte de grande salade russe. Nous avons donc décidé de tenter de comprendre le pan de ces nationalités qui nous touche et avec lequel nous avons un dénominateur commun, la société juive. Après avoir été à la rencontre de la communauté de Croatie (voir SHALOM Vol. 37), nous avons visité celle de Yougoslavie où nous avons été accueillis par son président, ACA SINGER, un octogénaire survivant de la Shoa, ancien déporté d'abord par les nazis puis par Tito, qui mène sa communauté avec une vigueur, une détermination et une lucidité que de nombreux jeunes lui envient.
Pouvez-vous en quelques mots nous brosser un tableau de la situation actuelle de la communauté juive yougoslave ?
Nous comptons actuellement dix communautés dont la plus importante est celle de Belgrade et la plus petite celle de Pristina, au Kosovo, qui vit actuellement en exil à Belgrade et qui regroupe une quarantaine de personnes. Avant la Deuxième Guerre mondiale, la Yougoslavie comptait 80'000 Juifs, dont 65'000 ont été assassinés pendant la Shoa. Après la guerre, 15'000 sont revenus ici mais la moitié est allée vivre en Israël. Il est important de souligner que bien qu'étant sous un régime communiste, Tito avait autorisé les Juifs désirant émigrer en Israël à partir librement. Mais afin que vous puissiez comprendre notre position actuelle et dans quel esprit nous conduisons notre vie communautaire, je dois évoquer ici un certain nombre de faits se rapportant à la vie juive d'avant la Shoa. A l'époque, nous n'étions pas une société pratiquante, mais nous avions une très forte activité sioniste. Le Hachomer Hatsaïr, mouvement de jeunesse sioniste de gauche, était très important, mais il y avait aussi le Betar, mouvement sioniste de la mouvance de Jabotinsky, dont je faisais partie. En 1941, lors de l'occupation de la Yougoslavie par les forces de l'Axe, tous les jeunes Juifs avaient décidé de rejoindre la résistance menée par les communistes et de mettre de côté toutes leurs divergences idéologiques. Il faut savoir qu'il y avait beaucoup de Juifs très actifs qui détenaient des postes importants au bureau central des partisans communistes. Je ne peux pas dire que le fait d'être juif constituait un grand avantage, mais il n'y avait pas d'antisémitisme et nous pouvions mener une vie juive normale en disposant d'une synagogue, d'un rabbin, etc. Le communisme yougoslave n'était pas aussi rigoureux que celui appliqué dans les autres pays d'Europe de l'Est. C'est donc dans cet esprit à la fois communiste et libéral que ce qui restait de notre communauté a pu survivre jusqu'à aujourd'hui.
La situation actuelle de notre communauté m'inquiète beaucoup. En effet, je pense que nous sommes en voie de diminution rapide étant une communauté vieillissante à l'assimilation galopante. De plus, une bonne partie de nos jeunes sont partis vivre en Israël, comme c'est le cas par exemple pour toute ma descendance dont tous les membres, authentiquement juifs, vivent en Israël. Malheureusement, dans l'ensemble, notre jeunesse n'est pas intéressée par les questions juives et la vie communautaire. Certains n'ont de contact avec la communauté que parce qu'ils touchent une bourse d'études d'une œuvre philanthropique juive britannique. Comme je vous l'ai dit, j'ai 80 ans et l'un des buts de ma vie est de tout mettre en œuvre pour que la vie juive et communautaire puisse continuer longtemps. Malheureusement, je suis animé par une forme d'idéalisme juif totalement désintéressée qui n'existe pour ainsi dire plus chez nous.
Pensez-vous qu'avec le temps, les autres communautés de Serbie seront appelées à disparaître et qu'elles seront progressivement intégrées à celle de la capitale, Belgrade ?
Une telle possibilité existe effectivement, ne serait-ce que pour des raisons économiques. De plus, un certain nombre de nos coreligionnaires vivent dans des endroits très isolés un peu partout à travers le pays, où ils n'ont aucune vie juive. Cela dit, concernant la présence juive à Belgrade, je dois vous dire que pendant la dernière guerre qui s'est déroulée ici, nous avons évacué toute la communauté juive de Bosnie vers Belgrade, soit environ 1200 personnes, et ni les Serbes ni les Musulmans ne se sont opposés à cette opération. Toutefois, ils ne sont pas restés ici et sont partis s'établir en Israël ou en Amérique.
En votre qualité de leader de la communauté juive de Yougoslavie, vous devez certainement avoir des rapports directs avec les autorités. Cela était-il aussi le cas à l'époque de Milosevic ?
