Au cours de la plus grande partie de son histoire, l'Europe a trouvé dans le Juif l'incarnation suprême de l'Autre. L'antisémitisme comme bouc émissaire de tous les maux a été l'idéologie la plus persistante, d'une part à cause de la position particulière des Juifs et du judaïsme dans la civilisation européenne chrétienne et, d'autre part, en raison de certaines caractéristiques ancrées dans l'expérience diasporique juive elle-même. Le mythe séculaire du «Juif errant» ainsi que le caractère nomade, inconstant, hyper mobile et «international» de la vie juive en diaspora ont facilité aux Gentils l'élaboration d'une image démoniaque du Juif comme la quintessence de l'étranger. Rappelons que le sionisme a été fondé précisément pour mettre un terme à la condition ex-territoriale et dépourvue de racines du vécu juif dans la Galout, en créant un cadre national cohésif et autonome dans l'État d'Israël.
Mais depuis la Shoa et l'établissement d'Israël - et plus particulièrement au cours des deux dernières décennies - le «Juif collectif» de l'État-nation israélien est devenu lui aussi la cible d'un antisémitisme redevenu en vogue. L'objectif de cet anti-sionisme radical consiste à purifier le monde de tout État juif, à le rendre Judenstaatrein. Au Moyen-Orient - puissamment animé par cette aspiration depuis des décennies - les Israéliens sont toujours perçus par beaucoup d'Arabes comme un Autre aliénant, tandis qu'en Europe même, la délégitimation et la diabolisation de l'État juif ont pris une ampleur considérable depuis l'an 2000. Comment cela s'est-il produit ? Pourquoi ? Et quels facteurs de continuité et de changement discerne-t-on dans les manifestations actuelles de l'hostilité européenne vis-à-vis des Juifs et d'Israël ? Est-il question de la vieille haine du Juif, sommes-nous en présence d'un phénomène nouveau ou d'une créature hybride moins familière, revêtant des accoutrements nouveaux et anciens afin de mieux masquer son intolérance des Juifs et des Israéliens ?
Personnellement, je suis enclin à adopter cette dernière hypothèse. Mais elle n'élimine pas totalement l'énigme. Comment expliquer, par exemple, ce paradoxe apparent: l'incroyable recrudescence des sentiments anti-israéliens et anti-juifs au cours des quatre dernières années se produit précisément dans l'Union européenne contemporaine, fondée sur le multiculturalisme, sur des idéaux pluralistes et un consensus «antiraciste».
Il serait assurément simpliste d'attribuer cette recrudescence exclusivement à l'Intifada palestinienne et à ses échos en Europe. Les importantes tendances économiques de la mondialisation interviennent également: ayant provoqué des migrations d'une ampleur sans précédent, elles ont créé une nouvelle diversité de cultures et exacerbé le sentiment d'une identité agressée parmi les millions de «laissés-pour-compte» de la modernisation. Pour certains, ces forces globalisantes sonnent le glas de l'État-nation ainsi que l'effondrement de la religion, des traditions et des valeurs établies; pour d'autres, elles annoncent une ère nouvelle où règnent la tolérance, le respect de la dignité humaine et le «droit à la différence».
A première vue, l'image d'une Union européenne progressivement supranationale semble offrir aux Juifs d'Europe le meilleur des mondes possibles. Pour l'instant, toutefois, cette promesse ne s'est pas réalisée. Au lieu de cela, nous sommes témoins de tensions ethniques croissantes, d'une montée du racisme, de la xénophobie et de l'antisémitisme qui se présentent parfois sous le masque de l'anti-sionisme ou de la «critique contre Israël». Toutes ces manifestations ont connu une résurgence paroxystique précisément dans cette Europe pluraliste et prétendument antiraciste, après l'an 2000 ! Comment concilier ce phénomène frappant avec le fait que la commémoration de la Shoa prend de plus en plus de relief dans la conscience de l'Europe, qu'elle a été institutionnalisée dans la vie culturelle au point de devenir l'événement constitutif de son histoire récente ? Par ailleurs, comment se fait-il que la mémoire de la Shoa soit de plus en plus utilisée contre Israël, que les amalgames entre sionisme et nazisme et entre le martyr des Juifs et la souffrance des Palestiniens soient devenus monnaie courante ? La mode actuelle consistant à transformer les victimes juives d'hier en oppresseurs racistes d'aujourd'hui, auteurs de «crimes contre l'humanité», a sans nul doute des racines plus profondes que les mythes, les diffamations et la désinformation diffusée par internet ou sur les écrans de télévision.
