La vie juive en Yougoslavie vit d'une certaine manière à une époque charnière de son histoire, qui se situe entre un passé récent mouvementé, une tradition somme toute assez laïque et un frémissement de renouveau religieux. Pour nous en parler, nous avons rencontré le Grand-rabbin de Yougoslavie et de Macédoine, ISAAK ASSIEL. Né à Belgrade, le rabbin Assiel connaît très bien la mentalité locale et a suivi pendant sept ans une solide formation rabbinique à la yéshivah d'Alon Shvout à Goush Etzion, en Israël. En 1995, il est entré en fonctions en qualité d'adjoint du Grand-rabbin Tsadik Danon et, lorsque celui-ci a pris sa retraite en 1997, le rabbin Assiel a été intronisé dans ses fonctions de grand-rabbin. Il a accédé à ce poste à un moment où la situation du pays était particulièrement troublée. La guerre faisait rage et le rabbin Assiel s'est alors fait un devoir de visiter toutes les communautés en difficulté en Bosnie, au Kosovo ainsi que dans d'autres régions situées à quelques kilomètres du front. Lors de certains shabbatoth qui se déroulaient souvent sans eau ni électricité, sa seule présence apportait un certain réconfort aux communautés éprouvées.
Avant de nous parler de la vie religieuse d'aujourd'hui en ex- Yougoslavie, pouvez-vous en quelques mots nous dire comment celle-ci se passait pendant la guerre des Balkans ?
Curieusement, je dois reconnaître que la situation m'a en quelque sorte rendu service. En effet, de nombreuses personnes désorientées ont cherché à se rapprocher de leurs compagnons d'infortune avec lesquels ils avaient un point commun. Se souvenant qu'elles étaient juives, elles se sont alors présentées à la communauté et à la synagogue. Pendant la guerre, c'est-à-dire de 1995 jusqu'au début des bombardements de l'OTAN en mars 1999, nous avons connu une période d'activité très intense. J'ai ainsi donné 1300 cours de judaïsme, soit pratiquement 330 par an. A cette époque, le fossé qui existait entre nos membres laïcs et la religion en tant que telle avait pour ainsi dire disparu. Les gens se posaient beaucoup de questions sur D', la vie, la prière et n'avaient qu'une seule source de réponse: le judaïsme. La communauté était plus unie qu'aujourd'hui car, pour un grand nombre de Juifs, c'était le seul endroit où ils pouvaient partager leurs angoisses et leurs peines. Nous vivions alors dans une atmosphère communautaire toute particulière.
Pour ma part, j'ai vécu une expérience singulière puisque j'ai été incorporé par erreur dans l'armée yougoslave. Suite à plusieurs interventions venues du rabbinat d'Israël et même du patriarche de l'Église orthodoxe yougoslave, j'ai notamment obtenu une permission de 11 jours pour Pessah. Lorsque je suis arrivé à la synagogue, j'ai été particulièrement ému et surpris de voir qu'elle était remplie jusqu'au dernier rang. Ceci était d'autant plus touchant que les bombardements de l'OTAN avaient déjà commencé et que, malgré cela, les fidèles s'étaient fait un devoir de venir à la synagogue. Pendant toute la période des bombardements, nous avons tenu des offices chaque shabbat bien qu'il n'était pas rare que l'électricité soit coupée et que nous priions dans le noir. Malheureusement, pendant la guerre, j'ai dû enterrer de nombreux coreligionnaires, en particulier à Novi Sad où les pilonnages ont fait beaucoup de dégâts. Comme vous pouvez l'imaginer, au début, je n'étais pas très heureux d'avoir été incorporé. Or il s'est avéré que le fait d'être en uniforme avec une kippa a eu un effet extrêmement bénéfique. Il faut bien comprendre qu'en général, les Serbes ne sont pas antisémites. Toutefois, lors des bombardements de l'OTAN, les nationalistes serbes se sont précipités à la télévision en disant que les dirigeants américains comme Madeleine Albrigtht et le secrétaire de la Défense d'alors, William