Éditorial - Automne 1999
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UN SIGNAL D’ALARME
Depuis la fin du régime nazi, de nombreuses et grandes personnalités ont écrit sur notre tragédie. J’estime qu’il s’agit là d’un élément essentiel de la lutte contre l’oubli. C’est à ce combat que j’ai consacré la moitié de ma vie, bien que mes activités étaient avant tout centrées sur la question de justice en relation directe avec le plus grand crime de l’histoire de l’humanité. J’ai toujours eu l’espoir que les générations à venir seraient épargnées de vivre ce genre d’horreurs.
Mes contemporains et moi-même avons été élevés en croyant à la grandeur civilisée du XXe siècle. Nous pensions que le progrès et le développement culturel nous mèneraient à une forme de noblesse humaine authentique où régneraient l’amitié et la tolérance. Nous ne pouvions pas imaginer qu’une nation aussi cultivée que l’Allemagne pouvait sombrer dans la récidive de pratiques médiévales terrifiantes. Nous étions convaincus qu’un personnage comme Hitler n’avait aucune chance. Un mur du salon de mes parents abritait une bibliothèque réservée aux grandes œuvres classiques allemandes. Comment un homme comme Hitler pouvait-il être autre chose qu’un épisode mineur de l’histoire de l’Allemagne ? Sans aucun doute, les cauchemars seraient très vite finis. Les Juifs n’étaient pas les seuls à en être convaincus; les voisins immédiats de l’Allemagne, voire le monde entier, étaient persuadés que Hitler deviendrait inoffensif si le monde l’ignorait. Toutefois, avec la détérioration de la crise économique, les partis démocratiques échouèrent dans leur mission de redonner de l’espoir aux populations. Les seuls qui avaient des réponses pour les millions de sans emploi et de mécontents étaient les nazis. Hitler n’a donc eu aucune difficulté à prendre le contrôle de l’Allemagne.
Pendant les procès de Nuremberg, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec un Sturmbandführer qui était membre des services secrets SS à Budapest et qui servait de témoin au procureur. Il me raconta l’anecdote suivante: «Au mois d’octobre 1944, nous étions cinq SS installés dans un casino SS de Budapest avec Adolf Eichmann. L’un des jeunes SS demanda combien de Juifs devaient être annihilés. Eichmann lui répondit: «Environ cinq millions.» Quelqu’un d’autre, quelque peu incrédule, posa alors la question de savoir ce qu’il adviendra après la guerre lorsque l’on demandera ce qui s’est passé avec tous ces millions d’individus. Eichmann fit claquer ses doigts et dit: «Cent morts sont une catastrophe – un million ne sont plus qu’une statistique.» Il avait raison. Un million de morts, cela dépasse notre imagination. Le Journal quotidien d’Anne Frank a eu un impact bien plus grand que l’ensemble des procès de Nuremberg, car il était possible de s’identifier avec chacun des personnages réels du livre. Les gens pouvaient penser «c’était ma sœur, ma petite-fille ou une amie de ma fille».
Au cours de mon activité, je me suis souvent souvenu des mots d’Eichman. J’ai tout mis en œuvre pour que les malheureuses victimes soient extraites de l’anonymat des statistiques et redeviennent des êtres humains, chacune avec son histoire personnelle, bref quelqu’un avec qui nous pouvons nous identifier.
Le premier et le plus sérieux obstacle qui a empêché que les nazis soient traînés en grand nombre devant les tribunaux était la guerre froide qui commença dès 1947-48. A cause d’elle, une enquête approfondie examinant tous les aspects du national socialisme, ses implications et ses conséquences n’a pas pu être menée à bien. Cela signifie aussi qu’aucune forme d’immunité contre ce type d’idéologie misanthrope n’a pu prendre effet et qu’aucun système de défense n’a été établi. D’ailleurs, les développements récents (au Rwanda, en ex-Yougoslavie, etc.) ont démontré les conséquences importantes et dramatiques de cet état de choses. Tous ces éléments ont eu pour résultat qu’en définitive, les grands vainqueurs de la guerre froide sont les nazis !
En fait, la guerre froide, qui débuta environ trois ans après la fin du national socialisme, entraîna avec elle un nouveau danger aussi bien pour l’Europe que pour le monde entier: le stalinisme. Staline engloutit tout d’abord l’Europe de l’Est avant de montrer son appétit pour le reste de l’Europe. Ce péril réel venu de l’est déclencha un changement d’attitude total des alliés occidentaux envers l’Allemagne défaite et engendra une amnistie quasi générale à son égard.
