Éditorial - Avril 1997
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Il y a trente ans, on estimait que le découpage sur papier d'inspiration juive, cet art folklorique populaire en Europe de l'Est, s'était éteint avec la disparition du judaïsme dans cette région. Or nous assistons au cours des trente dernières années à une étonnante reviviscence de cet art, appuyé désormais par d'importantes innovations techniques et stylistiques. Une pratique folklorique quasi artisanale s'est ainsi transformée en une activité artistique extrêmement sophistiquée. Aujourd'hui, nous en savons beaucoup plus sur l'art du découpage en général, et sur l'histoire des découpages juifs en particulier.
Le découpage sur papier est un art fort ancien, dérivé peut-être des marionnettes pour ombres chinoises d'Extrême-Orient. Des découpages datant du VIe siècle de notre ère - certains même plus anciens - ont été découverts lors de fouilles archéologiques dans le nord-est de la Chine, en 1959. Tout au long de leur histoire, les Chinois n'ont cessé d'exécuter des découpages sur papier avec une maîtrise extraordinaire. Il est évident qu'il s'agit d'un art reflétant la culture et les coutumes du pays où il est pratiqué. On trouve ainsi au Mexique des découpages réalisés sur du papier coloré où figurent des dieux bicéphales priant pour une récolte abondante, ou des squelettes dansant avec la mort. En Allemagne et dans les pays d'Europe de l'Est, il y avait les "spitzenbilder", ces images en dentelle ornées de motifs d'inspiration religieuse, souvent fort élaborés; coupées, percées ou piquées à l'aiguille, sur papier ou sur parchemin, ces images étaient réalisées dans les couvents ou les monastères et ensuite vendues comme souvenirs dans les hauts lieux catholiques aux pèlerins, qui les glissaient dans leurs livres de prière. Pour certains découpages, on piquait le papier à l'aiguille ou au fuseau. Dans des découpages sur papier originaires de la Suisse, le thème d'une coutume annuelle, pratiquée chaque printemps, est fréquemment évoqué: il s'agit d'une procession de bergers menant leurs vaches vers les pâturages alpestres. Les lecteurs suisses de Shalom savent sans doute que Hauswirth fut un des premiers artistes suisses à utiliser ce thème de la vie alpine, vers le milieu du XIXe siècle. Les découpages sur papier ne sont pas toujours symétriques; les oeuvres d'origine chinoise le sont rarement.
Il existe une longue tradition de découpage sur papier dans l'art juif. Les plus anciens exemplaires préservés datent du milieu du XVIIIe siècle. Dans le monde juif, les découpages étaient presque toujours destinés à un usage religieux ou rituel. Au XIXe siècle, le papier, le canif et le crayon étant désormais accessibles aux Juifs indépendamment de leur situation financière ou de leur formation, cette technique était devenue une des formes les plus populaires d'art folklorique juif. Pour créer un découpage, on se sert généralement d'un couteau ou d'un canif sur une feuille de papier pliée en deux et fixée par des clous sur une planche de bois. En dépliant le papier, on obtient des dessins symétriques. Ce qui est proprement étonnant, c'est que la plupart des découpages d'Europe de l'Est étaient l'oeuvre d'étudiants de yeshiva, les garçons du héder, plus jeunes, exécutant les créations plus simples. Pourtant, de nombreux travaux portent la marque d'artisans fort habiles. Les scribes aussi réalisaient des découpages sur papier, qui étaient ensuite vendus par des marchands ambulants. Certains manifestent une connaissance profonde des sources mystiques et cabalistiques.
Autrefois, le découpage sur papier parmi les Juifs était un art pratiqué surtout, sinon exclusivement, par des hommes. Par un revers ironique de l'histoire, il se trouve qu'actuellement, et particulièrement aux Etats-Unis, ce sont surtout des femmes qui s'adonnent au découpage sur papier d'inspiration juive. Les découpages ornaient souvent les intérieurs. Ils servaient de "mizrah" et de "shivisi" indiquant la direction pour la prière, on en faisait des "oushpizim" pour la soucca, des "roiselokh" ou "shavuosl" à suspendre aux fenêtres lors de la fête de Shavouot, des ketoubot et des amulettes pour femmes enceintes, pour mères allaitant leur enfant et pour les nouveau-nés. On les appelait "shir hamalosl", d'après les premières paroles du psaume 121, souvent contenu dans les découpages comme protection contre Lilith. Il existait également des calendriers de l'Omer, marquant le compte des 49 jours entre Pessach et Shavouot. Dans les communautés du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, on fabriquait des découpages sous forme de chandelier à sept branches. Ils servaient de plaques murales et on leur attribuait un pouvoir spécial contre le mauvais oeil; souvent, des versets du psaume 67 y étaient incorporés. Les dessins étaient souvent réalisés sur fond de feuilles d'aluminium brillantes et colorées.
