Lorsque l'on évoque l'Espagne et le judaïsme, en général deux éléments nous viennent immédiatement à l'esprit: l'Inquisition, avec l'expulsion des Juifs en l492, et la collaboration de Franco avec l'Allemagne nazie. L'histoire récente et actuelle de la vie juive en Espagne est souvent occultée, non pas de manière délibérée, mais par simple ignorance. On a l'impression que les Pyrénées constituent un mur invisible qui coupe le judaïsme espagnol de la société juive européenne. Or ce qui s'y passe aujourd'hui est particulièrement intéressant et étonnant. Afin de nous permettre d'en savoir plus, nous avons été reçus par JACOBO ISRAEL GARZON, président de la Fedración de Comunidades Judias de España et président de la communauté juive de Madrid.
Avant de brosser un tableau de la vie juive actuelle en Espagne, pouvez-nous donner un bref historique de l'évolution de la société juive au cours du XXe siècle ?
Les traces d'une présence juive en Espagne remontent à l'année de la fin officielle de l'Inquisition, soit 1834. Il s'agissait d'individus qui ne s'étaient pas organisés en communautés et qui ne vivaient pas comme Juifs, mais qui ont souvent été enterrés dans des cimetières britanniques en tant que Juifs. La première communauté formellement établie au cours du XIXe siècle était celle de Séville, où des Juifs en provenance du nord du Maroc, surtout de Tétouan, étaient venus s'installer, fuyant la guerre qui faisait rage entre l'Espagne et le Maroc en 1870. Le cimetière juif de Séville est donc le plus ancien, mais aujourd'hui seules quelques familles juives vivent encore dans cette ville. Les premières communautés ont été créées pendant la Première Guerre mondiale. Elles étaient composées de Juifs vivant déjà en Espagne et de gens de diverses nationalités, turque, allemande, autrichienne et autres, qui avaient été expulsés de France parce qu'ils détenaient des passeports de nations ennemies. Les Juifs déjà établis en Espagne n'étaient pas organisés en communautés, les offices religieux avaient lieu dans des maisons privées. Les nouveaux arrivants, par contre, avaient l'habitude de vivre en communauté et c'est ainsi que les premières synagogues ont été construites, à Madrid en 1916 et à Barcelone en 1918. A cette époque, on comptait environ 2000 Juifs en Espagne mais au début de la Guerre civile, ils étaient 6-7000. L'issue de la Guerre civile a constitué un changement fondamental dans la vie juive en Espagne puisque les Phalangistes de Franco, amis de l'Allemagne et de l'Italie, ont gagné la guerre. Ils ont immédiatement fermé la seule synagogue qui restait encore en Espagne, celle de Barcelone, puisque la Catalogne était le dernier bastion républicain à tomber. La communauté juive avait résisté autant qu'elle avait pu, ce qui n'avait pas été le cas à Madrid. En 1939, toute forme d'établissement d'une communauté était interdite et cette interdiction a d'ailleurs duré presque 30 ans puisqu'elle n'a été levée qu'en 1967, bien que l'ouverture de synagogues ait été autorisée. Il faut néanmoins reconnaître que, bien que le gouvernement espagnol d'alors eut établi des listes de tous les éléments dangereux pour le nouvel État espagnol, par conséquent de tous les Juifs vivant en Espagne, celles-ci n'ont jamais été utilisées ou communiquées à quiconque. Rappelons également qu'il n'y a jamais eu de lois raciales promulguées. Pendant toute la Deuxième Guerre mondiale, il n'y avait officiellement en Espagne ni synagogues ni offices religieux juifs. Ceux-ci avaient lieu dans des domiciles privés, ce qui n'était pas simple étant donné que toute réunion de plus de trois ou quatre personnes était considérée comme tentative de complot.
Combien y avait-il de Juifs en Espagne pendant la Deuxième Guerre mondiale ?
