Éditorial - Automne 1999
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Un musée juif constitue toujours à la fois un événement et un scandale. En effet, la richesse, la beauté, l’originalité de l’architecture intérieure et extérieure ainsi que la conception des expositions permanentes et temporaires font que chaque musée juif devient un élément majeur de la vie juive contemporaine. Mais tout musée a son côté scandaleux, l’un ne parle pas assez de la Shoah, l’autre ignore pour ainsi dire la période qui a précédé la destruction du Second Temple, le troisième est trop religieux ou trop laïque, trop statique ou trop moderne. Bref, chaque musée juif présente des insuffisances. Comme dans tous les domaines, la perfection n’existe pas et il est toujours difficile pour les concepteurs d’un nouveau musée juif de faire preuve d’originalité sans trahir la vérité historique ou choquer la tradition.
Le Musée juif de Vienne, «Jüdisches Museum der Stadt Wien», qui a ouvert ses portes en 1993 puis subi une transformation et une rénovation totales en 1995, a tenté avec plus ou moins de succès d’éviter ces pièges, en essayant d’établir une balance parfaite entre les exigences de l’histoire, de la tradition et de la muséologie moderne.
Tout musée a un message, celui de Vienne porte sur les relations entre Juifs et non-Juifs en Autriche. En fait, il ne traite pas l’histoire et la culture du judaïsme autrichien comme un élément isolé, mais comme partie intégrante de l’histoire et de la culture autrichiennes en général et de Vienne en particulier. Cela implique notamment que le processus d’émancipation et d’assimilation du XIXe siècle et du premier tiers de notre siècle est présenté en relation directe avec les transformations profondes qui ont secoué directement la société autrichienne, démontrant par là même que la société viennoise a subi et absorbé une très grande influence juive. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la littérature, la musique, la peinture, la sculpture et les sciences, les exemples étant nombreux. C’est ainsi qu’avec son innovation de la «Zwölftonmusik», Schönberg a non seulement produit une œuvre magistrale, mais fondé une nouvelle école de pensée et de création musicales. Quant à Freud, il a montré un chemin original dans la pratique de la psychanalyse. La coopération entre un musicien non-juif et un écrivain juif a également ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire de l’opéra, avec Hofmannsthal et Strauss. Mais ce n’est pas pour autant que toutes les activités juives et non-juives peuvent être rattachées les unes aux autres.
Les concepteurs du Musée de Vienne ont rencontré quelques difficultés pour trouver le ton juste et l’équilibre que requiert une telle entreprise qui consiste avant tout à maintenir comme objectif premier le rôle de tout musée juif: la présentation et la transmission d’informations sur le judaïsme et les Juifs. Ils ont choisi d’aborder cette tâche centrale en présentant tous les aspects de la vie juive et des objets cultuels utilisés dans les différentes cérémonies religieuses en alliant la fonction religieuse des pièces exposées à l’esthétique, tout en fournissant un travail didactique pour le visiteur, qu’il soit novice ou connaisseur.
Au rez-de-chaussée, une énorme vitrine contient les plus belles pièces de la Collection Max Berger. Cette forme d’exposition constitue une véritable innovation dans la manière de présenter des objets de judaïca. Estimant que la transmission du judaïsme ne peut pas se faire uniquement par l’accumulation d’objets cultuels, même superbes, les conservateurs ont tenté de trouver un moyen pour faire comprendre qu’une pièce d’art cérémoniel juif est en fait la matérialisation d’un concept religieux et non un simple objet d’art. C’est pourquoi un certain nombre de textes bibliques, talmudiques et liturgiques, qui constituent dans un sens la base de la vie juive, sont inscrits sur la vitrine. Toute la salle où se trouve cette énorme vitrine murale est d’ailleurs fort intéressante. Décorée sur une idée et par Nancy Spero, il s’agit en fait d’un auditorium couvert d’un vitrail qui permet de voir le ciel et dont les murs sont ornés d’objets et de documents reproduits ne traitant que d’un seul sujet: le souvenir. Le musée y organise annuellement en moyenne 70 manifestations culturelles; concerts, présentations de livres, symposiums etc.
