Le temps est une dimension essentielle du conflit israélo-arabe et de ses solutions possibles. Gagner du temps, jouer sur la durée, patienter, attendre le moment opportun ou sauter sur l'occasion, sont des constantes de la politique israélienne depuis cinquante ans. Mais M. Netanyahou semble vouloir élever ce qui, chez ses prédécesseurs, n'était le plus souvent qu'une tactique au niveau d'une stratégie. Dans quel but ? Voilà qui mérite qu'on y regarde de plus près.
Le premier objectif de M. Netanyahou serait, prosaïquement, de se maintenir en selle, d'écarter les menaces réelles qui pèsent sur son leadership et, si possible, d'assurer sa réélection dans deux ans et demi. La politique étrangère d'Israël passe - comme toujours - par des considérations de politique intérieure: toute concession, toute cession de territoire, toute soumission aux výux de Washington ou aux exigences de l'Union européenne, dépendent de l'arithmétique parlementaire. La coalition actuelle ne dispose plus que d'une mince majorité - 61 sièges sur 120 - et un groupe de 18 députés de droite, le Front d'Eretz Israël, menace de ruer dans les brancards si M. Netanyahou va trop loin. C'est-à-dire bouge de quelques centimètres.
Il y a certes l'hypothèse d'un recours aux voix de la gauche, pour faire passer une décision à laquelle s'opposerait une partie des députés de la majorité, mais cela n'est pas très réaliste. Car le Parti travailliste serait plutôt tenté, en pareil cas, de faire tomber le gouvernement. D'autre part, rien ne laisse indiquer que M. Netanyahou ait la moindre intention de déborder ses troupes par la gauche: il se comporte comme si la minorité de blocage constituée par le Front d'Eretz Israël servait ses intérêts. Elle lui permet de dire aux Américains: "Vous voyez, je fais de mon mieux, mais vous ne pouvez pas attendre de moi l'impossible, car je ne dispose pas de la majorité requise."
Mais on peut voir les choses de plus haut: la perception de la durée diffère, bien évidemment, selon que l'on considère le processus d'Oslo comme une chance à saisir ou, au contraire, comme une erreur à réparer. Pour l'opposition de gauche, les dangers futurs sont tels - aussi bien en raison du déséquilibre démographique (il y a déjà près de trois millions de palestiniens dans les territoires) que de la montée du Hamas - qu'il faut se hâter de conclure. Tout retard, toute tergiversation, risque de faire perdre à Israël les quelques chances qu'il possède actuellement de se faire accepter par son environnement. Un accord définitif, rapidement négocié, même imparfait, sera donc une garantie de survie; sinon on va vers l'inconnu, un inconnu qui s'apparente au chaos. C'est là une attitude où l'optimisme ("on peut, avec beaucoup de bonne volonté, aboutir à un règlement") est ancré dans un pessimisme au long cours.
A l'inverse, le point de vue défendu par le gouvernement en place est que les lendemains ne seront meilleurs que si Israël conserve des atouts territoriaux, lesquels atouts lui donnent pour aujourd'hui comme pour demain l'assurance que ses voisins immédiats et plus lointains ne seront pas confortés dans la thèse que l'État juif n'est qu'un accident de l'Histoire. La durée est par conséquent perçue comme résistance et le temps qui passe comme du temps utilement mis à profit. C'est donc là un optimisme déployé vers l'avenir qui s'ancre dans un pessimisme à court terme. M. Netanyahou, n'en déplaise à ses détracteurs, mène à peu près la politique que ses électeurs attendaient de lui, même si c'est sans grand éclat.
C'est ainsi que depuis des mois se poursuivent des pourparlers interminables portant sur les retraits de Judée-Samarie, auxquels le gouvernement Rabin-Peres - mais aussi le gouvernement Netanyahou dans l'accord sur Hébron - se sont engagés. Pas plus de 9 à 10 %, en deux temps, dit-on à Jérusalem. Au moins 13%, laisse entendre Washington. C'est ridiculement peu, renchérissent les palestiniens d'Arafat qui agitent l'épouvantail d'une déclaration d'indépendance palestinienne en mai 1998. Et le temps passe.