Kohen, avaient ourdi un complot juif contre le peuple serbe. Le Patriarche serbe, le Mufti, l'Évêque de l'Église catholique romaine et moi-même avons alors signé un appel pour la paix. La signature conjointe de cette proclamation a été retransmise à la télévision nationale et sur CNN. Le fait que je porte l'uniforme de l'armée yougoslave a, en un clin d'œil, démoli toutes les théories du "complot juif anti-serbe" dont il n'a plus jamais été question en rapport avec les bombardements. La preuve était faite que les Juifs sont des patriotes et plus personne ne s'est élevé, du moins officiellement et publiquement, contre notre communauté. Je saisis cette occasion pour dire que M. Milosevic s'est toujours conduit de façon très correcte avec nous. Je dois aussi souligner le fait que lorsque nous avons fait venir les Juifs de Bosnie afin de les sortir de la zone de guerre, un grand nombre d'entre eux n'avaient pas de passeports. Malgré cela, la police de Milosevic leur a donné des permis d'établissement sans faire de difficultés. J'aimerais également rappeler que mon épouse, qui est américaine, se trouvait pendant toute cette période à Belgrade et qu'elle n'a subi aucune manifestation d'hostilité, bien que tout le monde ait eu connaissance de sa nationalité. Je peux vous affirmer qu'être rabbin dans un pays en guerre est bien plus difficile qu'en temps de paix: chaque mot est pris en compte, pesé et peut se retourner contre la communauté juive.
Quelle est votre appréciation de la vie juive actuelle en Yougoslavie et en Macédoine ?
Je vous parlerai d'abord de la Macédoine où il n'y a plus que 200 Juifs. J'y passe en moyenne un Shabbat par mois et je tente d'apporter aux fidèles un minimum de vie juive et de réconfort. A Skopje, il y a toujours une synagogue. Les Juifs qui vivent encore à Belgrade sont en moyenne assez âgés et je dirai que plus de 70% de notre communauté sont constitués de retraités. Une grande partie de nos forces vives sont allées vivre ailleurs, la majorité en Israël. Je passe beaucoup de mon temps à la publication et à la traduction de livres religieux afin de les rendre accessibles au plus grand nombre de personnes. Il ne s'agit pas uniquement de livres de prières mais d'ouvrages sur le mode de vie juif, sa conception philosophique, etc. La majorité des cours que je donne ont lieu Shabbat. Mon équipe, à savoir le ministre officiant et le shammash (bedeau), sont des jeunes que j'ai formés. Depuis que je suis en poste, j'ai procédé à un nombre impressionnant d'enterrements et malheureusement seulement à trois ou quatre mariages et à deux ou trois Bar-Mitsvoth.
Quelles sont vos relations avec le Mufti et avec l'Église ?
Curieusement, elles sont excellentes. Lors du passage de M. Kofi Annan à Belgrade, nous avons été reçus ensemble par le Secrétaire général de l'ONU qui a été particulièrement étonné de voir le degré de notre bonne entente. Devant sa surprise, je lui ai dit: "cela fait déjà partie de nos traditions locales". En fait, je pense que c'est la guerre qui nous a rapprochés. D'ailleurs, nous sommes sur le point d'organiser un concert œcuménique où des chants traditionnels chrétiens, musulmans et juifs seront au programme. L'état de nos relations peut sembler quelque peu étrange dans un pays comme le nôtre, mais nous faisons tout pour qu'une atmosphère aussi positive que possible règne dans les contacts intercommunautaires.
Il est intéressant de constater que depuis la fin de la guerre, les dirigeants religieux sont de plus en plus appelés à déployer une activité diplomatique tant au niveau national qu'international. Je ne sais pas si cette tâche est vraiment utile, mais elle nous permet de renforcer notre image et l'état de nos relations avec la classe politique du pays.
Comment voyez-vous l'avenir de votre communauté ?
