Dans le journalisme, il est assez rare que la réalité dépasse la fiction et, lorsque cela se produit, on croit rêver. Tel était mon cas lorsqu'au cours d'un dîner privé à Bakou, j'ai rencontré YEVDA ABRAMOV. Cet homme avenant, souriant et pétillant d'intelligence est député au Parlement de l'Azerbaïdjan, État musulman chiite laïc ! Cohen issu d'une famille juive en provenance d'Iraq, fils de l'ancien président et guide spirituel de la communauté juive d'Azerbaïdjan, Yevda Abramov assume avec aisance et équilibre sa double identité juive et azérie.
L'histoire de la présence de sa famille en Azerbaïdjan, dans le village de Shemakha situé à 250km au nord-ouest de Bakou, remonterait à 750 ans. En 1902, suite à un terrible tremblement de terre qui a détruit la ville, la majorité des survivants juifs est partie s'installer à Gouba, où sa famille vit toujours. Jusqu'en 1936, l'instruction et l'éducation juives étaient assez libres et ce malgré la domination communiste. Mais dès 1937, l'enseignement de la religion était interdit et la pratique ne pouvait se faire qu'en cachette, à la maison. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le père de Yevda Abramov a été intégré dans l'Armée rouge pour combattre les nazis. Yevda Abramov est fier de ses deux affiliations, aussi bien nationale que religieuse, il entretient d'excellentes relations avec le président de l'État et, parallèlement, se rend régulièrement en Israël puisque trois de ses quatre enfants y habitent. L'un de ses fils poursuit d'ailleurs une carrière militaire professionnelle au sein de Tsahal.
Né en 1948, Yevda a poursuivi des études en pédagogie et en relations internationales. Il a débuté sa carrière en tant qu'enseignant, avant de devenir directeur d'école puis maire du village juif de Krasnaya Sloboda et président du Conseil régional de Gouba. Il était impliqué dans l'activité politique régionale de 1986 à 1999 avant de rejoindre les rangs du Parti présidentiel et en 2005, il a été élu au Parlement azéri.
En tant que Juif, comment êtes-vous perçu par vos collègues parlementaires, dont la majorité sont musulmans?
Les relations que j'entretiens avec mes confrères sont excellentes, tant sur le plan personnel que professionnel. Comme dans toute démocratie, en politique nous ne sommes de loin pas d'accord sur tout et chacun défend son point de vue, mais le fait que je sois juif ne joue vraiment aucun rôle. Une petite anecdote illustre bien cette réalité. Récemment, un membre de la communauté juive de Gouba a posé un certain nombre de questions au président du Parlement, qui lui a répondu par une boutade en disant: «adressez-vous à Yevda, je crois qu'il en sait plus que moi, il est plus apprécié et dispose d'un soutien important au sein du Parlement même». Tous mes collègues savent que j'ai des enfants en Israël, j'ai également initié quelques projets communs entre le Parlement azéri et la Knesset, surtout dans le domaine des droits de la femme.
Pourquoi avez-vous choisi de faire de la politique ?
Lorsque feu le président Heydar Aliyev est arrivé au pouvoir en 1993, la communauté juive a décidé de le renforcer et de l'aider à se maintenir au pouvoir. Nous étions conscients qu'une révolution islamique n'était pas à exclure et bien entendu, nous n'en voulions pas. Il y avait un risque que le pays tombe entre les mains d'incapables. Dans un discours à la nation, le président avait notamment déclaré: «Je veux établir une nation où tous ont les mêmes droits. Donnez-moi un peu de temps et vous verrez quels sont les bienfaits de ma politique ». J'ai décidé de lui apporter mon concours pour le bien de l'Azerbaïdjan et de notre communauté qui risquait de se retrouver en danger. J'ai donc d'abord représenté son parti dans la région de Gouba et de fil en aiguille, j'ai entamé une carrière politique.
Comment évaluez-vous l'état des relations entre l'Azerbaïdjan et Israël ?
