Il fait nuit noire. L’amphithéâtre romain de Césarée est illuminé et au centre, une arène inhabituelle: un Dohyo japonais. Le roulement du Wa Daiko, tambour traditionnel du Japon, résonne en guise de prélude musical. Puis, cérémoniellement, douze sumotoris font leur entrée: c’est la levée de rideau pour un spectacle fabuleux et unique qui fascinera chaque spectateur d’un théâtre où, pour l’occasion, le dernier strapontin a été vendu.
Une expression populaire en Israël dit: «never a dull moment», ce qui revient à dire qu’en Israël, on ne s’ennuie jamais. Les surprises sont quotidiennes, nombreuses, agréables ou désagréables, réjouissantes ou dramatiques, jamais elles ne manquent de piquant. Malgré tout, l’arrivée en Israël au mois de mai 2006 d’une écurie entière de lutteurs Sumo a constitué une aventure stupéfiante pour les plus blasés des Israéliens. Abstraction faite du poids de ces combattants sportifs (entre 102 et 155kg), on peut dire sans hésiter qu’il s’est agi d’un événement de taille. En effet, le fait de transporter toute une écurie, avec ses conseillers, ses directeurs et toutes les familles liées à cette institution n’a pas été, on peut le dire, une mince affaire !
Afin de nous permettre de connaître les tenants et les aboutissants, les motivations et les conséquences de cette importante opération, nous avons été à la rencontre de S.E.M. ELI COHEN, ambassadeur d’Israël au Japon, 5ème Dan de karaté et père de ce projet un peu fou mais superbement bien réussi.
Comment toute cette aventure a-t-elle commencé ?
Il y a deux ans, lorsque j’ai pris mes fonctions au Japon, j’ai décidé de mener mon ambassade comme on dirige une société commerciale. J’ai demandé à mes collaborateurs d’établir pour toute idée, pour tout projet, une étude de faisabilité et un plan d’action précis. L’idée de faire venir des Sumos en Israël ne date pas d’aujourd’hui, elle avait été proposée il y a douze ans déjà. Le concept était de promouvoir le tourisme japonais en Israël en montrant le pays au public à travers les yeux d’un sumotori. Étant proche de la culture et de la mentalité japonaises depuis des années, je sais que dans ce pays rien ne se fait rapidement ni dans la précipitation. Il faut d’abord planter une graine, puis la soigner et attendre patiemment qu’elle donne ses fruits. Les Japonais analysent, étudient et scrutent à fond tout projet, ils veulent s’assurer de sa réussite avant de s’y lancer concrètement. Pour moi, ma mission au Japon est avant tout de planter de nombreuses graines qui, avec le temps, changeront totalement la nature des relations entre les deux pays. Mais je sais aussi qu’avant moi, il y a eu de nombreux excellents ambassadeurs d’Israël au Japon, qui ont tous semé leurs graines, dont certains fruits sont aujourd’hui prêts à être cueillis. L’idée initiale d’amener un seul sumotori afin de promouvoir le tourisme israélien n’était simplement pas bonne. D’une part, elle était difficile à réaliser et d’autre part, la fédération sportive du Sumo demandait une somme pharamineuse pour donner son aval et son support à un projet qui, en définitive, ne profitait qu’à Israël. Ayant énormément de respect pour la culture et la mentalité japonaises, j’ai donc estimé important de démontrer qu’une telle opération pourrait être bénéfique pour les deux parties ce qui, une fois admis, ne constituait en fait qu’un point de départ solidement ancré. C’est là que j’ai réalisé que le fait d’amener un seul sumotori en Israël constituait quelque chose de dégradant, pour ne pas dire d’humiliant. Exhiber «cet animal curieux» à la raillerie populaire ne pouvait être que contreproductif. Au Japon, les combattants de Sumo sont admirés et vénérés. Ce sport national est une tradition issue des temples Shinto, dont les rituels datent d’il y a environ 1500 ans. Il y a aussi un côté sacré. Un combat de Sumo est bien plus qu’une simple démonstration de force sophistiquée et une grande partie des pratiques du judo et du jiu-jitsu est basée sur le Sumo: l’étude de l’équilibre, le changement de direction, la perception de l’adversaire, la gestion de l’énergie, etc. Lorsque j’ai dit à mes interlocuteurs japonais que je voulais promouvoir tous les aspects de la culture japonaise liés au Sumo, ils ont compris que cette opération était aussi dans leur intérêt. Dès ce moment-là, des négociations longues et délicates se sont engagées avec l’écurie Sadogatake Beya, qui est très importante.