La croyance populaire a longtemps considéré l'antisémitisme moderne comme un phénomène de droite, une manifestation réactionnaire des éléments conservateurs de la société, des traditionalistes religieux, des fascistes et des nazis, tous opposés à la démocratie libérale, à la laïcité, à la raison, aux valeurs universelles de liberté et d'égalité, aux valeurs humaines tout court. Cet aspect anti-moderniste de l'antisémitisme a été, sur le plan historique, un puissant facteur jusqu'à la Shoa. On en retrouve des survivances dans le discours d'une droite radicale et démagogue ou parmi les fondamentalistes islamiques qui abhorrent le libéralisme, le socialisme, le féminisme, la démocratie égalitaire et le métissage des cultures. Mais les partis-pris du nouveau libéralisme en vogue dans la société européenne contemporaine répudient le nationalisme ethnique d'antan. C'est précisément l'opinion progressiste qui se plaît à fustiger Israël, à le dénoncer comme État pratiquant l'apartheid, n'hésitant pas à recourir au nettoyage ethnique, etc. La partialité du camp libéral est moins évidente que celle issue de la droite, justement parce que ses opinions se drapent dans le langage des droits de l'homme, dans le discours multiculturel et universaliste. Cela n'empêche pas un nombre croissant de figures «libérales» de dénoncer le judaïsme comme une foi fondamentaliste et sanguinaire, prônant le génocide; de ressusciter d'anciennes accusations de crime rituel sous forme laïque moderne (l'armée israélienne est ainsi décrite comme une bande de cruels «tueurs d'enfants»); d'évoquer de sombres conspirations concernant le pouvoir occulte exercé par de puissants groupes de pression juifs ou israéliens sur Washington et sur d'autres importantes capitales et de les rendre responsables de l'attentat du 11 septembre, de la guerre contre l'Irak et même de l'actuelle vague de terreur mondiale.
Ceux qui diffusent aujourd'hui ce genre de mythes appartiennent souvent au courant majoritaire, ce sont des intellectuels, des journalistes et des anti-mondialistes rejetant avec véhémence toute accusation de racisme ou d'antisémitisme. L'indignation avec laquelle ils réagissent face au moindre soupçon d'antisémitisme les conduit de façon ironique à s'enfoncer dans des explications embrouillées, où ils prétendent qu'un débat fallacieux sur le racisme anti-juif a délibérément été manipulé de façon à préserver Israël de toute critique. Ce type d'argumentation est désormais répandu dans la gauche européenne qui, on le rappelle, est officiellement antiraciste. Sa partialité spécifique consiste à s'exprimer au nom d'un multiculturalisme universel et à défendre l'Autre palestinien. Cette démarche est particulièrement odieuse en ce qu'elle s'accompagne d'une tentative de boycott, d'aliénation et d'exclusion d'Israël de la communauté des nations; poussé jusqu'à l'extrême, ce processus cumulatif risque de s'achever par la destruction d'Israël. Que des Juifs et des Israéliens choisissent parfois d'ignorer les dangers de l'antisémitisme islamique est spécialement choquant; qu'ils soient impliqués dans des actions diffamatoires et qu'ils jugent bon de rationaliser les attaques suicide commises par les Palestiniens contre des civils israéliens relève tout simplement du pathologique. On trouve des intellectuels juifs au premier rang des détracteurs d'Israël et certains vont jusqu'à protéger le djihad palestinien et le culte du shahid de toute condamnation morale par la gauche. Tout cela n'a pu empêcher une vive réaction populaire en Europe contre un islam de plus en plus fondamentaliste, dont le rôle dans les attaques à la bombe de Madrid et celles du 7 juillet à Londres a clairement secoué l'opinion publique ainsi que la politique des gouvernements.
Les Juifs européens se sont retrouvés en première ligne de la «guerre des cultures» provoquée par un islam radicalisé. Dans ce contexte, le lien toujours plus accentué entre anti-américanisme, hostilité à l'égard d'Israël et antisémitisme devient extrêmement signifiant. Si l'Europe se complaît à présenter le président Bush et Ariel Sharon comme les incarnations du mal, on peut certes l'expliquer comme une réaction directe à leur politique en Irak et dans les territoires palestiniens, politique largement critiquée ou désapprouvée. Mais les images d'Américains et de Juifs dépeints comme des Shylock rapaces et assoiffés de guerre ou comme des conspirateurs brutaux appartiennent à l'arsenal historique de l'antisémitisme; cela ne peut être ignoré. Il ne fait pas de doute que ces images-là survivront à l'encensement général dont Israël jouit temporairement en raison du retrait de la bande de Gaza. Lorsqu'il cède du territoire, Israël est évidemment plus populaire que lorsqu'il s'y maintient; néanmoins, ce geste n'a en rien diminué les tentatives d'isoler l'État juif, de le frapper d'ostracisme. Pour nombre d'Européens, cet État représente toujours le «mauvais Juif» tandis que les «bons» sont ceux qui condamnent le sionisme sans équivoque et contestent à Israël le droit de se défendre contre la terreur. En s'enferrant dans cette position, la société européenne risque de se retrouver dans une situation où elle renonce à ses valeurs essentielles pour apaiser un islam totalitaire. Au lieu de défendre bec et ongles les valeurs fondatrices de l'Occident comme le respect de la loi, la tolérance religieuse, la laïcité, l'égalité des sexes, les droits inaliénables de l'homme et la liberté de parole et d'opinion, cette société se montre obsédée par les dangers de l'islamophobie, paralysant ainsi toute possibilité de critique de l'extrémisme islamique, pourtant tellement indispensable. S'il n'est pas rapidement maîtrisé, ce manque de nerf conduira à une islamisation rampante et peut-être irréversible de la société européenne, de sa culture et de son administration politique.