Après avoir passé une bonne partie de ma vie dans des camps de concentration (Auschwitz et d'autres), puis comme prisonnier politique et ensuite simplement comme détenu d'un camp de travail sans avoir été jugé, j'ai finalement pu entamer ma carrière comme employé de banque. Progressivement, je suis devenu directeur général de l'une des plus importantes banques de Yougoslavie et en tant que tel, je jouissais d'un grand prestige et d'une excellente réputation dans les milieux professionnels. Milosevic, pour sa part, était aussi directeur de banque et nous nous connaissions bien. En ma qualité de dirigeant de la communauté juive, j'étais souvent invité à des réceptions gouvernementales. Un jour, au cours de l'une de ces réceptions, Milosevic m'a dit en plaisantant: "Singer, pourquoi t'occupes-tu des affaires juives plutôt que de celles de la banque ?". J'ai saisi la balle au bond et lui ai répondu que je voudrais qu'il m'accorde un rendez-vous pour que je puisse lui expliquer la chose. Après quelque temps, il m'a effectivement reçu. Je lui ai raconté que nous avions deux problèmes majeurs, d'une part la récupération des biens communautaires spoliés et d'autre part la libre publication et la circulation d'ouvrages antisémites. Il a réagi très positivement et est intervenu auprès du Gouvernement serbe pour les questions de la récupération des biens et auprès du procureur de l'État pour le sujet relatif aux publications antisémites. Malheureusement, les deux interventions sont finalement restées sans effets. La question des biens juifs spoliés tant communautaires que privés n'est de loin pas réglée. Depuis l'arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement le 5 octobre 2000, elle fait l'objet de différents projets de loi qui touchent aussi les avoirs des autres communautés religieuses. Pour l'instant, cette nouvelle législation passe du bureau d'un ministre à l'autre, de celui des Affaires religieuses aux Finances en passant par le Ministère de la Justice. Elle n'a pas encore été soumise au Parlement et semble bien loin de l'être. Tout indique que la question légale est secondaire et qu'en fait, le Ministère des Finances met tout en œuvre pour ne pas se trouver dans l'obligation de rembourser des avoirs alors que les caisses de l'État sont vides. Aujourd'hui, les bureaux de la communauté sont situés dans un immeuble qui lui a été partiellement restitué et dont, néanmoins, une partie est soumise à un loyer. Je ne peux pas dire que Milosevic soit antisémite. Il m'a confié qu'il ne savait pas grand chose sur les Juifs et je lui ai offert un livre d'Histoire juive.
Depuis la révolution du 5 octobre 2000, nos relations avec le gouvernement sont bonnes et régulières, bien que la communauté juive ne constitue pas le souci majeur. Mais afin d'illustrer la qualité de nos relations, je citerai pour terminer un extrait du discours du président de la Yougoslavie, le Dr Vojislav Kostunica, qu'il a tenu à la synagogue de Belgrade lors de sa visite à l'occasion de Yom Hashoa le 8 avril 2002: "L'Histoire n'a jamais été indulgente avec les Juifs et avec les Serbes. Nous avons tous deux partagé l'esclavage et l'exil. Il n'est pas du tout dans mes intentions de mesurer ou de peser les souffrances. Toutefois, je voudrais que vous me croyiez lorsque je dis que nos souffrances n'ont pas été beaucoup moins dures que les vôtres. Je dis cela parce que nos blessures les plus récentes sont encore fraîches et ne sont pas encore cicatrisées, bien qu'elles ne soient pas aussi profondes que les blessures juives. Je suis persuadé qu'aujourd'hui, nous, Juifs et Serbes, pouvons espérer ensemble !"
Cette déclaration est de bon augure pour l'avenir de nos relations avec nos compatriotes non-juifs, bien que l'antisémitisme soit bien plus virulent qu'à l'époque du communisme. Quant à l'avenir de notre communauté, je ne vous cache pas que je suis très inquiet, bien que je perçoive quelques frémissements positifs.
BILTEN JEVREJSKI PREGLED
BILTEN, le petit pamphlet mensuel de la Fédération des Communautés juives de Yougoslavie, constitue le seul lien direct et effectif du leadership avec chaque famille à travers le pays. En effet, tous les foyers dont les noms figurent sur les registres des communautés reçoivent ce bulletin et sont ainsi tenus au courant de l'évolution de la vie communautaire. Il existe des centaines de publications de la sorte dans les communautés juives du monde entier, toutefois celle-ci a une histoire particulière. En effet, Bilten a été fondé il y a dix ans, au début de la guerre des Balkans, avec pour but de maintenir un lien entre les institutions communautaires et leurs membres. Durant toute la période des hostilités, c'était le seul moyen d'information disponible sur les services et les activités communautaires ainsi que sur les développements des communautés.
