C'est aujourd'hui seulement que Simeon Solomon, peintre juif de l'Angleterre victorienne, se voit accorder la place qui lui revient dans l'histoire de l'art. Son œuvre remarquable comporte d'une part des scènes de la vie juive quotidienne et cérémonielle d'un réalisme poignant et d'autre part, des visions mystiques, symbolistes de jeunes gens et de rabbins méditatifs. L'exposition récente au Musée juif de Londres, intitulée «From Prodigy to Outcast: Simeon Solomon, Pre-Raphaelite Artist», a été une véritable révélation. Elle montre qu'il était, par divers aspects, l'égal des plus célèbres peintres britanniques pré-raphaéliques, tels Dante Gabriel Rossetti, Edward Burne-Jones et William Holman Hunt. Tous eurent la plus grande estime pour l'œuvre de Solomon à ses débuts mais l'abandonnèrent à son sort lorsque le scandale public éclata.
De son vivant et après sa mort, l'artiste fut en butte à l'injustice et aux préjugés. Les critiques victoriens se montrèrent rarement capables de porter un regard objectif sur son œuvre. Ainsi, en 1872, le critique du Times se déclare choqué par ce qu'il appelle «un côté efféminé et un mysticisme morbide», remarque reprise un siècle plus tard par un éminent critique d'art anglais, qui en 1983 déplore «la mélancolie malsaine et sexy de… Simeon Solomon». A une époque où un artiste juif pouvait s'attendre au mieux à une condescendance bienveillante et au pire à un antisémitisme non déguisé, Solomon affichait un judaïsme flamboyant et de surcroît, ne cachait pas son homosexualité. Tout cela en fit - jusqu'à nos jours parfois - un personnage fort vulnérable dans l'histoire de l'art. Heureusement, le peintre semble enfin reconnu à sa juste valeur.
Simeon Solomon est né à Londres en 1840 dans une famille prospère. Sa mère, Kate Levy, faisait de la peinture et deux de ses six frères et sœurs, Abraham et Rebecca, devinrent des peintres estimés. Après avoir étudié l'art à l'atelier de son frère Abraham dès l'âge de dix ans, Simeon fut reçu en 1855 à la Royal Academy School. Il y eut comme maître Solomon Hart, un peintre connu pour ses scènes de synagogue. De cette période, deux cahiers de croquis ont été conservés. On y découvre des dessins inspirés de scènes bibliques, fortement marqués par l'influence des primitifs italiens et par ses contemporains pré-raphaéliques. Il y a là un «Roi David dansant devant l'Arche» vivant, hardi et primesautier, un «Samson et Dalila» magnifiquement saisi et remarquable par le souci du détail, un audacieux «Joseph rencontrant Jacob», une représentation éthérée de «Abraham et les Anges», se restaurant à l'ombre des palmiers; les dessins révèlent une imagination féconde, une grande vivacité d'esprit et un exquis coup de crayon.
L'année 1858 marque un tournant décisif pour l'artiste, âgé alors de 18 ans: il rencontre Dante Gabriel Rossetti qui l'invite à travailler dans son atelier et il présente à l'exposition d'été de la Royal Academy un croquis d'inspiration biblique, «Isaac sacrifié». Edward Burne-Jones va jusqu'à déclarer que le jeune Solomon est «le plus grand artiste de nous tous: comparés à vous, nous sommes de simples écoliers». Une photographie datant des années 1860 nous montre un Solomon barbu, coiffé d'un turban blanc et portant une tunique richement brodée. Le peintre avait en effet l'habitude de paraître ainsi, attifé d'un costume oriental ou grec, aux rencontres artistiques. Il y était connu pour son «charme enjoué» et la manière dont il «provoquait les rires déchaînés de ses compagnons avec son étrange et débordante imagination». Comme l'a écrit Alisa Jaffa, les pré-raphaéliques et leur cercle «l'adoptèrent comme une espèce de mascotte, l'appelant our little jew-jube». Cette façon de parler partait peut-être d'une intention affectueuse, mais il ne fait pas de doute qu'elle était empreinte d'une note condescendante à l'égard de ce jeune homme affichant ostensiblement son judaïsme et son homosexualité, doté d'un humour scandaleux et se pavanant la plupart du temps dans un attirail exotique. (Au moment de l'épreuve, quand il fut arrêté en 1873, tous ses «amis», pratiquement, lui tournèrent le dos.)
