Dès 1971, le philosophe français Vladimir Jankélévitch prédisait l’amalgame de plus en plus alarmant opéré entre l’État d’Israël, l’antisémitisme et la Shoa qui obsédait déjà les esprits européens de son temps. Il constatait l’ombre exceptionnelle projetée par la Shoa sur les événements de la Deuxième Guerre mondiale en particulier et sur la modernité en général – une sorte d’imperceptible nuée de remords. «Ce secret honteux» dissimulé à l’arrière de l’apparente «bonne conscience contemporaine» – cette angoisse cachée qui saisit tant d’Européens au moment où, tardivement, ils réalisèrent l’énormité du crime dans lequel ils avaient été si profondément impliqués.
Jankélévitch avançait déjà, il y a 35 ans, que l’«antisionisme» risquait fort d’être l’occasion inattendue et providentielle de se soulager de ce poids terrible de la Shoa. Pourquoi ne pas faire des Juifs eux-mêmes des nazis ? Ce serait la solution miracle. Plus besoin de s’apitoyer sur leur sort puisqu’après tout, ils l’ont bien mérité. En proclamant qu’Israël est un État nazi, on fait d’une pierre deux coups: d’une part on montre du doigt les victimes d’hier qui, au fond, ne sont guère meilleures que nous, Européens (et bien pires puisqu’elles n’ont pas tenté de retenir les leçons de leur propre histoire). D'autre part, l’étoile de David est ainsi métamorphosée en croix gammée, les victimes en bourreaux et les Juifs qui défendent l’État «nazi» d’Israël sont accusés de «racisme», de «fascisme» et de «purification ethnique.»
C'est vrai que la Shoa occupe aujourd'hui le cœur de la conscience occidentale contemporaine. Elle est un sujet récurrent de recherche interdisciplinaire et d’intérêt des médias, et fait partie intégrante de la culture, de la pédagogie et de la politique de la nouvelle Europe. Et pourtant, cette préoccupation (qui parfois frôle l’obsession) n’est pas dépourvue d’effets secondaires pervers. La perversion la plus extrême étant évidemment la négation pure et simple de la Shoa, cette idée surréaliste selon laquelle il n’y a pas eu «extermination» des Juifs, ni chambres à gaz et que les Juifs et/ou les sionistes (aidés par les Alliés et les communistes) ont inventé de toutes pièces «le plus grand faux du siècle». Pendant que les antisémites classiques hurlaient «À mort les Juifs», les négationnistes nous racontent que «les Juifs ne sont pas morts». Ce qui revient à les assassiner à deux reprises. Tout d’abord par l’antisémitisme exterminateur qui a généré le massacre presque total du judaïsme européen, puis par la dénégation concernant les six millions de victimes dont rien ne prouve qu’ils aient jamais existé sur terre. D’abord les antisémites ont tué des Juifs; quelques décennies plus tard, ils leur ont escamoté leur mort.
Cette imposture n’a jamais été aussi transparente et répandue qu’au sein du monde arabo-musulman d’aujourd’hui. Ainsi, le président iranien Ahmadinejad nie carrément la Shoa tout en menaçant de rayer Israël de la carte. Le Hizbollah libanais, à l’instar de ses bailleurs de fonds iraniens, considère la «duperie d’Auschwitz» comme s’inscrivant dans sa délégitimation de l’État d’Israël et dans la rhétorique antisémite qu’il pratique. Son dirigeant spirituel, le cheikh Fadlallah, ne cesse de taxer les six millions de victimes de «pure fiction» - une preuve supplémentaire de la rapacité et de la fourberie des sionistes.
Ce n'est donc pas par hasard que le monde arabe a accueilli avec enthousiasme des révisionnistes français comme Roger Garaudy et Robert Faurrisson.
Le cas de Roger Garaudy est particulièrement significatif. Célèbre intellectuel français, catholique converti d’abord au stalinisme puis à l’islam, Garaudy est devenu un héros culturel dans le monde arabe depuis son procès et sa condamnation en 1998 à Paris pour incitations à l’antisémitisme et au négationnisme. Sa thèse, peu originale au demeurant, soutient qu’il n’y eut durant la guerre ni politique d’extermination de la part du régime nazi, ni chambres à gaz. Quant à ses diatribes contre les sionistes qui, selon lui, auraient collaboré avec les nazis, et à ses allégations sur la fabrication de la Shoa forgées de toutes pièces par Israël pour justifier son occupation de territoires arabes, elles ont été une source d’immense satisfaction pour beaucoup d'intellectuels arabes.
Un débat diffusé sur la chaîne Al-Jazira (le 15 mai 2001) indique à quel point sont parvenues ces passions exterminatrices. Au cours du débat en question et face aux caméras, Hayat Atiya, traductrice de Garaudy en langue arabe, a crié en brandissant la photo d’un petit Arabe tué accidentellement pendant l’intifada: «C’est ça la Shoa… Il n’y a pas de génocide des Juifs ! Il n’y a qu’un génocide, celui des Palestiniens !».