Combien de temps ces négociations ont-elles duré ?
Après un an de discussions, j’ai rencontré le Premier ministre M. Junichiro Koizumi et lui ai demandé de nous apporter son soutien. Pour ce faire, je lui ai proposé d’élargir le voyage des Sumos en Israël à une opération de promotion du tourisme japonais, que nous avons intitulée «Yokoso Japan – Yokoso Israël» (bienvenue au Japon – bienvenue en Israël). A ce jour, le Japon ne reçoit annuellement que 6,7 millions de touristes, ce qui est relativement peu. Le Premier ministre, immédiatement intéressé, a établi un comité d’action. Mais j’avais surtout besoin de son aide pour obtenir l’accord de la ligue officielle des Sumos, la Nihon-Sumo-Kyôka. Il faut savoir que cette fédération est très puissante, que c’est elle qui fait la pluie et le beau temps dans tout ce qui touche de près ou de loin au Sumo. C’est aussi elle qui, lorsqu’il y a des présentations de Sumo à Las Vegas, encaisse sur tous les aspects: spectacles, publicité, etc.
Dans le cas présent, nous nous trouvions devant deux événements sans précédent: faire voyager toute une écurie dans son ensemble et ne rien verser à la Sumo-Kyôka. En plus du Premier ministre, j’ai fait appel à un certain nombre d’intervenants et à un moment donné, j’ai téléphoné à la fédération. Ses dirigeants m’ont d’abord dit être étonnés d’entendre tellement parler de nous, mais seule une question les intéressait: le gouvernement israélien invitait-il officiellement les sumotoris ? J’ai immédiatement confirmé cette invitation (sans en référer à Jérusalem, puisque je représente le gouvernement). J’ai donc envoyé une lettre officielle d’invitation, dans un japonais parfait, présentant tout le programme de la manière la plus détaillée. J’ai même mentionné l’idée d’amener les hommes les plus lourds du monde au point le plus bas du monde, la Mer morte, pour voir qui était le plus fort, la mer ou le poids des sumotoris. En moins d’une semaine, j’ai reçu une réponse positive et ma lettre m’a été rendue avec le tampon officiel d’approbation de la fédération. A ma grande surprise, ses dirigeants n’ont pas demandé d’argent, ils nous ont simplement dit de nous mettre d’accord avec les responsables de Sadogatake Beya, que j’avais déjà informés, et de leur confirmer que toute l’écurie était invitée. Une Beya est une véritable communauté qui comprend les familles, les entraîneurs, les juges, etc. Nous avons obtenu une coopération totale de leur part, parce que je leur ai simplement dit: «vous nous expliquez quels sont vos besoins et c’est notre responsabilité d’y subvenir pendant le voyage en Israël». Puis j’ai intitulé le projet: «Sumo from Japan to Israel with Peace and Love».
De combien de personnes s’agit-il et comment avez-vous financé l’opération ?
Environ une quarantaine, y compris un bébé d’un mois et demi, ainsi que le numéro trois du Japon, Kotooshu Kastunori, qui a le titre d’Ozeki. Ce Sumotori, d’origine bulgare, mesure 2,04m et pèse 147 kilos. Nous lui avons fait la surprise de faire venir ses parents de Bulgarie, qui n’avaient jamais eu l’occasion de le voir combattre !
Mais nous étions confrontés à un autre problème: le temps. En effet, nous avons obtenu la réponse mi-mars 2006 pour un voyage qui ne pouvait se dérouler qu’en juin de la même année. Il fallait non seulement tout organiser rapidement, mais surtout trouver les fonds. Sur cette question précise, il faut savoir que nous parlions d’un projet de près d’un million de dollars. Le Ministère israélien du Tourisme m’a immédiatement offert 15'000 dollars et celui des Affaires étrangères a proposé de se charger des réceptions VIP, des bus, etc., ce qui a encore couvert environ 7'000 dollars de frais. Je me suis donc lancé à la recherche de sponsors, que j’ai finis par trouver, ce qui est aussi une longue histoire.
Avez-vous dû prévoir des sièges d’avion spéciaux ou des lits spéciaux pour eux ?