L'Espagne était un lieu de passage ouvert à tous ceux qui possédaient des visas pour d'autres pays. C'est ainsi que 42'000 Juifs ont transité par le pays, dont environ 35'000 légalement. Il faut se souvenir que jusqu'en 1942, les autorités allemandes autorisaient les Juifs étrangers à quitter la France. Ceux qui avaient un visa pouvaient donc se rendre provisoirement en Espagne. En 1942, la frontière a été fermée et les réfugiés ont dû passer illégalement, ce qui était beaucoup plus difficile. En Espagne, il y avait des camps d'internement où les réfugiés pouvaient vivre avec l'aide des grandes organisations juives américaines. Il faut aussi se souvenir que la générosité des pays pour accorder des visas à des Juifs était malgré tout très limitée. En plus des 42'000 Juifs qui ont transité par l'Espagne, environ 7000 y vivaient: plus de la moitié étaient des Juifs allemands ayant pu venir vivre en Espagne dès 1933. Le reste était constitué de Juifs qui vivaient cachés, qui se sont convertis ou qui se sont perdus dans l'assimilation. Après la guerre, lorsque Franco a voulu établir des relations avec les États-Unis, c'est l'Amérique qui a exigé qu'il accorde plus de liberté religieuse aux Juifs et aux protestants. C'est donc grâce aux sénateurs américains qu'une certaine forme de liberté religieuse a été rétablie en Espagne. La première synagogue à ouvrir à nouveau était celle de Barcelone en 1945, suivie de celle de Madrid en 1947, qui a été inaugurée en 1948. Il prévalait donc cette situation paradoxale où des lieux de culte juifs avaient le droit d'exister alors que l'établissement de toute forme de communauté restait interdit. C'est ainsi que les lieux de culte pouvaient être ouverts avec un permis délivré par la police mais, parallèlement, aucune communauté n'avait le droit d'être propriétaire d'une synagogue ou de représenter les Juifs auprès des autorités, puisque les communautés n'existaient pas. En 1956, un événement très important pour la communauté juive a eu lieu. Le protectorat espagnol sur le nord du Maroc a pris fin, y compris à Tanger, qui était une ville internationale. A cette époque, 22'000 Juifs vivaient encore dans cette région, alors qu'à un moment donné, on en comptait pratiquement 30'000. Ces Juifs sont donc partis s'installer au Venezuela, en Israël, en France, mais aussi en Espagne, car ils parlaient couramment la langue. Cette nouvelle donne a totalement réformé et réorganisé la communauté juive espagnole, qui a soudain pris de l'importance. Parallèlement à ces événements, une certaine libéralisation s'est installée en Espagne et vers la fin de son existence, le franquisme a même instauré une liberté religieuse totale. Dès ce moment-là, la communauté juive a eu une existence légale et a pu établir des relations officielles avec l'État, les autorités municipales, acquérir des biens immobiliers, etc. Ce n'est qu'en 1980 qu'une véritable loi de liberté religieuse a été finalement votée. Celle-ci a joué un rôle primordial dans le développement de la vie communautaire. En effet, de nombreux Juifs qui vivaient cachés se sont fait connaître et des Juifs en provenance d'Amérique du Sud sont venus s'établir en Espagne. Aujourd'hui, la communauté est donc constituée à 85% de Juifs nés ici ou originaires du nord du Maroc et d'Amérique du Sud.
En quelle année votre fédération a-t-elle été créée ?
La Fédération des communautés, qui regroupe les 13 communautés d'Espagne, a été formellement fondée en 1982. Dès le début, nous avons décidé qu'il n'y aurait qu'une seule communauté établie dans chaque ville, ce qui n'exclut pas la multiplicité du nombre de synagogues et de types de cultes. Face aux autorités, il n'y a qu'un seul interlocuteur dans chaque localité. En 1992, la Fédération a conclu un accord avec l'État au terme duquel la communauté juive, comme d'ailleurs les protestants et les musulmans, est officiellement reconnue. Ce traité, ratifié par le parlement espagnol, est important puisque l'Espagne n'est pas un État laïque et que l'Église y joue encore un rôle important. Suite à cet accord et dans le but de promouvoir concrètement la liberté religieuse, une fondation intitulée «Pluralisme et Confiance» a été créée. Il s'agit d'un type de comité intercommunautaire regroupant toutes les religions, qui finance des projets pour les minorités religieuses. En ce qui nous concerne, il sponsorise notre radio par Internet ainsi que quelques autres projets pratiques, comme des locaux, etc. Nous touchons une contribution annuelle de 500'000.- euros, ce qui ne nous permet pas de nous lancer dans de grands desseins.
Comment définiriez-vous la vie juive en Espagne aujourd'hui ?
Comme je vous l'ai dit, il y a 13 communautés, dont Madrid et Barcelone sont les plus importantes, les autres étant à Valence, Alicante, Benidorm, Séville, Malaga, Toremolinos, Marbella, Ceuta et Melilla (deux villes espagnoles situées sur les côtes marocaines proches de Tanger), aux Baléares et deux communautés aux îles Canaries. On estime généralement qu'environ 40'000 Juifs vivent en Espagne et que près de la moitié sont proches de la vie communautaire. Il faut savoir qu'en Espagne l'assimilation est plus facilitée qu'ailleurs. En effet, toute personne parlant la langue est considérée comme faisant partie intégrante de la société, par conséquent les Juifs ne se sentent pas rejetés. Contrairement au reste de l'Europe, le taux de mariages mixtes n'est pas très élevé, ceci est surtout dû au fait que les Juifs qui veulent épouser quelqu'un d'une autre religion demandent à leur partenaire de se convertir.