Au terme de ce prétendu «débat», il s’est avéré qu’un sondage mené par cette chaîne de télévision indiquait que 85% des spectateurs arabes qui visionnaient cette émission étaient convaincus que le sionisme est en effet pire que le nazisme. Ces résultats ne font qu’attester l’abîme apparemment infini de la haine antijuive des Arabes.
L’islamiste marocain Ahmed Rami, fondateur il y a vingt ans et toujours dirigeant de Radio-Islam à Stockholm, nous propose une vision encore plus cauchemardesque de la Shoa, où l’on trouve une assimilation délirante des Palestiniens aux Allemands hitlériens contre les Juifs sionistes et «racistes». «Si Jésus lui-même retournait [sic] sur terre aujourd’hui, la seule question que je lui poserais serait: ‘Êtes-vous pour ou contre l’occupation juive en Palestine ?’ Celui qui a compris le problème juif a tout compris. Celui qui ne l’a pas compris n’a rien compris. Hitler a parfaitement compris ce problème. Pour nous, musulmans, la Deuxième Guerre mondiale n’a pas été une guerre entre le bien et le mal, mais une guerre contre l’occupation juive, l’intifada du peuple allemand. Une guerre entre Hitler et les racistes qui nous colonisaient ou qui rêvaient de nous coloniser ! S’il y a un mal absolu, c’est bien celui du projet colonial raciste juif.»
Néanmoins, le plus dangereux pour l’avenir n’est pas le déni psychopathologique de la Shoa, mais plutôt sa relativisation et banalisation par le biais d’analogies erronées avec la politique menée par l’État juif. Ainsi, en avril 2002, l’organe de la gauche pro-gouvernementale de Grèce intitulé Eleftherotypia publiait la caricature d’un soldat nazi portant une étoile de David. Ce soldat menaçait un Arabe affublé de l’uniforme rayé des prisonniers de camps de concentration. Sous le titre «Holocauste II», la légende était ainsi formulée: «La machine de guerre de Sharon s’efforce de perpétrer une nouvelle Shoa, un nouveau génocide».
Des caricatures de ce genre sont assez fréquentes en Grèce et en Espagne, où l’antisionisme et l’antisémitisme vont souvent de pair. Mais on les retrouve dans tous les pays de l'Union européenne.
Le prix Nobel portugais José Saramago, en visite en Israël il y a trois ans, n'a pas hésité à comparer Ramallah à Auschwitz. Dans un article de sa plume paru dans le quotidien espagnol El Pais, il décrit ainsi les Israéliens: « … éduqués et confortés dans l’idée que toutes les souffrances infligées à d’autres – en particulier aux Palestiniens – dans le passé, le présent et le futur, seront toujours inférieures à celles qu’ils ont endurées pendant la Shoa, les Juifs ne cessent de frotter leurs propres blessures pour qu’elles continuent de saigner, et les brandissent à la face du monde comme si elles étaient leur bannière».
Il ne s’agit pas ici, à l’évidence, de l’antisémitisme grossier patent dans le déni de la Shoa par le monde arabe, les néo-nazis ou les mouvances d’extrême-droite d’Europe et d’Amérique du Nord. Ce genre d’«inversion» du génocide qui a déjà rouvert tant de plaies puise sa source dans l’Europe post-nationale qui, du moins en apparence, dénonce l’héritage nazi, l’antisémitisme, le racisme, le bellicisme, l’impérialisme et l’usage de la force en politique. Dans cette Europe, c'est l'autre, le Palestinien, qui est considéré comme la victime suprême d’une injustice. Israël devient en toute logique le coupable absolu, l’incarnation du diable – un État littéralement «nazifié». On rappelle les horreurs du judéocide uniquement pour donner plus de poids à la critique d’Israël. On fait montre de compassion rétrospective vis-à-vis des Juifs sacrifiés dans l’indifférence quasi-générale, tout en les assimilant aux Palestiniens d’aujourd’hui, et en incriminant l’État juif.
Il s’agit là de mensonges sur Israël où les Juifs sont diabolisés, transformés en «ennemis du genre humain», en incarnation du racisme, en laquais d’un pays criminel ! Après des décennies d’enseignement de la Shoa, de dialogue œcuménique, de monuments, de films, d’innombrables cours universitaires; après la Conférence de Stockholm du 27 janvier 2000 et l’instauration de Journées nationales en souvenir des victimes de la Shoa dans le monde civilisé, nous sommes dans l’impasse. Le virus antisémite a muté et nous ne lui avons pas trouvé d’antidote adéquat pour l’heure. Cela reste l’un des plus grands défis de notre époque.
* Le professeur Robert S. Wistrich occupe la chaire Neuberger d’Histoire contemporaine de l’Europe et d’Histoire juive à l’Université hébraïque de Jérusalem. Directeur du «Vidal Sassoon International Center for the Study of Antisemitism», il est l’auteur de nombreuses publications dont: Antisemitism: The Longest Hatred (Pantheon, 1991), Nietzsche, Godfather of Fascism? (Princeton, 2002), Hitler, l’Europe et la Shoa (Albin Michel, 2005).
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