Depuis 2000, le virus anti-juif a clairement subi une mutation en Europe. L'ancienne variété de l'antisémitisme politique surgi à la fin du XIXe siècle, à l'époque de la montée du nationalisme ethnique et du racisme, excluait les Juifs en tant que suprême incarnation de «l'étranger». La résurgence actuelle s'est produite dans une Europe s'affirmant post-nationaliste, où, à l'exception de la droite radicale populiste et de groupes néo-nazis marginaux, la bigoterie völkisch et raciste est généralement considérée comme inconvenante par l'opinion éclairée. De nos jours, les élites européennes jugent normal le droit à une identité culturelle distincte. Ce n'était pas le cas il y a soixante ou cent ans. Ainsi, le racisme antisémite classique affirmait que les Juifs étaient inassimilables; par ailleurs, leur intégration était considérée comme extrêmement dangereuse puisqu'elle risquait de conduire à une judaïsation de la culture occidentale. Le libéralisme, le capitalisme, le laïcisme, le socialisme, la pornographie, l'avant-garde culturelle, la psychanalyse et le marxisme ont tour à tour été qualifiés de manifestations de «l'esprit juif» moderniste par les antisémites. Ces opinions n'ont pas disparu. Mais à notre époque de métissage des cultures, c'est Israël qui est perçu par un nombre croissant d'Européens comme le paradigme du racisme dans le monde contemporain, promu ainsi par la nouvelle Afrique du Sud et symbole absolu de l'apartheid. Dans le même temps, les islamistes rejetant totalement l'Occident et combattant ouvertement pour le détruire sont traités avec des gants de velours; comme si, en tolérant ces aberrations, on contribuait à la cause de l'islam et au désir des musulmans modérés de s'intégrer. Voilà une démarche on ne peut plus perverse et contre-productive.
Le credo du multiculturalisme embrassé par l'Europe oublie que les limites ont toujours été essentielles pour l'identité religieuse, culturelle et nationale. Ainsi que le sens d'appartenance. La religion et le nationalisme intégral sont somme toute une affaire d'identité. Ces réalités ont également marqué l'antisémitisme comme un code culturel présent depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours. Quelles sont donc les répercussions du processus d'élargissement de l'Union européenne sur l'identité nationale, culturelle et politique ? Que deviennent par exemple les identités spécifiques française, britannique, allemande, italienne, belge, hollandaise ou espagnole lorsqu'elles sont menacées non seulement par les assassins du djihad mais également par le rythme effréné de la mondialisation et l'immigration de masse de Musulmans venus d'un univers culturel différent ?
Le multiculturalisme devrait inscrire à son ordre du jour la dignité de l'homme quel qu'il soit, le respect pour la diversité, l'amour de l'étranger, il devrait s'efforcer d'offrir à l'autre un espace public, de surmonter le tribalisme, l'orgueil et aussi de rejeter une forme unique d'universalisme. Dans une perspective idéale, le racisme et l'antisémitisme ne devraient pas exister dans le monde multiculturel imaginé par l'Union européenne, ni aucune forme d'exclusion de l'Autre. Cependant, la version actuelle de la société mondialiste et multiculturelle telle qu'elle émerge dans une Europe post-nationale où la politique ethnique est toujours très forte, montre que les choses sont bien plus complexes dans la réalité. Le Vieux continent se situe à une croisée de chemins historique où le retour de l'antisémitisme, en même temps que le terrorisme, le djihad et la question des identités représentent les défis majeurs du présent et de l'avenir.
* Le professeur Robert S. Wistrich occupe la chaire Neuberger d'Histoire contemporaine de l'Europe et d'Histoire juive à l'Université hébraïque de Jérusalem. Directeur du «Vidal Sassoon International Center for the Study of Antisemitism», il est l'auteur de nombreuses publications dont: Antisemitism: The Longest Hatred (Pantheon, 1991), Nietzsche, Godfather of Fascism? (Princeton, 2002), Hitler, l'Europe et la Shoa (Albin Michel, 2005).
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