Pendant les douze années que dura la guerre froide, jusqu’en 1960, la voie de la justice resta totalement silencieuse par rapport aux crimes des nazis. Durant cette période, de nombreux nazis purent quitter leurs cachettes en Allemagne et en Autriche et fuir en Amérique du Sud ou dans différents pays arabes. Grâce à l’aide d’organisations clandestines comme «Odessa», «L’Araignée» et «Six-Étoiles», ils purent déserter l’Allemagne et l’Autriche, évitant ainsi d’être traînés en justice. Munis de faux papiers, d’argent et de visas obtenus par des organismes néo-nazis, ils s’arrangèrent pour bénéficier d’une aide humanitaire ou d’organismes d’entraide de l’église catholique pour se rendre en Amérique du Sud, en passant par Rome.
Une autre obstruction à mon travail et à toute la persécution juridique des nazis résidait dans l’utilisation du terme «crimes de guerre» pour déterminer les actes monstrueux des nazis. Décrire les infamies commises par les nazis de «crimes de guerre» revient à blanchir les horreurs nazies et ne permet pas de comprendre la véritable nature de ce qui s’est vraiment passé. Les crimes des nazis n’ont en réalité que peu de liens directs avec la guerre. Pendant les années 1942-43, le nombre de meurtres commis dans les camps d’extermination était à son paroxysme et le premier camp était situé à environ 1000 km du front. Les assassinats en masse qui se sont déroulés dans ces camps n’avaient donc rien à voir avec la progression directe du conflit.
Une fois la guerre terminée, des cours militaires et autres furent établies afin de juger les criminels nazis. Ce n’est qu’en Hollande et en Italie que ces derniers furent condamnés à de véritables sentences à perpétuité. Dans les autres pays, les peines étaient limitées à 15 ou 20 années d’emprisonnement. Le rapport entre le nombre de victimes et le temps passé en prison se chiffre en quelques mois, quelques jours ou dans certains cas en quelques minutes par victime assassinée.
C’est ainsi que Franz Novak, l’un des nazis que j’ai réussi à traîner en justice, était l’un des responsables des transports. Comme beaucoup d’autres collaborateurs proches d’Eichmann, il était Autrichien. Il avait la responsabilité de transporter les Juifs à Auschwitz et dans ses camps environnants, ce à une époque où le rythme des exterminations était au plus haut. Novak a été responsable du transfert de plus de un million de personnes, dont seulement environ 35 000 ont survécu. Après plusieurs procès et procès en appel, la Haute Cour de justice autrichienne le condamna finalement à neuf ans de prison. Après avoir purgé deux tiers de sa peine, Novak fut libéré. D’après mes calculs, il a fait trois minutes et quinze secondes de prison pour chaque personne assassinée !
Peut-on parler d’un verdict juste ou même de justice ? Dans d’autres cas, chez des nazis de moindre importance, responsables de «seulement quelques milliers de meurtres», les sentences étaient identiques, leur punition consistait en quelques heures ou quelques jours d’emprisonnement pour chaque victime. Mais la longueur des condamnations n’est en réalité pas tellement importante. C’est la sentence qui joue un rôle déterminant en ce qui concerne la mémoire et dans le fait de ne pas oublier. D’ailleurs, les protestations qui se sont élevées contre le type de jugement décrété à l’égard de Franz Novak ont également servi la cause de la mémoire. Ce n’est en fait qu’au cours des toutes premières années qui ont suivi la fin de la guerre que des tribunaux militaires ont décrété des peines de mort ou des condamnations à perpétuité. Les sentences prononcées par des tribunaux civils en Allemagne et en Autriche étaient le résultat de délibérations de jurys. Dans la plupart des cas, elles étaient totalement insatisfaisantes et absolument pas en rapport avec l’ampleur des crimes commis et ce sans parler de certains acquittements qui, en raison de l’inaction des procureurs, n’ont jamais été soumis à un autre jugement.
Notre siècle a été celui des atrocités et de la brutalité, marqué par l’agression et le désir permanent de tuer. Tous les acquis et les inventions de notre société industrielle, aussi bien la radio que la télévision et l’informatique, sont utilisés pour diffuser auprès du consommateur le poison de l’antisémitisme. L’activité de l’extrême droite va en augmentant d’année en année. S’il est vrai que l’idéologie purement nazie n’est pas présente dans tous les cas de figure, il est certain que des organisations comme le «Republikaner» et la «Deutsche Volksunion» ont des caractéristiques néo-nazies bien établies.
