Éditorial - Automne 1999
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Un enfant - à quel prix ?
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Par le rabbin Shabtaï A. Rappoport *
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M. s’est mariée à l’âge de 35 ans. N’ayant pas eu d’enfant après plusieurs années de mariage, elle finit par demander une assistance médicale. Des examens révèlent que ses trompes de Fallope sont bouchées. En raison de son âge, le gynécologue exclut la possibilité d’une intervention chirurgicale et recommande la technique désormais routinière de la fécondation in vitro (FIV). Des ovules, prélevés chirurgicalement du corps de la mère, sont fécondés en laboratoire avec le sperme du père et les embryons ainsi produits sont ensuite réimplantés dans l’utérus de la mère.
M. et son mari s’inscrivent alors à un programme de FIV; afin d’y être admis, ils subissent une série de tests médicaux avec établissement de bilans complets. A ce stade, ils ont une entrevue avec le médecin responsable afin de décider du nombre d’ovules qui seront fécondés. En effet, ce traitement s’accompagne inévitablement du dilemme suivant: la probabilité d’une grossesse face au risque d’une naissance multiple. Le médecin leur explique que les chances de survie d’un embryon produit par FIV ne sont que de 15%. Afin d’assurer au maximum les chances d’une naissance, il faut implanter un nombre suffisant d’embryons dans l’utérus de M. Pour des femmes de plus de 40 ans, comme c’est le cas de M., il faut huit embryons au moins. Mais alors il y a le risque que M. se retrouve enceinte de trois ou quatre bébés viables.
Dans le cas de femmes plus jeunes, précise le médecin, on peut prélever un nombre plus élevé d’ovules, les féconder et ensuite les congeler (des ovules non fécondés ne peuvent être conservés par congélation). On réimplante alors quelques-uns des embryons dans l’utérus. En cas d’échec – si on n’obtient pas un viable -, on peut procéder à une nouvelle tentative avec les embryons congelés non utilisés, jusqu’à ce qu’on obtienne une grossesse réussie. Mais chez les femmes de plus de 40 ans, les embryons congelés ne donnent pas de bons résultats. Si la première tentative échoue, il faut prélever de nouveaux ovules du corps de M., ce qui est impensable, étant donné les difficultés rencontrées lors du prélèvement initial.
D’un autre côté, une grossesse multiple peut représenter une menace tant pour le bien-être des bébés que pour celui de la mère.
Le praticien offre donc la solution suivante: féconder huit à dix ovules et les implanter dans l’utérus de M. Dans le cas d’une grossesse multiple, il propose de «réduire sélectivement» le nombre des . En d’autres termes, avant le troisième mois de gestation, on injectera du chloride de potassium dans le péricarde des «en surnombre», causant ainsi leur mort quelques minutes plus tard. Ils sont ensuite absorbés par le corps de la mère.
M. et son mari sont donc obligés de prendre une décision. Doivent-ils suivre le conseil de leur praticien ? Après tout, se lancer dans une telle entreprise et subir tant de peines sans mettre toutes les chances de leur côté – en fécondant suffisamment d’ovules – leur semble injustifié.
Toutefois, au cas où M. concevrait trop d’embryons viables, sa grossesse comporterait plus de risques que la normale, les bébés pouvant êtres avortés spontanément, naître prématurément ou encore subir des dommages. La solution proposée par le médecin semble constituer une échappatoire raisonnable face au dilemme. Mais a-t-on le droit de tuer les fœtus «en surnombre» ?
La question de savoir si avorter un de moins de six semaines constitue ou non un meurtre est débattue par les sages de la Halakha. Deux des plus grandes autorités halakhiques du XXe siècle déduisent à partir de l’explication d’une Michna par Maïmonide que l’avortement constitue effectivement un meurtre. La Michna (Ohalot chap. VII par. 6) stipule: «Lorsqu’une femme a un accouchement difficile (et que sa vie semble menacée), on doit dépecer le bébé dans son utérus et ainsi l’extraire, parce que la vie (de la mère) a préséance sur la sienne.» Il faut souligner que tout précepte de la Torah peut et doit être transgressé quand il s’agit de sauver une vie, excepté les interdits portant sur l’idolâtrie, l’inceste (adultère inclus) et le meurtre (Sanhédrin 74a). Par conséquent, dans la mesure où l’avortement n’est pas considéré comme un meurtre, il est évident qu’on a le droit d’y recourir pour sauver la vie de la mère.
