Éditorial - Printemps 2002
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Par le Dr Efraim Zuroff *
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J’ignore absolument ce que Dinko Sakic avait en tête lorsqu’il ouvrit la porte de sa maison à Santa Teresina en Argentine et invita le journaliste Jorge Camarasa et son équipe de cameramen à entrer. Il ne se doutait sans doute pas qu’il était en passe de provoquer auprès de ses compatriotes de Croatie une déchirante confrontation avec leur rôle sanglant pendant la Shoa. Ce fut en effet l’interview accordée par Sakic à Camarasa qui déclencha la suite d’événements qui devaient mener à sa condamnation à Zagreb. L’acte d’accusation portait sur les massacres commis dans le camp de concentration de Jasenovac en Croatie, durant la période - en 1944 - au cours de laquelle Sakic en fut le commandant. Tenu en 1999, ce procès permit à la société croate d’apprendre la douloureuse vérité concernant le rôle de son pays dans l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et les crimes perpétrés par les Oustachis, les fascistes locaux.
Au cours de l’interview, qui fit la une à la télévision nationale argentine le 6 avril 1988, Sakic avoua ouvertement qu’il avait servi comme commandant à Jasenovac, sans toutefois exprimer le moindre regret quant à ses activités. Bien au contraire, il était fermement convaincu que lui et ses comparses Oustachis avaient fait ce qu’il fallait. Déclaration particulièrement choquante face aux témoignages des survivants de Jasenovac, interviewés par Camarasa pour la même émission; ces témoignages faisaient état des exécutions collectives perpétrées dans le camp, de la cruauté et de la brutalité indicibles de ses gardes: près de 85’000 civils, dont 18’000 Juifs, furent assassinés dans le camp.
A l’issue de l’interview, les pressions pour que des mesures soient prises à l’encontre de Sakic se firent plus insistantes. Le lendemain même de l’émission, j’adressai à l’ambassadeur d’Argentine en Israël une requête pour son arrestation immédiate et demandai simultanément à l’ambassadeur de Croatie que son pays entreprît des démarches pour l’extradition de Sakic afin qu’il soit jugé devant un tribunal croate. Alors que la première requête était tout à fait logique, la seconde l’était beaucoup moins. En règle générale, le Centre Simon Wiesenthal préfère que les criminels de guerre nazis soient jugés dans le pays où les crimes furent commis ou dans les pays dont ils sont nationaux (dans le cas de Sakic, c’était le même); toutefois, demander à ce pays de juger un de ses citoyens constituait un énorme pari compte tenu de la solide sympathie dont jouissaient encore les Oustachis auprès de nombreux Croates et du fait que Franjo Tudjman en était le président.
Bien que Tudjman eût combattu les Nazis comme commandant des partisans dans les rangs de Tito et que son frère eût été assassiné par les Oustachis, son positionnement idéologique à la fin des années 80 était devenu celui d’un ultra-nationaliste, cherchant à affermir son pouvoir politique par la promotion de l’héritage national fasciste. Cette nouvelle idéologie s’exprimait de plusieurs façons: glorification du rôle historique joué par l’État croate marionnette établi par les Nazis et dirigé par les Oustachis; remarques du genre «Je suis fier que mon épouse ne soit ni serbe ni juive», etc. Il alla jusqu’à concevoir le projet de transformer Jasenovac, le camp de concentration le plus tristement célèbre de la Deuxième Guerre mondiale, en monument conjoint à la mémoire des bourreaux et des victimes. Pour couronner le tout, il publia un livre, «Wastelands of Historical Reality» (Le Dépotoir des faits historiques), où il accusait les Juifs d’avoir gonflé le nombre des victimes de l’Holocauste de un million à six millions et où il affirmait que c’étaient les Juifs qui dirigeaient Jasenovac. Si l’on tient compte de tous ces facteurs, exiger la traduction en justice à Zagreb d’un commandant oustachi tel Sakic constituait pour le moins une requête audacieuse. D’autre part, il était évident que dans ces circonstances, tenir le procès en Croatie précisément pouvait s’avérer salutaire pour la nation.