Mais aujourd’hui, aucun musée juif digne de ce nom ne saurait exister sans consacrer un aspect aux persécutions juives en général et à la Shoah en particulier. En Autriche, cette tâche est particulièrement délicate et difficile puisque la mentalité générale estime encore et toujours à tort que le pays a été «occupé» par l’Allemagne nazie. Le Musée juif de la ville de Vienne a décidé de traiter ce sujet de deux manières: d’une part en montrant sa collection d’objets cultuels endommagés, de lettres, de photos et de matériel sonore et d’autre part, en organisant des expositions temporaires en rapport direct ou indirect avec les persécutions des Juifs et la Shoah. Celles-ci abordent souvent des sujets présentant le contexte historique, les conséquences directes ou indirectes des drames qui ont jalonné l’histoire juive, ce aussi bien dans le domaine de la vie privée et communautaire que sur les plans artistiques et professionnels. En aucun cas, ce musée ne désire être un musée de la Shoah comme il en existe déjà tant d’autres, il se veut moderne et différent des autres institutions de son genre. Son ambition est d’être un musée vivant qui propose un judaïsme actif et dynamique et non pas une judéité du passé. Par exemple, l’exposition historique permanente est exhibée de façon très originale, elle est constituée de 21 hologrammes (technique moderne utilisée pour démontrer l’actualité permanente du judaïsme), mais ne contient aucun objet réel. Il faut bien comprendre qu’aucune exposition au monde, aucun livre, aucun article ne pourront jamais refléter exactement ce qu’est l’histoire du judaïsme autrichien. Cette exposition originale a pour but de présenter quelques aspects et détails de cette histoire si incroyablement riche et dramatique. Par le biais de ces images «spirituelles», les hologrammes, chacun peut apprécier les événements ainsi relatés comme il les ressent. Il s’agit de montrer, par des moyens mnémotechniques modernes, un rappel d’une histoire encore bien présente tant dans les esprits que dans les mentalités. Chaque hologramme contient un ensemble de sujets choisis et tirés d’événements qui constituent les points forts de l’histoire des Juifs de Vienne. Mais l’idée de cette exposition holographique unique en son genre est aussi de démontrer que les Juifs ont toujours été à l’avant-garde de la modernité tout en restant fidèles, à des degrés variables, à leur patrimoine millénaire. C’est ainsi que la première maison moderne de Vienne a été construite par des Juifs, que de nombreuses découvertes, créations techniques, industries spécialisées (les fameux coffres forts Wertheimer), même la mise en place des programmes d’aide sociale gouvernementale, sont des inventions et des applications juives. C’est là un moyen de présenter les Juifs et le judaïsme par d’autres biais que la chansonnette yiddish, le «gefilte Fisch» ou la musique Klezmer ! Deux hologrammes à caractère spécial sont placés légèrement en retrait de l’exposition à proprement parlé. L’un présente des balles de tissu frappé de l’étoile jaune, rappel de la Shoah, l’autre les drapeaux d’Israël et de l’Autriche réunis dans un même hologramme, mais malgré tout séparés, symbolisant la situation pour le moins ambiguë qui prévaut entre les deux pays, tant au niveau du passé que lors des affaires Kreisky et Waldheim.
Mais le dynamisme permanent du Musée juif de la capitale autrichienne ne s’exprime pas uniquement par une exposition permanente originale, mais par la multitude d’expositions temporaires qu’il organise. Celles-ci sont toujours d’une richesse et d’une originalité particulières, et surtout remarquablement bien documentées. A cet égard, une petite anecdote s’impose. En 1941, le Musée d’Histoire naturelle de Vienne avait commandé pour sa collection anthropologique des têtes juives et des têtes polonaises… préparées dans un bocal: 40 têtes juives et quelques têtes polonaises. L’Université de Posen a fait venir 40 personnes d’Auschwitz, les a assassinées à l’Université et a expédié les têtes à Vienne. Mais avant de préparer ces têtes, l’Université a réalisé des masques mortuaires de chacune des victimes. Les masques et les têtes ont ainsi été envoyés au musée de Vienne. A ce sujet, il existe une correspondance purement commerciale, comme s’il s’agissait d’une cargaison de marchandises entre les deux facultés. Il y a quelques années, une étudiante a découvert par hasard ces têtes au Musée d’Histoire naturelle. Elle a fait un scandale et les têtes ont été remises à la Communauté juive de Vienne qui les a enterrées. La Communauté a également récupéré les masques et le Musée juif de Vienne a monté une exposition temporaire avec toute cette histoire et les masques… On peut aisément imaginer la réaction des visiteurs. Pour couronner le tout, des caméras vidéos ont été cachées derrière les masques mortuaires afin de filmer le comportement des personnes qui, choquées par ce qu’elles avaient vu, ont en plus eu «la surprise» de se voir sur écran à la sortie de l’exposition… Ces masques font aujourd’hui partie de la collection permanente non exposée du musée.
Au dernier étage de l’immeuble est aménagé le dépôt. En arrivant sur ce palier, le touriste non averti subit un véritable choc lorsqu’il se retrouve confronté à une masse impressionnante d’objets cultuels juifs en provenance de la Collection Max Berger et de la Communauté israélite de Vienne. Les pièces de la communauté se divisent en deux catégories: celles provenant de l’ancien musée juif démantelé par contrainte en 1938 et des restes, littéralement ramassés après la guerre, de ce qui a survécu des synagogues publiques et privées (Vienne en comptait plus de cent au début de la Shoah). Cette manière d’exposer des pièces correspond certes à une tendance de muséologie moderne, mais reste néanmoins frappante pour le visiteur qui a l’impression d’être confronté à un ensemble d’objets accumulés en souvenir d’une «civilisation disparue». La première vague d’étonnement passée, une observation plus approfondie des objets révèle qu’il s’agit en fait d’une collection fabuleuse tant par la qualité que par la quantité. Il faut savoir que jusqu’en 1993, la plupart de ces objets étaient simplement emballés dans des caisses dans les caves de la Communauté israélite. En 1993, celle-ci a prêté la collection au musée qui a mis deux ans à faire un premier tri, car rien n’était répertorié. Aujourd’hui, la majorité des objets a pu être listée, mais le travail n’est pas fini.
Pour terminer, il faut indiquer que le musée est sur le point d’ouvrir une sorte de «succursale» dans un autre lieu de Vienne. C’est ainsi que sur la Judenplatz où une ancienne synagogue du XIVe siècle a été découverte, le musée est en train de mettre en place, en plus des excavations, une exposition permanente qui traitera du judaïsme viennois du Moyen Âge. Elle racontera également l’histoire de la vie juive d’Europe centrale de cette époque. Comme il n’y a que très peu d’objets disponibles, des moyens modernes de multimédias seront utilisés pour animer cette exposition qui devrait ouvrir ses portes avant la fin de cette année.
Nous le voyons, le Musée juif de Vienne, aménagé dans un ancien palais protégé, est atypique et étonnant. Pour ceux qui décident de se rendre à Vienne, il fait définitivement partie des lieux qu’il faut absolument visiter. De plus, sa librairie est remarquablement bien achalandée (SHALOM y est vendu) et un bistrot sympathique, végétarien et bon… vous y attend.
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