Toutefois, Maïmonide interprète de façon différente l’autorisation d’avorter dans un tel cas (Lois sur le meurtre chap. I par. 6-9). Il existe une exception à la loi stipulant qu’on ne peut pas sauver sa vie par un meurtre: dans le cas où un individu poursuit (rodef) un autre individu afin de le tuer, il doit être tué en premier. «C’est pourquoi les sages ont établi que dans le cas d’un accouchement difficile, il est permis de découper le bébé dans l’utérus de sa mère… parce qu’il est considéré comme un ‘rodef’ – un poursuivant - qui menace sa vie.» Le rav Hayim Soloveitchik de Brisk (dans son commentaire de Maïmonide) et le rav Moshé Feinstein (Igrot Moshé Hoshen Mishpat 2e partie responsa CXIX) concluent que si Maïmonide a jugé nécessaire de justifier l’avortement par la loi du ‘rodef’, c’est qu’il considérait l’avortement comme un meurtre. Le rav Moshé Feinstein prouve par la suite que cette opinion est adoptée par toutes les autorités talmudiques classiques et qu’elle découle logiquement du commentaire de Maïmonide.
Il y a une nette distinction entre la permission de tuer un ‘rodef’ et le droit de transgresser toutes les autres lois en cas de menace pour la vie. Selon le Talmud (Yoma 85b), tuer un individu est autorisé uniquement lorsqu’il est absolument certain qu’il est sur le point de supprimer une autre vie. Mais on n’a pas le droit de le tuer en se fondant uniquement sur une présomption quant à ses intentions meurtrières. Toutes les autres lois, en revanche, doivent être transgressées, même sur la base du soupçon le plus léger d’une menace pour une vie humaine. Selon Maïmonide, un bébé peut donc être avorté uniquement en présence d’un danger immédiat et concret pour la vie de sa mère.
Certes, cette règle vaut uniquement pour un viable. Même la suppression d’un bébé déjà né mais non viable (appelé en hébreu ‘ben shmona’, c’est-à-dire un bébé né prématurément) n’est pas considérée comme un meurtre (Sanhédrin 84b). D’ailleurs, on n’a pas le droit de transgresser le shabbat pour prolonger sa vie (Shabbat 135a). Un tel peut être avorté afin d’éviter ne fût-ce que le plus léger risque à la mère.
Nous pouvons donc conclure qu’une grossesse multiple présente le problème suivant: s’il y a un danger imminent et concret pour la vie de M., la suppression de quelques-uns des sera permise. Mais ce risque devrait être évité a priori. Une personne ne doit pas se mettre elle-même dans une situation dangereuse pour sa vie. Si les sont tellement nombreux qu’il est certain qu’ils ne pourront être tous viables, il sera également permis d’en avorter certains, afin d’assurer une gestation normale aux autres. Cependant, à partir du moment où le nombre réduit assure une chance raisonnable de survie aux restants, aucun d’eux ne pourra être avorté sous prétexte d’éviter des dommages aux autres. Mais si le nombre initial des est tel (en général quatre ou même cinq) qu’ils peuvent être viables sans présenter un danger imminent pour la vie de la mère, ils ne doivent pas être avortés.
En prenant en considération ces facteurs, l’interdiction de se mettre en situation de danger et l’interdiction de tuer, l’idéal pour M. serait la fécondation de moins d’ovules et l’implantation dans son utérus de moins d’embryons (six ou sept). Elle devrait s’en remettre – comme pour n’importe quelle grossesse – à la providence et espérer que D’ la bénira d’un enfant. Après tout, la croyance en la toute-puissance de la technologie humaine est fondamentalement erronée.
* Le rabbin Shabtaï Rappoport dirige la Yéshiva «Shvout Israël» à Efrat (Goush Etzion). Il a publié entre autres travaux les deux derniers volumes de "Responsa" rédigés par le rabbin Moshé Feinstein z.ts.l. Il met actuellement au point une banque de données informatisées qui englobera toutes les questions de Halakha. Adressez vos questions ou commentaires à E-mail: shrap@mofet.macam98.ac.il.
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