«Les Juifs et le judaïsme ont survécu parce qu’ils n’ont jamais perdu leur appétit pour la vie. Tenir la vie entre nos mains – marcher, boire, manger – et réciter une bénédiction sur ces actes simples constituent une partie essentielle de la tradition juive. Les autres éléments du judaïsme se trouvent en majorité dans la bienfaisance et la charité, ils ont pour but de transformer la vie d’autrui en bénédiction. C’est parce que la vie est pleine de risques et d’échecs qu’entre Roch Hachanah et Yom Kippour, une chance nous est offerte de réparer nos manquements et de tout recommencer. Les Juifs ne sont pas des optimistes, nous ne savons que trop bien que le monde est rempli de conflits et de haine. Mais être juif, c’est savoir que nous disposons de notre libre choix, que nous pouvons changer, nous excuser, pardonner et vivre un renouveau – bref, ne jamais perdre espoir. Quant au judaïsme en tant que tel, il s’agit avant tout de la sanctification de la vie et de la foi que nous avons en elle. C’est là que réside la signification profonde de cette prière à la fois simple et difficile: «Souviens-Toi de nous pour la vie, ô Roi qui aime tout ce qui est vie, et inscris-nous dans le livre de la vie, par Ta grâce et pour Toi-même, ô D’ de la vie.»
C’est en ces termes que le Grand Rabbin de Grande-Bretagne termine son message de Roch Hachanah 5761 à sa communauté. Nous avons demandé à cette personnalité hors du commun de se livrer à une réflexion sur un sujet de mise pour la nouvelle année, portant un message d’espoir et d’encouragement. Il a choisi l’humilité.
Les vertus ne sont plus ce qu'elles étaient ! Pour décrire Moïse, le héros incontesté de la tradition juive, la Bible emploie ces termes: «Or, cet homme, Moïse, était fort humble, plus qu'aucun homme qui fût sur la terre» (Nombres, 12-3). D'après les normes en vigueur de nos jours, il est évident qu'il était fort mal conseillé. Il aurait dû louer les services d'un agent, lequel se serait chargé d'améliorer son image de marque. Laissant échapper par quelques indiscrétions bien calculées des bribes de ses conversations avec le Tout-Puissant, Moïse aurait fini par vendre son récit à la presse pour une somme faramineuse. Avec un peu de chance, il aurait pu diriger son propre talk-show à la télévision et prodiguer ses conseils à ceux qui désirent mettre leur âme à nu devant les millions de téléspectateurs. Il aurait eu son quart d'heure de gloire. Au lieu de tout cela, il a dû se contenter de trois mille ans d'influence morale.
L'humilité n'a décidément pas la cote de nos jours. Charles Dickens lui asséna un coup mortel par sa description du personnage mielleux de Uriah Heep, l'homme qui répétait à tout propos «Je suis la personne la plus humble sur terre». Sa déroute totale survint toutefois un siècle plus tard, avec l'anonymat imposé par la culture de masse et le déclin parallèle des quartiers et des communautés. La communauté est un espace pour des êtres amis. La société urbaine est un paysage plein d'étrangers. Et pourtant, le besoin humain de reconnaissance demeure irrépressible. C'est ainsi qu'une culture a émergé, issue des diverses façons de «faire une déclaration» à des gens que nous ne connaissons pas mais qui, nous l'espérons, se montreront attentifs malgré tout. Nos croyances, énoncées autrefois lors de la prière, ont cessé d'être de l'ordre du privé pour devenir des slogans imprimés sur des T-shirts. On a vu se développer toute une gamme de techniques destinées à signaler l'individualité, allant des plaques d'immatriculation personnalisées aux labels de couturier portés à l'extérieur du vêtement et non plus à l'intérieur. Cette métamorphose culturelle se traduit par le déplacement progressif des ambitions: autrefois on se faisait une renommée, aujourd'hui on cherche la célébrité et elle se mesure à l'audimat. Le credo de notre époque est: «Quoi que vous ayez à offrir, affichez-le !» En bref, se montrer humble, c'est complètement dépassé.
Voilà qui est dommage. Car de toutes les vertus, l'humilité - lorsqu'elle est authentique - embellit l'existence de la manière la plus démonstrative. Elle n'implique pas une auto-dépréciation, elle signifie valoriser autrui. Elle est la manifestation d'une certaine ouverture à la grandeur de la vie, d'une disposition à la surprise, au bonheur de découvrir la bonté là où elle se trouve. J'ai appris le sens de l'humilité de mon père. Il était venu en Angleterre à l'âge de cinq ans, fuyant les persécutions en Pologne. Sa famille était pauvre et il dut quitter l'école à 14 ans pour subvenir à ses besoins. L'essentiel de son instruction fut acquis de façon autodidacte. Ce qui ne l'empêcha pas de poursuivre l'excellence en tout domaine. Il était passionné de musique classique et de peinture et ses goûts littéraires étaient parfaits, plus que les miens. C'était un être enthousiaste, il possédait la capacité d'admirer - et c'est ce que j'aimais tant en lui. Je pense que c'est là l'aspect le plus important de l'humilité: une certaine aptitude à s'ouvrir à quelque chose de supérieur, qui nous dépasse. Se prétendre petit relève de la fausse humilité. L'humilité authentique est la conscience de se trouver face à la grandeur, ce qui explique que l'humilité est précisément la vertu des prophètes, ceux qui ressentent de la façon la plus intense la proximité de D’.