Comme toujours, les partis démocratiques manquent de programmes attractifs pour la jeunesse et ce en contradiction directe avec les dictatures de droite et de gauche. Abandonner les jeunes à eux-mêmes signifie les livrer entre les mains des extrémistes de tous bords.
Les Autrichiens et les Allemands ne se sont pas libérés du national socialisme, alors que les pays de l’ancien bloc d’Europe de l’Est se sont débarrassés du communisme par leurs propres efforts. En Autriche, toute discussion sur l’engagement de la nation dans le national socialisme a été détériorée par une déclaration malheureuse des Alliés, datant de 1943, selon laquelle l’Autriche était en fait la «première victime du national socialisme». Si cette affirmation peut éventuellement s’appliquer techniquement au pays en tant que tel, les citoyens autrichiens ne peuvent en aucun cas être gratifiés d’une telle qualification.
Quant à l’Allemagne de l’Est, en raison de son appartenance au bloc soviétique, elle s’est conduite comme si elle avait gagné la guerre, se comptant parmi les vainqueurs. Il faut bien reconnaître qu’au cours des quatre dernières décennies, en Allemagne occidentale, un nombre impressionnant de travaux critiques, de livres, de films et de programmes de télévision ont été produits sur le sujet du national socialisme. Pratiquement rien de la sorte n’a été entrepris en Allemagne de l’Est où, pendant des années, la propagande a tout mis en œuvre afin de faire accréditer cette idée qui veut que tous les nazis importants vivaient librement et sans être inquiétés en Allemagne occidentale et dans le monde libre, alors qu’il n’y en avait aucun en Allemagne de l’Est. Cette image était bien entendu aussi utilisée à des fins de propagande interne, en particulier dans les pays qui avaient été occupés par les nazis et qui ont ensuite fait parti du bloc de l’Est.
Pour en revenir aux buts effectifs de mon travail, je tiens à redire que j’ai toujours lutté contre l’oubli. J’estime qu’il est du devoir de notre génération et l’une de nos plus grandes responsabilités de tout faire afin d’éviter que notre descendance ne subisse ce qui nous a été infligé. Si nous pouvons faire quelque chose pour l’avenir, c’est de ne pas permettre que les crimes commis par les nazis soient jamais oubliés. On m’a souvent reproché d’avoir recherché des vieillards malades qui ont commis des crimes nazis ou qui étaient des collaborateurs volontaires à travers tout le Reich. J’estime que ce type de collabos, en particulier dans les pays baltes, en Ukraine et en Russie blanche, est d’une certaine manière encore plus coupable que les nazis eux-mêmes.
Il est vrai qu’en quelque sorte, l’histoire de l’humanité est une histoire de crimes. Si l’on permet que suffisamment de temps s’écoule après que les crimes aient été perpétrés, les criminels se sentent libres et en sécurité. C’est à nous de détruire ce sens de la sécurité. C’est ce que j’ai toujours fait, car c’est un moyen de contribuer à forger un lendemain meilleur. Mais à l’avenir, chaque criminel devra être conscient du fait que notre monde est devenu si petit et si facile à surveiller qu’il n’existe plus aucun coin où il peut se sentir en sécurité.
J’ai toujours décrit mon travail comme étant un avertissement pour les criminels de demain qui sont déjà nés aujourd’hui.
Actuellement, lorsque nous regardons autour de nous et que nous voyons des jeunes gens profiter de leur liberté et de tous les avantages de nos temps modernes – oui, considérant souvent ceux-ci comme leur revenant de droit –, il est évident que c’est à nous de leur dire que la liberté, c’est comme la santé: personne n’en apprécie sa véritable valeur avant de l’avoir perdue. Ma génération a été frappée de plein fouet par cette grave leçon. La liberté n’est pas un cadeau du ciel, nous devons nous battre pour elle à chaque instant.
*Simon Wiesenthal, le fameux chasseur de nazis, est né le 31 décembre 1908 à Buczacz en Galicie. Il a fait ses études d’architecte à Prague et à Lemberg. Il a passé quatre ans et demi dans divers camps de concentration. En 1947, il a fondé à Vienne le célèbre centre de documentation pour traquer les nazis et a ainsi facilité la capture de 1100 criminels nazis qui ont tous fini devant les tribunaux, dont Adolf Eichmann.
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