Non, car tous les combattants pesaient en moyenne 150 kilos, à part l’un des juges, ancien sumotori, qui pèse 190 kilos. Nous avons donc tout basé sur ses besoins et il s’est avéré qu’il pouvait fonctionner dans un environnement conçu pour des personnes de taille moyenne. Mais là n’était pas notre problème majeur. Il y avait un nombre incalculable de détails à régler. Environ huit mois avant que nous obtenions l’autorisation, la fédération des Sumos en Israël a su que nous voulions amener une écurie dans le pays. Le responsable de cette organisation est venu me voir au Japon et je lui ai demandé s’il était prêt à prendre la responsabilité de ce projet côté israélien, soit l’ensemble du programme et le financement. Il m’a répondu par l’affirmative, mais il était assez étonné quand je lui ai téléphoné pour lui annoncer la bonne nouvelle et lui dire que les 12 sumotoris allaient débarquer en Israël trois mois plus tard, soit le 12 juin 2006 !
Vous avez donc réussi à tout mettre en place en un tour de main ?
Presque. En effet, au mois de mai, alors que nous étions en pleine réunion avec la direction de l’écurie, le téléphone a sonné. Le directeur de l’écurie a répondu et raccroché, blanc comme un linge. La fédération venait de lui annoncer qu’à la date prévue pour le voyage en Israël, il y aurait une cérémonie de couronnement au titre d’Ozeki d’un sumotori et que toute l’écurie devait être présente. Je leur ai simplement demandé à quelle date ils pourraient venir et finalement, ils m’ont dit que ce serait possible du 3 au 9 juin 2006. J’ai simplement dit: «c’est notre nouvelle date». En sortant, j’ai commencé à téléphoner frénétiquement en Israël, où il était six heures du matin. Branle-bas de combat: pour trouver des vols, tout réorganiser, etc. Mais, selon un vieil adage juif, tout ce qui arrive est en définitive pour le bien, même si nous ne le voyons pas immédiatement. Or, si le voyage avait eu lieu comme prévu, soit pendant la première semaine du Mondial, personne n’y aurait porté la moindre attention.
Pendant le séjour, il y a forcément eu un grand nombre de petits problèmes et d’anecdotes qui un jour seront certainement relatés dans un livre. Mais pouvez-vous nous raconter brièvement un problème que vous avez résolu qui aurait pu s’avérer majeur ?
A un cheveu près, nous n’avons pas pu présenter la grande soirée de combat à Césarée. Comme vous le savez, les luttes se déroulent sur un «ring» tout à fait particulier appelé Dohyo. Celui-ci est construit selon des règles très précises: d’une superficie totale de 5,40m2 avec, à l’intérieur, un cercle de 4,50m de diamètre, son sol est en argile recouvert d’une couche de sable. Au Japon, il est surmonté d’un toit d’un temple Shinto. Sa construction dure 16 heures. Or, en raison d’une panne d’électricité, les techniciens du spectacle qui avait eu lieu la veille de notre présentation n’ont pas pu démonter leur scène et faire partir leurs camions. Nous n’avons donc pas pu entrer en temps voulu et sans Doyho correct, il n’était pas question pour les sumotoris de combattre. Finalement, vers trois heures du matin, le directeur de l’écurie M. Mitsuya Kamatani et moi-même avons pris les premières brouettes d’argile et donné l’exemple pour commencer la construction du ring. Grâce à la chaleur, celui-ci a séché plus rapidement que d’habitude et le spectacle a pu avoir lieu.
Aujourd’hui, à l’issue de ce voyage qui fut un grand succès, comment mesurez-vous les conséquences ?
Tout d’abord, il faut savoir qu’en plus de l’écurie, nous avions invité une ou deux chaînes de télévisions japonaises, qui ont envoyé des équipes en Israël. Chaque soir, l’ensemble du Japon a pu suivre le voyage des Sumos en Terre sainte: les Sumos à Jérusalem, les Sumos à Tel-Aviv, les Sumos dans la Mer morte, les Sumos chez le président d’Israël. L’ensemble des reportages cumulés des chaînes japonaises, Fuji TV, NHK, Ashaï Shimbun, résulte en moyenne à 15 minutes de reportages par jour ! De plus, Fuji TV a fait un reportage complet qui sera diffusé dans quelque temps.
Sans vouloir me vanter, je crois pouvoir dire que l’opération «Sumo from Japan to Israel with Peace and Love» a été couronnée de succès. Pour ma part, je n’ai fait que mon travail : améliorer les relations entre les deux pays…
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