Le bulletin sort la première semaine de chaque mois et comporte à chaque fois vingt-quatre pages. Outre les nouvelles communautaires à proprement parler, il traite brièvement de l'actualité en Israël et dans le monde juif en général, de religion, de traditions et naturellement d'antisémitisme. Il comporte également un bref résumé des principaux articles en anglais. Tous les collaborateurs travaillent volontairement, conscients du rôle majeur de cette publication. A ce sujet, son rédacteur en chef, Aleksandar Gaon, lui-même journaliste professionnel, nous a notamment déclaré: "Notre petit bulletin revêt une importance primordiale, car il constitue un témoignage écrit de notre présence et de nos activités. Nous sommes une communauté en voie d'assimilation rapide et il se peut que demain, nous ayons disparu. Seuls resteront les témoignages que nous aurons publiés. Ce qui ne sera pas paru chez nous n'aura simplement pas existé et sera avalé dans l'oubli du temps qui passe."
Bilten tire à 1500 exemplaires expédiés non seulement à toutes les adresses juives de Yougoslavie, mais aussi à des Juifs d'origine yougoslave qui vivent en Israël ou à l'étranger, à des institutions gouvernementales ainsi qu'aux principales autorités ecclésiastiques du pays.
RÉALISME ET OPTIMISME
DAVOR SALOM, le secrétaire de la Fédération des communautés juives de Yougoslavie, est un réaliste. Il effectue son importante mission auprès de la communauté sans illusions, avec lucidité, la tête pleine d'idées et un espoir illimité. En effet, il est conscient que tout est à faire, à reprendre à zéro, mais qu'il ne saurait être question de mettre en place une révolution religieuse ayant pour but de transformer la communauté existante en une entité pratiquante, voire orthodoxe. Comme dans les autres pays des Balkans, la communauté juive de Yougoslavie a toujours vécu une forme de "judaïsme sans Torah". Cela peut sembler contradictoire, mais c'est l'expression d'un style de vie juive qui se limite à l'appartenance à une communauté d'esprit, ce qui certes donne certains droits mais n'implique aucun devoir ni engagement, en particulier en ce qui concerne la pratique religieuse. Un simple fait illustre bien la manière dont cet état de choses était vécu dans la réalité: dans les camps de vacances juifs, de grandes théories sur le judaïsme étaient énoncées alors que Shabbat n'était même pas marqué par un simple allumage de bougies. Lorsque, dans le cadre d'un programme éducatif, Davor Salom a introduit l'allumage des bougies pour accueillir l'entrée du Shabbat, il a été accusé d'organiser un "lavage de cerveau religieux". Mais outre l'absence d'une éducation juive à proprement parler, l'éducation à la mémoire est aussi défaillante. Sous Tito, plusieurs centaines de personnes participaient aux commémorations de la Shoa et en Yougoslavie, il y avait quinze sites d'exterminations. Or la jeunesse d'aujourd'hui ne vient plus à ce genre de manifestations. Les problèmes sont nombreux, ils vont de la question éducative à la gestion financière de la communauté en passant par la simple introduction de systèmes démocratiques au sein des assemblées générales des communautés, etc.
Mais Davor Salom n'est pas fataliste, il agit et réagit. D'ailleurs, son parcours de vie est semé de défis auxquels il a toujours fait face avec courage. Né d'un père juif et d'une mère non-juive, il a décidé à l'âge de 32 ans de se convertir au judaïsme et de subir une circoncision. Il est parti en Israël où, parallèlement à son travail, il a poursuivi des études de judaïsme très poussées dans le cadre de l'Université hébraïque de Jérusalem. Afin de faire face à son nouveau défi, soit la restructuration de la vie juive en Yougoslavie, en particulier sur le plan éducatif, Davor Salom a décidé de prendre le taureau par les cornes. Il vient de soumettre à une organisation juive éducative israélienne un plan détaillé pour la création d'un véritable centre éducatif juif à Belgrade. Celui-ci comprendrait non seulement un Talmud Torah et un jardin d'enfants, mais aussi un club Maccabi et un centre de formation pour les professeurs. Il a le soutien total du rabbin qui, malgré sa formation orthodoxe, est conscient du fait que les membres de sa communauté sont très laïcs et que la mise en place de la vie juive complète est un long processus. L'existence d'un centre éducatif en tant que tel est bien entendu insuffisant, encore faut-il que les parents acceptent d'y envoyer leurs enfants.
Il semblerait qu'il existe aujourd'hui un début d'intérêt au sein des familles qui souhaiteraient donner à leurs enfants une identité juive plus fournie que celle qu'ils ont reçue. Au moment de nous quitter, Davor Salom nous a dit: "Malgré toutes les difficultés, je suis optimiste quant à l'avenir de la vie juive en Yougoslavie. Comme tous les groupements religieux du pays, nous ne jouissons pas d'une reconnaissance officielle, ce qui implique que nous n'avons droit à aucune aide gouvernementale. Bien que ceci constitue une difficulté supplémentaire, je suis convaincu que notre communauté va lentement mais sûrement se transformer et se tourner vers une vie juive plus active et plus pratiquante. N'oublions pas que pendant 60 ans, nous n'avons pour ainsi dire eu aucune vie juive. S'il est vrai que tout est à faire, il est encore plus vrai que tout peut être fait."
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