Un bel «Autoportrait» au crayon de 1859 (qui se trouve actuellement à la Tate Gallery) - curieusement moderne par son réalisme incisif - présente Solomon comme un honnête jeune homme, profondément sensible, doté de grands yeux et de traits délicats. Un autre «Autoportrait» au crayon de 1865 (actuellement à l'Art Institute de Chicago) constitue un tour de force mettant en évidence sa maîtrise du trait: une superbe couronne de cheveux auréole un visage à l'expression renfermée, méditative.
En 1862, des dessins représentant dix cérémonies juives furent publiés dans une série photographique. (En 1866, ils furent reproduits comme gravures dans le magazine «The Leisure Hour» sous le titre «Juifs d'Angleterre».) Ces dessins méritent d'être mieux connus et le Musée juif de Londres a en effet l'intention de les republier sous forme de posters ou de cartes postales (initiative bienvenue !). Ils constituent un document rare, décrivant de façon évocatrice les Juifs anglais de la classe moyenne victorienne (sans nul doute semblables à la famille de Solomon): on les voit attablés lors d'un repas familial, rassemblés pour une circoncision, allumant les bougies de shabbat, en procession à la synagogue, pendant une shiva, abîmés dans la prière à Yom Kippour, etc. Le réalisme subtil de ces œuvres choqua certains critiques juifs contemporains, qui préféraient voir ces scènes juives traitées de manière plus conventionnellement romantique et exotique. Mais Solomon avait imprégné ces images ténébreuses d'une atmosphère de révérence et de crainte en laissant parfois le blanc lumineux du papier de fond se détacher de façon éclatante: il en est ainsi des bougies allumées à Hanouka et également des châles de prière blancs ressemblant à des linceuls dans la scène du Jour de Kippour.
La majeure partie de l'œuvre de Solomon est traversée par une touche d'homo-érotisme certes légère mais néanmoins intense. Par exemple, des dessins de ses premiers cahiers de croquis mettent en scène David et Jonathan s'étreignant et se regardant avec beaucoup de tendresse. Dans un dessin au crayon datant de ses débuts figure un David nu dansant (sujet qu'il reprit sous diverses formes), les bras tendus et la tête fièrement levée vers le haut: c'est une célébration du corps mâle, plein d'une grâce sensuelle. En 1878, ses «Huit esquisses» pour le «Cantique des Cantiques» furent publiées comme portefeuille photographique; les sinueux dessins de figures androgynes stylisées transcendent la séparation - selon lui fallacieuse - entre amour sexuel et religieux. Dans ces dessins et dans bien d'autres peintures symbolistes de jeunes hommes solitaires, Solomon célèbre (comme William Blake) «le divin corps humain».
En 1873, Solomon fut arrêté et jugé pour rapports homosexuels dans un lieu public. Il reçut une amende de 100 livres sterling mais ne fut pas emprisonné. Cet épisode mit fin à sa carrière. Ses amis artistes prirent leurs distances, il ne lui fut plus possible d'exposer à la Royal Academy ou dans des galeries commerciales de Londres. En revanche, sa famille ne le rejeta pas et bien qu'il refusât tout soutien financier, il est probable qu'elle l'aida à trouver des commandes artistiques privées. A partir de ce moment, il commença à s'adonner à la boisson, sombrant petit à petit dans une vie de clochard, couchant sur la dure, vendant des allumettes et des lacets de chaussures, ce qui lui permettait tout juste de subsister. Il finit par être interné pendant un temps dans un asile pour malades mentaux bien qu'il ne fût pas dément. Il passa les deux dernières décennies de sa vie à l'hospice St Giles de Holborn, à Londres, où il mourut en 1905.
L'œuvre maîtresse de Solomon est sans doute «Rabbin avec la Torah» de 1871, l'éclatante peinture à l'huile d'un jeune homme aux yeux à moitié clos, plongé dans une extase visionnaire et embrassant les rouleaux de la Loi dans la synagogue tandis qu'un personnage fugace (peut-être sa mère) l'observe depuis la galerie supérieure.
Même après sa disgrâce publique et sa chute dans la misère, il continua à faire des dessins et des peintures d'hommes juifs en prière (parfois aussi de chrétiens coptes). Deux portraits de rabbins (mélange de couleurs sur bois 1889 et aquarelle 1899) - figures imaginaires exotiques en costume oriental - nous bouleversent par leur expression d'amour souffrant et de sagesse impénétrable.
*Philip Vann est critique d'art et écrivain en Angleterre.
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