Sous la pression conjointe d’Israël, des États-Unis et des organisations juives, la Croatie, soucieuse d’être admise au sein de l’Otan et de l’Union européenne, adopta assez rapidement les mesures nécessaires pour faire passer Sakic en justice à Zagreb. Moins de trois mois après être apparu à la télévision argentine à Santa Teresina, il était déjà en prison, attendant l’ouverture du procès. Ce procès devait bouleverser le pays plus que tout autre événement survenu depuis l’indépendance de la Croatie, soulignant le profond clivage entre fascistes et antifascistes et cristallisant la lutte entre les deux groupes, non seulement par les prises de position vis-à-vis du passé mais également par la manière d’envisager l’avenir.
Le procès s’ouvrit en mars 1999 et dura à peine plus de six mois. Les audiences se transformèrent en leçons d’histoire quotidiennes tandis que défilaient les survivants de Jasenovac à la barre des témoins, décrivant avec des détails atroces les crimes commis dans le camp. Ayant assisté à plusieurs de ces audiences au cours du procès, je voudrais évoquer ici quelques moments mémorables reflétant l’atmosphère qui régnait dans la salle du tribunal et le combat entre les forces du bien et les forces du mal dans la société croate. Citons le témoignage de Yaacov Finci qui fut arrêté au cours d’une rafle par les Oustachis et déporté avec plusieurs autres adolescents juifs de Sarajevo à Jasenovac. Quelques jours après leur arrivée au camp, les garçons furent forcés de ramasser les corps de prisonniers tués et mutilés par les Oustachis et de jeter ces restes dans la rivière Sava. Finci, qui n’avait pas encore tout à fait saisi les lois de son nouvel univers, s’adressa tout ahuri à un garde, lui demandant pourquoi on les obligeait à accomplir une tâche aussi macabre. «Parce que vous avez tué Jésus» répondit le garde. L’évocation de cet échange dans la salle du tribunal entraîna de grands rires de la part de Sakic. Lorsque le juge Drazen Tripalo le réprimanda pour cet éclat, l’avertissant qu’une autre réaction de ce genre lui vaudrait d’être expulsé de la salle, Sakic murmura entre ses dents qu’il «n’était pas obligé d’entendre de telles sornettes». Par ailleurs, Finci refusa de se laisser photographier pendant son témoignage par crainte d’éventuelles représailles.
Un autre incident révélateur eut lieu le jour même du témoignage de Yaakov Finci. A l’issue de la séance de l’après-midi, le juge Tripalo avait gagné un coin de la salle et conversait avec quelqu’un au moment où Sakic, escorté par deux gardes armés, sortait pour regagner la prison. Comme d’habitude, l’accusé se tourna pour échanger un regard avec ses proches et autres supporters qui assistaient religieusement à chaque séance du procès. Lorsque ces derniers remarquèrent que le juge avait le dos tourné, ils saluèrent Sakic du salut fasciste oustachi, dans l’enceinte même du tribunal.
Le jour du verdict, les groupes radicalement opposés - en faveur et contre Sakic – vinrent en grand nombre entendre la sentence des juges, remplissant chacun une moitié de la salle. Après la lecture du verdict «coupable» par le juge Tripalo et de la sentence maximale (20 ans de prison), j’eus deux rencontres caractérisant les divisions au sein de la société croate. Alors que je quittais la salle du tribunal, un homme m’accosta, hurlant à mon intention, dans un anglais américain impeccable, que j’eusse mieux fait de m’occuper des «criminels israéliens», ajoutant: «Comment justifiez-vous un million de Palestiniens déplacés ?» Au même moment, d’autres hommes bousculèrent Zoran Pusic, militant des droits de l’homme, lui lançant même des crachats. Juste avant ces deux incidents déplorables, j’avais été accosté par un homme grand et bien habillé, qui se présenta comme le frère du Dr Mile Boskovic, assassiné en septembre 1944 par Dinko Sakic en personne; ce meurtre constituait un élément clé du dossier et cet épisode avait donné lieu à un des témoignages les plus dramatiques du procès. (Après une tentative d’évasion effectuée par deux jeunes détenus juifs du camp, Sakic rassembla tous les prisonniers dans la cour centrale et se mit à choisir des hommes au hasard pour les pendre en représailles. Boskovic était un de ces hommes et il déclara à Sakic que la pendaison n’était pas compatible avec la tradition du Monténégro et qu’en qualité de Monténégrin il s’y opposait; sur ce, Sakic sortit son revolver et l’abattit sur place.) Le frère me remercia ainsi que le Centre Wiesenthal pour avoir contribué à traduire Sakic en justice et je fus fort sensible à cette expression de gratitude.