Il passe sans que rien ne bouge sur des sujets pourtant mineurs comme la création d'un aéroport international ou celle d'un port à Gaza. Ou la mise en place d'un système permettant le libre passage de Gaza en Judée-Samarie. Rien ne presse, car la thèse défendue par Jérusalem est que la réciprocité est l'idée sous-jacente des accords israélo-palestiniens et qu'Arafat est loin de remplir ses engagements. Ce qui est indéniable, mais qui semble, aux Américains, aux Européens et à l'opposition israélienne, relativement négligeable, puisque l'essentiel - tout le monde l'a compris - est la cession de territoires par Israël. M. Netanyahou a alors beau jeu de rétorquer: "Et en échange de quoi ? De la sécurité ? Admettons, mais alors nous sommes loin du compte, les attentats, les menaces d'attentats, les violences, les propos incendiaires, les discours haineux déversés tous les jours par la télévision palestinienne continuent. Autrement dit, on nous demande de céder des territoires, contre rien, rien du tout. Eh bien non, dans ces conditions, non."
S'agit-il pour lui, comme on le lui reproche, d'enterrer Oslo en épuisant ses partenaires, quitte à se mettre à dos la communauté internationale ? Pas exactement. En privé, M. Netanyahou ne cache pas vouloir poursuivre - mais lentement - le processus en cours, en s'assignant comme limite le maintien, sous contrôle israélien, de 60% des territoires en litige. C'est-à-dire les localités juives, les axes routiers, les zones de sécurité, celles permettant de s'assurer les ressources en eau, etc. Or il sait bien que cet objectif est inacceptable pour toutes les autres parties concernées. D'où sa proposition de se lancer dès à présent dans la négociation sur le statut définitif, puisque les palestiniens contrôlent déjà un quart des territoires et qu'avec une cession supplémentaire de 10%, on en arrive à la limite des concessions possibles.
Mais combien de temps peut-on manýuvrer ainsi sans s'attirer le courroux des Américains - celui des Européens étant déjà pris en considération et géré tant bien que mal ? Le gouvernement fait des pieds et des mains pour empêcher un engagement direct de Washington, en escomptant sur les échéances électorales américaines - les élections au Congrès, et celles, dans moins de trois ans, à la présidence. Si le Parti démocrate veut faire élire le très pro-israélien Al Gore, il lui faudra compter sur les groupes de pressions favorables à Jérusalem. Et d'ici-là ? D'ici-là on peut miser sur les diversions possibles, comme l'affaire iraquienne en février, ou bien, au mois de mars, les tentatives, à vrai dire peu crédibles, de régler le problème du Sud-Liban directement avec Beyrouth, en faisant abstraction de la Syrie.
Tout ce travail de freinage, que l'on peut, si on veut le critiquer, qualifier d'attentisme ou même de tentative de faire machine arrière, procède, il faut le souligner, du mandat que les électeurs ont confié au gouvernement Netanyahou: Oslo étant un pari dangereux, hâtif, inconsidéré, il faut, non pas noyer le poisson, mais avancer avec une extrême prudence en veillant aux intérêts à long terme de la société israélienne. Et en tenant compte des dangers qui dépassent le cadre restreint du conflit local - la montée de l'extrémisme islamiste, ainsi que les armes de destruction massive dont pourraient se doter les États du "second cercle", comme l'Irak, l'Iran, le Soudan ou la Libye.
Selon le point de vue auquel l'observateur veut bien se placer, il peut donc considérer que M. Netanyahou grignote le temps, sans vision globale, sans politique d'ensemble, uniquement pour durer un jour de plus, puis un jour encore et ainsi au-delà, tant qu'il lui sera possible de tirer sur la ficelle. L'observateur peut aussi, à l'inverse, estimer que cette politique, qui à vrai dire n'est pas très exaltante pour l'esprit puisqu'elle ne propose aucun grand dessein, est la seule possible si l'on veut corriger les incongruités des rêveurs d'Oslo. Il ne s'agit pas de gagner du temps pour gagner du temps, mais pour sauvegarder les acquis de cinquante années de lutte, afin d'assurer l'ancrage d'Israël dans cette région tourmentée et dangereuse pour les décennies à venir. Envers et contre tous ? Non, puisque l'essentiel est là: le soutien - relatif il est vrai - d'une majorité d'Israéliens. N'est-ce pas à eux de décider de leur avenir ? Oui, mais savent-ils où ils vont, où on les mène ? Voilà la faiblesse majeure de la politique actuelle. Car même si le projet est louable, il manque de vision et d'épaisseur. A moins de dire, comme certains, que le temps, difficilement gagné, permet d'espérer que les TEMPS viendront. Mais là, c'est déjà affaire de foi, non de politique.
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