Malheureusement, en raison de la fragilité du papier et des découpages mêmes, peu de ces oeuvres ont été préservées jusqu'à nos jours. Certes, une référence de 1345 mentionne un Juif de Castille qui pratiquait le découpage sur papier, mais la plupart des oeuvres juives datent de périodes bien plus tardives. Il existe quelques meguillot et ketoubot ornées d'une bordure découpée, du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Ce procédé décoratif s'inscrit dans la mode de l'époque en Europe, où des découpages ornaient souvent les bordures de documents officiels, tels des certificats de mariage, des testaments et même des bilans. Cependant, la plupart des découpages que nous connaissons datent d'une période qui s'étend du début du XIXe siècle au début de notre siècle et sont originaires d'Europe de l'Est, d'Europe centrale, d'Afrique du Nord, du Moyen-Orient et de régions ayant fait partie de l'Empire ottoman. De nombreux Juifs polonais et russes qui émigrèrent aux Etats-Unis y apportèrent leur savoir-faire et continuèrent à créer des découpages sur papier dans leur nouvelle patrie. Certains de ces artistes immigrants n'hésitèrent pas à introduire des éléments symboliques américains dans leurs travaux, tel le drapeau américain flottant au sommet des colonnes traditionnelles. Dans un "mizrah" en découpage de 1922, l'artiste a superposé sur les ailes d'un aigle à deux têtes les drapeaux de Sion et des Etats-Unis. On a pu retracer la carrière de l'immigrant Baruch Zvi Ring (Ringianski), artiste en découpage sur papier, venu de Lituanie en 1902. Il avait réalisé un découpage très élaboré avant son arrivée en Amérique, à l'âge de 10 ans ! Cette oeuvre contient le texte hébraïque de la "brakha akharona", prononcée après un repas qui ne nécessite pas la bénédiction de grâces. Pour subsister en Amérique, Ring enseignait l'hébreu et travaillait comme scribe à Rochester, dans l'Etat de New York. Parmi les nombreux découpages créés par l'artiste, des "mizrah", des calendriers pour l'Omer et des plaques de "Yahrzeit".
Les artistes juifs qui fabriquaient des découpages sur papier utilisaient des symboles et inscriptions spécifiquement juifs, fort similaires aux motifs figurant dans les synagogues, sur les peintures, les frontispices et les illustrations de livres, sur les stèles funéraires et sur les broderies. Parmi les symboles récurrents: la menora, les tables de la Loi, le maguen david, le "hamsa", la couronne, les colonnes, l'arche de la synagogue ainsi que des plantes, des arbres, la vigne et certains animaux, dont les quatre mentionnés dans l'Ethique des pères (V,23): le lion, le cerf, l'aigle et le léopard.
Les lecteurs qui ont lu mon article sur Lvov dans Shalom Vol. XXIII se souviendront des découpages sur papier qui figuraient à l'exposition. La Galicie était un centre important de cet art et la collection Goldstein à Lvov contient un nombre appréciable de découpages sur papier. Giza Frenkel fut la première à entreprendre une recherche sérieuse sur cette forme d'art qu'étaient les découpages sur papier d'inspiration juive. Elle écrivit un article en 1929, dans sa Pologne natale, et continua à travailler sur le sujet après la guerre, jusqu'à sa mort en 1984. Venue s'installer en Israël en 1950, elle fut engagée au Musée d'ethnographie et de folklore de Haïfa où elle poursuivit ses recherches.
Yehoudit Shadur est une artiste israélienne contemporaine qui pratique le découpage sur papier. Originaire du Wisconsin, elle vit en Israël depuis 1950 et compte parmi ceux qui ont contribué de la façon la plus significative au renouveau du découpage sur papier d'inspiration juive. En 1966, elle enseignait l'art au kibboutz Sdé Boker lorsqu'elle fabriqua son premier découpage pour décorer la soucca de Ben Gourion à l'occasion de son 80e anniversaire. Outre sa propre oeuvre réalisée au cours de toutes ces années et son influence sur d'autres artistes, Shadur et son mari ont récemment achevé un ouvrage extraordinaire sur l'histoire et le développement du découpage sur papier d'inspiration juive; il contient de superbes photographies de ses créations ainsi que de nombreuses illustrations anciennes et contemporaines qui retracent l'histoire de ce genre artistique. Shadur attire l'attention sur l'usage fréquent du "noeud infini", une espèce de "figure de huit" horizontale jaillissant de la menora dans les découpages d'Europe de l'Est et d'Europe centrale. Elle estime que ce motif (représentant peut-être l'idée de l'infini), que l'on retrouve également sur certaines pierres tombales et ketoubot d'Europe de l'Est, constitue sans doute la marque d'une influence de l'art folklorique laïque et chrétien d'Europe. Les découpages sur papier s'inscrivent dans l'essor nouveau que connaît actuellement l'art juif (Judaica). De nombreux artistes juifs contemporains exercent cette discipline. Jérusalem représente un des thèmes prédominants de nos jours et ce choix est d'autant plus intéressant que, par le passé, la Ville Sainte était rarement évoquée dans les découpages juifs traditionnels.