D’après le journaliste Igor Alborghetti, aujourd’hui rédacteur adjoint au populaire hebdomadaire croate Globus, le procès Sakic constitua «un tournant décisif pour la société croate». La suite des événements semble donner raison à son analyse. Après le procès, l’aile droite du parti HDZ du président Tudjman subit une première défaite partielle aux élections et fut remplacée par une coalition de libéraux et de sociaux-démocrates. Peu après, Stjepan Mesic, une des éminentes figures politiques antifascistes, fut élu président, remplaçant Tudjman après le décès de ce dernier. Sous l’impulsion de cette nouvelle direction, la Croatie souligne désormais sa tradition anti-nazie et cherche à être admise au sein de l’Otan et de l’Union européenne.
La récente visite du président Mesic en Israël fut l’occasion de saisir l’ampleur du tournant adopté par la diplomatie croate. Au cours de son séjour, Mesic, s’exprimant sans ambiguïté, présenta des excuses publiques pour les crimes perpétrés par les Oustachis, ouvrant ainsi une page nouvelle dans les relations bilatérales entre les deux pays ainsi qu’entre Croates et Juifs.
Repères historiques
Dans la période de l’entre-deux-guerres, la Croatie faisait partie de la Yougoslavie. Le 10 avril 1941, les Nazis et les Italiens établirent un État indépendant («Nezavisna Drzava Hrvatska» – l’État indépendant de Croatie) qui comprenait l’actuelle Croatie et la Bosnie-Herzégovine et qui comptait une population d’environ 6,3 millions d’habitants, dont 40’000 Juifs. Le contrôle du pays fut confié aux mains du mouvement fasciste oustachi, dirigé par Ante Pavelic; tout au long de son existence, la Croatie fut un État satellite du Troisième Reich. Les Oustachis tentèrent d’«épurer» la Croatie de ses minorités – les Serbes, les Juifs et les Tsiganes – et, dans ce but, ils construisirent de nombreux camps de concentration, dont le plus vaste et le plus «réputé» était le camp de Jasenovac, à 100 km de Zagreb: près de 85’000 civils, dont 18’000 Juifs, y furent assassinés au cours des années 1941-1945. Outre le massacre des Juifs dans les camps, les Croates arrêtèrent des milliers de Juifs qui, à partir d’août 1942, furent déportés à Auschwitz, où la grande majorité d’entre eux périrent.
Il est important de remarquer que le processus d’application de la Solution finale en Croatie fut entièrement exécuté par la population locale, sous la direction des Oustachis. Au total, près de 30’000 Juifs parmi les 40’000 de la population juive de Croatie furent assassinés. De nombreux survivants furent protégés d’abord par les Italiens qui occupèrent la côte dalmatienne et qui refusèrent de livrer les Juifs des territoires sous leur contrôle; plus tard, ils furent sauvés par les partisans anti-nazis, aux rangs desquels on comptait de nombreux Croates.
* Le Dr Efraim Zuroff , chasseur de nazis, historien, spécialiste de la Shoa et directeur du bureau de Jérusalem du Simon Wiesenthal Center de Los Angeles.
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