Quelles sont les relations de la jeunesse avec la vie communautaire et y a-t-il une relève du leadership qui se prépare ?
Comme partout, le travail communautaire est largement basé sur le volontariat qui est un élément essentiel de la vie juive dans la Diaspora. Or il fait un peu défaut. Dans notre école qui compte aujourd'hui 320 élèves âgés entre 3 et 15 ans et qui, par conséquent, passent treize années de leur vie dans un environnement juif, on pourrait penser que nous sommes à même de susciter quelques vocations de volontaires. Tel n'est pas le cas. Cela dit, nous pouvons compter sur deux sources: des jeunes qui se portent volontaires pour assurer la sécurité et des personnes ayant dépassé la cinquantaine, partiellement retraitées et qui peuvent offrir de leur temps à la communauté. Il faut reconnaître que ces «moins jeunes» sont souvent plus jeunes d'esprit et dynamiques que leurs descendants. Nous ne devons pas non plus négliger la part des femmes et des organisations juives féminines qui jouent un rôle très important dans la vie active de notre communauté. Pour conclure ce sujet, je dirai que nous devons gérer la question de l'activisme communautaire: le volontariat pur, sur lequel nous ne pouvons pas trop compter, et le volontariat partiel, qui implique l'engagement contre rémunération de personnes à qui nous pouvons confier des tâches précises.
Quelles sont vos relations avec l'Église ?
L'Église espagnole n'est pas une église ouverte, mais il existe un centre judéo-chrétien dirigé par une religieuse faisant partie des S?urs de Sion, très bien disposée à l'égard des Juifs, avec qui nous organisons de temps en temps des activités communes. Nous menons un dialogue inter-religieux, dont le but est de favoriser la compréhension et l'entente entre les différentes religions. Nos relations avec l'Église sont correctes. Elle se rend compte que son pouvoir et son statut monolithique sont en régression. Selon certaines statistiques, près de 40% de la population espagnole se considèrent comme étant laïques.
Qu'en est-il de l'antisémitisme ?
Aujourd'hui, l'antisémitisme ne vient pas de l'Église. L'antisémitisme espagnol, comme tout l'antisémitisme européen, provient de trois sources: des néonazis, des islamistes - violents et dangereux -, et finalement d'une forme d'antisémitisme nettement plus complexe, qui s'exprime sous forme d'anti-israélisme militant et qui trouve son expression dans la presse. Ses promoteurs utilisent l'iconographie de l'ancien antisémitisme pour analyser le conflit arabo-israélien. D'ailleurs, en Espagne comme dans le reste de l'Europe, nous assistons à un phénomène intéressant. L'anti-israélisme actif, qui n'est qu'une forme d'antisémitisme à peine déguisée, était avant tout une spécialité soviétique. Or avec la levée du rideau de fer et la chute du Mur de Berlin, ces idées ont été adoptées par la gauche européenne qui les diffuse très largement. Cette réalité s'inscrit aussi dans cette folie européenne qui promeut un anti-américanisme maladif voulant faire croire que les Américains sont nos ennemis.
Sans vous demander de jouer les prophètes, pouvez-vous nous dire comment, en toute logique, vous voyez l'avenir de votre communauté ?