Les créations de l'artiste israélien Archie Granot, originaire de Londres, sont fondées sur Jérusalem. Récemment exposée au Musée national du B'nai Brith à Washington, l'oeuvre de Granot se distingue de la plupart des découpages traditionnels; se démarquant du répertoire habituel des artistes juifs, il n'utilise ni lions ni couronnes, par exemple, mais a surtout recours à des motifs géométriques. Les surfaces aux dessins richement entrelacés ne sont pas sans rappeler l'art nord-africain et les motifs architecturaux islamiques. Artiste autodidacte, Granot accomplit un travail d'une extrême précision pour lequel il se sert d'un scalpel chirurgical et non d'un canif ou de ciseaux. Ce qui attire immédiatement l'attention, c'est la superposition de couches multiples. Il y a souvent plus d'une douzaine de feuilles de papier découpé en divers coloris et comportant une série de motifs s'imbriquant les uns dans les autres, le tout produisant un effet de profondeur impressionnant. Le papier provient de différents pays, d'Israël, du Danemark, d'Italie, d'Espagne et de France, notamment. Dans un certain sens, l'artiste accorde au papier même une importance égale au découpage, faisant du matériau une part intégrante de la création, contrairement à beaucoup d'oeuvres d'Europe centrale faites sur des morceaux de papier blanc ordinaire.
Autre élément essentiel dans les découpages sur papier de Granot, les textes hébraïques, pour lesquels il utilise ses propres caractères calligraphiques, découpés à la main. On peut rencontrer dans son studio des visiteurs s'appliquant laborieusement à déchiffrer les textes, puis à les identifier, parce que l'artiste est constamment à la recherche de textes qui ne soient pas des passages trop ressassés ou obscurs. Ses créations nous rappellent qu'il y a toujours eu un lien étroit entre les découpages juifs et la calligraphie. Selon Granot, "l'élément calligraphique fait partie intégrante des découpages juifs". En effet, presque tous les découpages connus, de n'importe quel lieu et de n'importe quelle période, contiennent des inscriptions hébraïques. Granot a recours à différents caractères, dont ceux de l'écriture séfarade, de l'écriture Rachi et aussi de l'écriture dite "de Jérusalem", qui fut sans doute ramenée à Jérusalem au temps d'Ezra et Nehemia, après la destruction du Premier Temple et l'exil qui s'ensuivit; on la retrouve dans les manuscrits de la mer Morte et dans d'autres inscriptions anciennes. Jérusalem constitue le thème central de son oeuvre. Dans nombre de ses découpages, il se sert d'une illustration du Second Temple qui figure dans la synagogue Doura-Europos du IIIe siècle et qui fut la première représentation graphique du Temple après sa destruction par les Romains en l'an 70. Autres motifs: le palmier, inspiré par des travaux de jeunesse à Bezalel et la fenêtre, inspirée par les édifices jadis somptueux du quartier de Boukhara à Jérusalem. Un des textes est extrait du Livre des Psaumes, CXXV, 2: "Jérusalem a des montagnes pour ceinture; ainsi l'Eternel entoure son peuple, maintenant et pour toujours." Dans un autre, Granot cite un midrach commentant le verset I, 7 de Kohelet disant: "Tout le peuple se rend à Jérusalem en pèlerinage et la ville n'est jamais surpeuplée." Un des découpages réunit les 70 appellations d'Israël mentionnées dans le Midrach Zouta Chir Hachirim, commentaire rabbinique du Cantique des Cantiques. Le chiffre 70, comme le chiffre 7, est fréquemment cité dans la pensée et la tradition juives, particulièrement dans les textes mystiques. Dans ce découpage, toutes les appellations apparaissent, formant sept boucles concentriques, qui symbolisent les sept sefirot inférieures. Au centre figure le nom Israël. Une mezouza en découpage réalisée par Granot s'inspire de la "guematria", la valeur numérique du mot mezouza, qui est 65. Cette mezouza a été fabriquée avec 65 couches de papier.
L'artiste Naomi Hordes vit à Washington et travaille avec des applications de papier et de tissu. Cet été, à l'occasion de la bat-mitsva de ma fille Sarah, elle a créé un découpage pour commémorer l'événement, le reliant au discours de Sarah qui portait sur les sept prophétesses bibliques, Sarah, Myriam, Deborah, Hannah, Abigaïl, Houldah et Esther. Le découpage montre les prophétesses à l'intérieur d'un maguen david, avec Sarah au centre. Le symbole 7 est encore évoqué avec une représentation des sept jours de la Création, le Shabbat figurant sous forme de chandeliers, coupe de kiddouch et hallah au centre; il apparaît à nouveau avec les sept matriarches et patriarches dans le cercle extérieur. Sarah complète le groupe de sept au centre.
Au cours des dernières années, les découpages sur papier sont devenus non seulement plus fréquents mais aussi plus accessibles. Nous disposons d'une multitude de découpages, reproduits à l'aide de divers procédés, notamment la sérigraphie grâce à laquelle on peut signer et numéroter chaque exemplaire tiré. L'ordinateur, associé à la technologie du laser, permet de produire des multiples coupes d'un découpage original, d'en réduire les dimensions et d'en faire usage pour la décoration d'une invitation ou d'un livret contenant la bénédiction de grâces après le repas ("benscher"). Les découpages sur papier inspirés de thèmes juifs et réalisés par des artistes juifs occupent désormais une place éminente au sein de l'art juif contemporain.
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