La situation ici est assez volatile. En effet, si nous avons connu un regain d'activités et même de religiosité pendant la guerre, les choses se sont calmées une fois les hostilités terminées. Avant les bombardements, j'avais établi un véritable Talmud Torah qui fonctionnait assez bien. Mais en raison de l'exode de la jeunesse juive qui s'est déroulé pendant les bombardements, mon Talmud Torah a disparu et je n'ai pas pu le rétablir. Quant à l'avenir, j'espère être en mesure d'ouvrir un jardin d'enfants juif. Je crois que nos besoins essentiels aujourd'hui se situent au niveau de l'infrastructure communautaire et je mets tout en œuvre afin d'offrir à nos membres des activités qui se déroulent dans un cadre agréable. C'est pourquoi j'ai entrepris l'installation d'une salle polyvalente dotée de deux véritables cuisines cachères (lait et viande) sous la synagogue, car je pense qu'en créant un lieu de rencontre chaleureux, nos fidèles se rapprocheront de la communauté. Ceci me permettra de mettre progressivement en place un certain nombre de programmes liés à Shabbat, aux fêtes et à l'éducation juive. Étant également "shohet" (sacrificateur rituel), nous avons de la viande cachère, par conséquent tous les événements communautaires sont cachers et environ 15 familles se nourrissent exclusivement de cette façon. Sur le plan de la fréquentation des offices, celle-ci varie selon les saisons. En été, nous accueillons entre 50-100 personnes alors qu'en hiver, nous ne sommes que 10-20. Cela est simplement dû au fait que lorsqu'il fait froid, les gens hésitent à sortir de chez eux et que la synagogue n'est pas bien chauffée..., lorsqu'elle l'est ! Comme partout, l'avenir est incertain, mais je fais tout pour que les Juifs de Yougoslavie puissent avoir une vie religieuse adaptée aux besoins et aux réalités de notre pays.
LA JEUNESSE JUIVE
"Au royaume des aveugles, le borgne est roi". Ce vieil adage s'applique particulièrement bien au leadership de la jeunesse juive en Yougoslavie. En effet, toute l'éducation juive est entre les mains de quelques moniteurs qui, bien que motivés, disposent en fait d'un savoir juif très limité. Cela n'est bien entendu pas de leur faute étant donné qu'ils n'ont bénéficié d'aucune formation correcte. Ils participent de temps en temps à des séminaires en Hongrie ou en Israël, où ils acquièrent une certaine base, nettement insuffisante. En raison de la guerre et surtout du fait que la communauté juive se considère avant tout "laïque", il n'existe en Yougoslavie aucune école juive, aucun jardin d'enfants ni même de Talmud Torah. L'éducation juive passe exclusivement par le biais de "clubs" répartis par groupes d'âge entre 6 et 26 ans. Dans le cadre de ces activités somme toute ludiques, les thèmes traités portent notamment sur la signification des fêtes juives, un peu d'histoire, ce qu'est l'antisémitisme, comment le combattre et vivre son identité juive dans une société qui ne l'est pas et comment ne pas se sentir comme une "curiosité". A ce sujet, il est intéressant de noter que les dirigeants de la jeunesse ne sont absolument pas intéressés par les questions touchant à la Shoa. Ce phénomène est peut-être dû à une sorte de traumatisme provenant de la guerre des Balkans qu'ils ont vécue pendant leur adolescence.
Lors de notre rencontre avec certains leaders de la jeunesse et des étudiants, dont Dunja Pasajlic et Dimitrije Gaon, ceux-ci nous ont révélé qu'ils ressentaient un grand besoin d'être en contact avec d'autres jeunes Juifs à travers l'Europe et d'être acceptés comme membres à part entière dans la grande famille des étudiants juifs. Non seulement ils cherchent à faire de nouvelles connaissances et à échanger des informations, mais leur but est aussi de trouver des partenaires pour la vie, car le nombre de candidats juifs présents en Yougoslavie est assez limité. Tous les jeunes sont attirés par Israël, en tout cas sur le plan de la curiosité intellectuelle.
Comme l'ensemble de la société juive de Yougoslavie, la jeunesse juive est à la croisée des chemins. Elle sort d'une époque troublée, se cherche et, avec une aide appropriée des organisations juives qui se vantent de vouloir promouvoir l'éducation juive, elle pourra se retrouver sur une voie qui permettra demain à la communauté juive de Yougoslavie de survivre. Cette communauté a la chance d'avoir un jeune rabbin originaire du pays, remarquablement bien formé, dynamique et entreprenant, dont la présence et l'action constituent une source d'espoir pour le futur.
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