DORA HOLZHANDLER est réputée pour ses tableaux figurant amants enlacés, familles jouissant à la fois d’un repas solennel et détendu, femmes solitaires méditant, mères et enfants dans des jardins édéniques, rabbins contemplatifs. Ses peintures à l’huile se distinguent par leurs motifs complexes et sensibles, ses gouaches sont d’une tonalité sombre et brillante, ses aquarelles d’une extrême lucidité. Empreintes de grâce et de mutinerie, ses œuvres vibrent d’un humour candide. Le célèbre critique d’art Eric Newton la décrit de façon fort appropriée comme une «primitive fantasque». Elle vit dans le quartier de Holland Park à Londres et se définit comme une «mystique, fière de mes origines juives».
«Je suis née à Paris en 1928 de parents juifs réfugiés de Pologne», raconte-t-elle. «Mon père fabriquait des sacs à main et ma mère était couturière. A l’âge de quelques mois, on me plaça à la campagne, en Normandie, chez des parents adoptifs, probablement des catholiques. J’y demeurai pendant cinq années qui furent pleines de bonheur. Ma mère, que j’appelais "Maman Paris", venait me visiter régulièrement et un jour, elle me ramena à Paris. Ce fut pour moi un événement traumatisant; arrachée à une existence idyllique à la campagne normande, je fus soudain plongée dans l’étrangeté de la vie parisienne, au sein d’une famille juive nombreuse et pauvre.» Elle affirme qu’avoir été déracinée ainsi dans sa petite enfance lui a permis de juger plus objectivement la condition juive. D’un côté elle considère sa judaïté comme son patrimoine, d’un autre côté elle est capable de l’observer avec un certain détachement: «Pour moi, il s’agit encore d’une sorte de théâtre. C’est une des raisons, je pense, pour lesquelles je peins ces scènes (de la vie juive), afin de me les rendre intelligibles à moi-même.»
Un jour, un cousin donna à la fillette de cinq ans une boîte de chaussures contenant une petite poupée de plastique et une garde-robe. «Depuis ce temps, révèle Dora, je suis parfois enveloppée d’une espèce de félicité qui me fait voir l’univers comme une grande boîte à jouets où tout est minuscule et charmant», propos qui nous permettent de saisir la qualité essentielle de son œuvre, innocente et transfiguratrice à la fois.
«Je me souviens parfaitement de Zaida, le père de ma mère, des histoires qu’il me racontait dans le parc des Buttes Chaumont à Paris. Il n’était pas rabbin mais observait la religion avec beaucoup de ferveur. Peu après mon arrivée à Paris, ma mère et moi rejoignâmes mon père, mes demi-frères et ma demi-sœur dans le East-End de Londres. Notre appartement était situé juste en face d’une synagogue à Dalston.»
«Ma mère était vraiment le stéréotype de la dame juive originaire du shtetl polonais. Elle possédait un magnifique répertoire de jurons en yiddish ! Le jeudi, nous nous rendions au marché des volailles où le poulet était âprement marchandé, scène que j’ai peinte par la suite. Le vendredi midi, elle arrachait le foie du poulet, le lançait tel quel sur la flamme du gaz et me le donnait ensuite à manger. Le reste était pour le chat. Cela aussi est évoqué dans mes œuvres. La scène de ma mère allumant les bougies de shabbat forme un autre souvenir vivace. Il y avait une nappe blanche, nous mangions le bouillon de poulet et le ‘gefilte fish’. Après le calme et le vide relatif de mes premières années, la vie juive animée du East End m’a profondément marquée. »
«Bien plus tard, dans les années 50, mon mari, ma petite fille Hepzibah et moi-même sommes revenus nous installer dans le logis de mon enfance à Dalston. J’observais les cérémonies de mariages qui avaient lieu en face, et je les dessinais. J’ai toujours été intéressée par le judaïsme et j’ai peint de nombreux sujets juifs, mais c’est en l’étudiant d’un point de vue plus ésotérique que j’ai approfondi ma connaissance.»
En septembre 1939, comme des milliers d’autres enfants londoniens, Dora, alors âgée de 11 ans, fut évacuée à la campagne. «En quelques heures nous arrivâmes à Norfolk. Je fus accueillie (avec deux autres fillettes juives) par madame Green, la femme d’un fermier. L’histoire de ma vie se répétait en somme: une fois de plus, j’étais chez des parents adoptifs, séparée des miens.» Elle se souvient de la déclaration de Chamberlain annonçant à la radio que la Grande-Bretagne était en guerre avec l’Allemagne. «Je sentis comme un grand nuage noir envahissant mon esprit… Je pleurais amèrement, pensant à mon grand-père, à mes oncles, tantes et cousins à Paris.» Ses sombres pressentiments s’avérèrent justifiés: son grand-père adoré Zaida, sa demi-sœur Marcelle, ses oncles et tantes ainsi que de nombreux cousins périrent tous à Auschwitz.