L'évolution que nous avons vécue au cours des dernières années était en fait assez imprévisible et un changement progressif s'est mis en place. Il faut bien comprendre qu'en réalité, nous étions une communauté qui, de 1916 à 1970, était dirigée par des Ashkénazes et un peu fermée. L'intégration par exemple des Juifs argentins dans la communauté juive a été assez difficile. A Madrid, l'ouverture s'est faite grâce à un élément unificateur, l'école juive. Le mélange d'enfants issus de milieux religieux et non religieux, ashkénazes et séfarades, a fait que les gens ont appris à se connaître et que les Juifs de différentes origines se sont mélangés. Quant à l'avenir, je dois tenir compte de quelques éléments qui joueront un rôle dans l'évolution de la communauté: l'émigration vers Israël et l'assimilation pour ce qui concerne la diminution des effectifs. Quant à leur augmentation, nous aurons un certain nombre de conversions pour des raisons de mariage ou de convictions car, au cours des dix dernières années, environ 400 personnes se sont converties. En Amérique latine, la crise continuera à se développer et ce que nous voyons aujourd'hui au Venezuela avec le président Chavez s'étendra inévitablement au Pérou, à la Colombie et à la Bolivie, où les Juifs auront de sérieux problèmes. Je pense qu'un grand nombre d'entre eux viendront s'établir en Espagne, surtout ceux en provenance du Venezuela. En effet, la plupart des Juifs vénézuéliens sont originaires du Maroc espagnol et ont de la famille ici. Pour terminer, nous assisterons sans aucun doute à une migration interne, les petites communautés étant appelées à disparaître, leurs membres viendront s'installer dans les grandes villes où ils trouveront du travail, une école juive, etc. Ils auront trois destinations possibles: le sud avec Malaga, Toremolinos et Marbella, villes où l'économie n'est pas très forte et qui attireront plutôt des retraités; Barcelone, où il y a malgré tout le problème de l'indépendance de la Catalogne, c'est-à-dire où l'espagnol est en perte de vitesse en faveur du catalan; finalement Madrid, où je pense que la majorité des Juifs viendront s'établir, qui offre beaucoup d'avantages comme le dynamisme économique, la stabilité politique et l'intensité de la vie juive. En conclusion, je dirai qu'en toute logique, au cours des années à venir, la population juive d'Espagne devrait aller en augmentant. Cela dit, la politique d'immigration de l'Espagne est très restrictive, ce qui limite aussi la venue des Juifs. En Espagne, seulement 8.5% de la population est étrangère.
En votre qualité de président de la Fédération, quelles sont vos principales préoccupations ?
Elles se situent à deux niveaux: sur le plan extérieur, maintenir les excellentes relations que nous avons avec les autorités et lutter contre l'antisémitisme, en particulier contre cet anti-israélisme militant dont je vous ai parlé; sur le plan intérieur, conserver l'entente entre les Juifs de tous bords, ce qui n'est pas une mince affaire. Je suis pour un traditionalisme ouvert et non exclusif, mais dans un esprit de compromis. Par exemple, nous avons signé un accord avec la communauté libérale dite conservatrice au terme duquel nous la représentons face aux autorités, mais nous ne l'avons pas intégrée en tant que communauté dans notre fédération.
Sur le plan communautaire, nous devons faire face à un autre problème qui concerne nos aînés. Il n'est pas envisageable de fonder une maison pour personnes âgées. Toutefois, nous prévoyons de faire des accords avec des institutions existantes afin que des membres de nos communautés puissent être intégrés dans leurs structures tout en bénéficiant d'un service de cacheroute, d'offices religieux, etc. Pour l'instant, nous sommes en train de mettre en place des centres de jour où les personnes âgées peuvent se retrouver pour des activités sociales de tous genres.
Nous le voyons, Le judaïsme espagnol vit actuellement dans une phase d'essor progressif. De plus, il est doté d'un leadership animé d'un esprit réaliste et pragmatique.
L'immigration sud-américaine
En raison de la crise économique en Argentine, plusieurs centaines de familles juives se sont installées en Espagne en 2001 et 2002. Leur choix s'est fait en raison de la langue. Bien que majoritairement ashkénazes, elles ont été très bien accueillies par la communauté séfarade, qui a tout mis en ?uvre pour faciliter leur intégration. Depuis quelque temps, on assiste à une immigration en Espagne de Juifs en provenance du Venezuela, l'antisémitisme y étant devenu plus actif; la police de Chavez a investi un centre communautaire juif à la recherche d'une cache d'armes. De plus, la situation économique est en train de se détériorer et la sécurité personnelle est menacée. Comme dans le reste de l'Europe, la politique espagnole d'immigration est très restrictive envers les citoyens ne faisant pas partie de l'Union européenne. Par conséquent, l'obtention de permis d'établissement passe par une procédure très difficile. Nous avons rencontré Me Carlos Pipino Martinez qui, depuis quelques années, entreprend de nombreuses démarches afin de permettre aux Juifs en provenance d'Amérique du Sud de s'établir en Espagne. Le pays accorde un droit de résidence à deux sortes de requérants: ceux ayant un contrat de travail en vue et ceux qui investissent en Espagne, même dans un petit commerce. Le montant minimal requis varie selon les municipalités. Pendant de nombreuses années, Madrid se contentait d'un apport de 300'000.- euros, mais cette somme a doublé récemment. Les permis sont plus facilement négociables avec les petites municipalités. A la question de savoir si cette nouvelle présence juive contribue au développement économique de l'Espagne, Me Martinez nous a notamment déclaré: «Il ne fait aucun doute que la multiplication des commerces de ces nouveaux immigrants juifs, surtout à Madrid, joue un rôle positif dans le développement de l'économie locale. Mais comme il ne s'agit pas d'une immigration massive, elle n'a aucune influence décisive dans le pays».
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