Alors que j'étais jeune homme, agité par toutes sortes de questions concernant la foi, je partis aux États-Unis, où, m'avait-on assuré, se trouvaient d'éminents rabbins. J'en rencontrai plusieurs et j'eus l'insigne privilège d'avoir une entrevue avec le plus grand leader de ma génération, feu le rabbi de Loubavitch, le rabbin Menahem Mendel Schneersohn szl. Héritier d'une dynastie dirigeant un groupe mystique relativement modeste, il avait fui l'Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale, gagné les États-Unis et transformé les pitoyables survivants de son troupeau en un mouvement d'envergure mondiale. Partout où j’allais, j'entendais des récits de ses remarquables qualités de leader, relevant parfois du miraculeux. On m'affirma qu'il était un des dirigeants les plus extraordinaires et les plus charismatiques de notre temps. Je décidai donc de tout faire pour le rencontrer.
Cette entrevue eut lieu et je fus extrêmement surpris. On ne peut dire qu'il était charismatique dans le sens courant du terme. C'était un homme discret, effacé, s'exprimant sur un ton mineur et, sans la révérence manifestée par ses disciples, on l'aurait à peine remarqué. Et pourtant, cette entrevue changea ma vie. Lui était un personnage universellement connu. Moi j'étais un étudiant anonyme, venu de loin. Néanmoins, en sa présence, il me sembla que j’étais la personne la plus importante au monde. Il me posa des questions, il m'écouta attentivement, il me poussa à devenir un dirigeant, chose que je n'avais jamais envisagée jusque-là. Je compris rapidement qu'il croyait en moi plus que je n'y croyais moi-même. En quittant la pièce, je me rendis compte qu'elle avait été pleine de ma présence et de son absence. C'est peut-être ainsi qu'on écoute autrui, au sens religieux. Je compris alors que la grandeur se mesure à la manière dont nous nous effaçons devant autrui ou autre chose. Il n'y avait aucune emphase dans ses manières, ni de fausse modestie. Il était serein, digne, majestueux, un être d'une humilité transcendante qui vous recueillait dans son étreinte et vous enseignait la dignité.
La vertu authentique n'a jamais besoin de se faire mousser. C'est pourquoi je trouve tellement déplorable le matraquage agressif accompagnant la présentation de la personnalité. Démarche qui trahit la solitude, cette solitude profonde et endémique d'un monde où la fidélité et la confiance n'ont plus cours dans les relations. Et qui témoigne en fin de compte d'une foi en perdition, de la perte d'une certitude qui fut tellement précieuse aux yeux des générations passées: le fait qu'au-delà des surfaces visibles de ce monde, il y a une Présence qui nous connaît, qui nous chérit, qui observe nos actes. Blottis dans cette certitude, aurions-nous besoin d'autre chose ?
Chaque fois que je dirige des funérailles ou que je rends visite aux personnes en deuil, je découvre que le défunt a mené une vie marquée par la générosité et la gentillesse, sans que personne ne s'en doute, même ses proches. J'en ai conclu que la grande majorité des actes pieux ou généreux sont accomplis dans le silence et la discrétion, sans désir de reconnaissance publique. Avant de pénétrer dans l'univers privé des individus, jamais je n'aurais pensé qu'il en était ainsi. C'est là l'humilité et elle révèle l'âme humaine dans toute sa beauté.
On le voit donc, l'humilité est plus qu'une simple vertu: c'est une forme de perception, un langage dans lequel le «je» demeure silencieux pour qu'il puisse entendre le «tu», l'appel qui se situe au-delà du langage humain, le murmure divin présent dans toute créature, cette voix venue d'ailleurs qui nous sollicite pour briser notre solitude par un geste d'amour. L'humilité nous rend disponible au monde.
Qu'importe si cette démarche ne cadre plus avec les exigences de notre époque ? En vérité, la beauté morale, à l'instar de la musique, émeut toujours ceux qui sont capables de distinguer les sons à travers le bruit et la fureur. Certes les vertus ne sont pas au goût du jour mais en réalité, elles ne se démodent pas. Ce qui attire l'attention sur soi perd rapidement de son intérêt, c'est pourquoi notre capacité de concentration ne cesse de se réduire. L'humilité - située aux antipodes de «la mise en valeur du moi» - ne manque jamais de laisser sa trace phosphorescente. Lorsque nous croisons sur notre chemin un être habité par la présence divine, il est impossible de l'ignorer. Nous nous sentons affermis, grandis, et ce à juste titre, parce que nous avons rencontré quelqu'un qui, sans se prendre lui-même au sérieux, nous montre comment aborder avec le plus grand sérieux tout ce qui n'est pas «moi».
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