Les Green étaient un couple charmant et Dora a gardé le souvenir de merveilleux week-ends passés à la ferme de Norfolk. Revenue à Londres vers la fin de la guerre, elle commença à lire des livres sur l’art et à visiter la National Gallery. Encore enfant à Paris, elle avait déjà commencé à dessiner. Maintenant, adolescente, elle redécouvrait «mon lumineux univers de l’art… et son glorieux paradis».
C’est alors, dit-elle, qu’un «événement capital» survint: son cousin Momo (titulaire d’un passeport britannique, il avait été interné par les Allemands à Vittel avec d’autres ressortissants britanniques) vint visiter Londres. Il présenta Dora à un groupe dynamique d’artistes et de musiciens à Kensington et à Chelsea. Au cours de l’été 1946, Dora se rendit dans la banlieue de Paris, séjournant chez la famille de Momo. Elle acquit ainsi ce qu’elle appelle «un mélange de nuances dans ma peinture, ma manière française de voir les choses, étroitement combinée à l’influence de mon origine juive». De cette époque date son intérêt constant pour l’art créé en France: des tapisseries médiévales à l’École de Paris, en passant par la poésie et le cinéma français, ce qui ne l’empêche pas de nourrir une prédilection pour d’autres cultures, notamment l’art bouddhiste et les manuscrits médiévaux juifs enluminés. En 1947, ayant contracté une fièvre typhoïde, elle dut rentrer à Londres où elle se remit lentement de la maladie.
En 1948, elle s’inscrivit à l’École d’Art anglo-française dans le nord de Londres, où elle tomba pour la première fois sur un ouvrage sur Chagall. Elle affirme qu’elle le considère «plutôt comme une âme sœur que comme une influence artistique». «Ainsi, il aime les amants et moi j’aime les amants.» C’est là également qu’elle rencontra un condisciple du nom de George Swindford, qu’elle épousa en septembre 1950. Trois filles naquirent, Amalie, Hepzibah et Hermione. Dora précise que même lorsqu’elles étaient bébés, elle trouva toujours le temps de se consacrer à la peinture.
De 1971 à 1975, Dora et George vécurent avec leurs enfants et petits-enfants dans un grand manoir en Ecosse. «Nous avions un superbe jardin clos, plein de roses, de fleurs et de fruits sauvages. Les enfants jouaient en quelque sorte au paradis. Pour moi, le paradis est un jardin, le Gan Eden. Ma première peinture sur ce thème, ‘Une dame avec enfant dans un jardin’, date d’environ 1960. J’avais lu un livre avec une préface de Jung, ‘Le secret de la Fleur dorée’, et en vérité, c’est ce qu’expriment mes peintures de jardins: la conscience secrète de cette mère qui sent confusément que la vie est une fleur dorée.»
Dans les années 80, Dora se mit à l’étude de la Cabale et à l’issue d’un voyage en Israël – être à Jérusalem fut comme vivre véritablement la Bible, dit-elle – elle commença à peindre des rabbins (dont le visage est souvent une réminiscence mystique de Zaida, son grand-père maternel). «Je n’ai pas fait beaucoup de portraits de rabbins avant la fin des années 80. J’ai alors commencé à dépeindre à la gouache le visage du rabbin. Par ce biais, j’ai pu dire des choses que je ne pouvais exprimer par un autoportrait. Dès qu’il y a la barbe, le tallit, la calotte, tout y est. Si le visage est peint par un esprit juif sensible, celui qui peint devient ce visage. C’est en quelque sorte une création, un univers nouveau. Le plus extraordinaire dans l’esprit juif, c’est son questionnement, ses conversations secrètes avec un Dieu invisible: ‘Je ne crois pas en Toi, mais d’un autre côté, je crois en Toi.’ Les aphorismes du rabbi hassidique du XVIIIe siècle, le Baal Shem Tov, sont très proches du Zen bouddhisme. D’une certaine manière, tous deux semblent absurdes mais possèdent en fait un humour cosmique fantastique.»
«Je voyage énormément. Les pays sont différents, bien sûr, mais l’esprit juif et son essence sont identiques partout, à Paris, à Jérusalem, à New York ou en Pologne. J’aime visiter les lieux religieux, quels qu’ils soient, au cours de mes voyages. L’atmosphère particulière d’un lieu est créée par l’esprit des gens. Si une synagogue se trouve sur mon chemin, je ressens, étrangement que c’est mon foyer, le lieu où je suis née, et il acquiert ainsi une signification supplémentaire.»
* Philip Vann est critique d’art et écrivain en Angleterre. Il a notamment publié un livre sur les œuvres de l’artiste intitulé «Dora Holzhandler», aux éditions Lund Humphries, London et The Overlook Press, New York.
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