Elles sont très profondes et bien développées dans de nombreux domaines. Je regrette qu'il n'y ait pas encore d'ambassadeur azéri nommé en Israël, mais j'espère que ce n'est qu'une question de temps. Il faut bien comprendre que l'une des raisons de la stabilité de l'Azerbaïdjan réside dans la capacité de notre président à maintenir d'excellentes relations avec nos voisins directs, à savoir l'Iran et la Russie, tout en agissant pour le bien du pays. Il ne s'agit pas d'une équation facile à résoudre, car ces deux pays soutiennent l'Arménie dans la question litigieuse du Nagorny-Karabagh. Je rappellerai qu'en 1993, nous avons perdu 16% du territoire azéri dans une guerre avec l'Arménie et que nous avons dû absorber les 750'000 Azéris qui ont fui cette région. Les relations avec Israël offrent un certain nombre d'avantages dont nous bénéficions, en particulier sur le plan technologique. A cet égard, il est intéressant de noter que le seul Premier ministre israélien à être venu ici est Benjamin Netanyahu qui, dès son arrivée au pouvoir en 1996, a compris l'importance de nos réserves pétrolières.
L'Azerbaïdjan fait partie de la Conférence islamique. En tant que tel, votre pays a un certain nombre d'obligations collégiales. Comment cela va-t-il de pair avec les bonnes relations que vous entretenez avec Israël ?
Nous entretenons d'excellents rapports avec l'Arabie saoudite et avons effectivement un certain nombre d'obligations collégiales en raison de notre appartenance à l'organisation que vous avez mentionnée. Mais tout ceci n'est qu'économique et n'a aucun caractère politique. De plus, nous sommes particulièrement à l'aise étant donné que la majorité des États arabes soutiennent l'Arménie et n'investissent pas ou très peu en Azerbaïdjan, ce qui renforce considérablement notre liberté d'action politique. D'ailleurs, il n'y a que deux États musulmans qui nous soutiennent face à l'Arménie: le Pakistan et l'Union des Émirats arabes.
De plus, il faut savoir que l'indépendance économique et politique de l'Azerbaïdjan est basée sur la quantité de ses ressources en pétrole et en gaz naturel. Toutefois, nous sommes très conscients des pièges pouvant découler d'une abondance de richesses naturelles. Nous savons que le développement ne s'assimile pas à la ressource financière, que le risque du fameux «syndrome hollandais» pourrait nous guetter, c'est-à-dire: aisance financière ne reposant pas sur le travail, paix sociale fictive, stagnation du développement véritable et corruption généralisée à travers le canal de la distribution de rentes avec une concentration excessive du revenu national réunie entre les mains d'une minorité de spéculateurs. Ceci mènerait inévitablement à l'appauvrissement d'une grande fraction de la population et augmenterait les risques d'instabilité politique en particulier par le renforcement d'éventuelles mouvances islamiques encouragées et financées par certains de nos voisins. J'estime toutefois qu'une telle éventualité est totalement exclue car pour l'instant, nous n'en voyons même pas les prémices. Nous gardons les pieds sur terre et les valeurs du travail, de l'éducation à haut niveau et de l'incorruptibilité sont des priorités nationales. Elles vont de pair avec l'exploitation du pétrole et du gaz à proprement parler et de tous les avantages de cette manne qui nous permettent d'assurer notre stabilité et notre indépendance. Il s'agit là d'un équilibre qui n'est pas facile à établir et surtout à maintenir, car les perspectives d'avenir sont énormes puisqu'une estimation récente prévoit qu'en 2030, les revenus pétroliers pourraient atteindre 160 milliards de dollars (sur base du prix du baril à US$.45, --) alors qu'en 2005, notre budget national s'élevait à 2 milliards de dollars.
Comment voyez-vous l'avenir de la communauté juive en Azerbaïdjan ?
Vous penserez certainement qu'en ma qualité de politicien, je vous raconte des histoires, mais le fait est que dans l'ensemble, les Juifs vivent mieux que la moyenne de la population azérie. Cela étant dit, bien que nous soyons un pays musulman chiite, nous sommes avant tout une démocratie où la liberté religieuse est totalement garantie. Mais nous sommes une jeune démocratie qui vient de sortir du joug soviétique et qui en est encore au stade des maladies d'enfance. La situation générale du pays et en particulier la pénurie de travail, le bas niveau de vie, le manque de logements dans les grandes villes etc., affectent aussi la communauté juive. De nombreuses personnes vont s'installer en Russie, en Europe, en Amérique ou en Israël. Je pense qu'il s'agit d'une situation temporaire qui s'améliorera avec le temps et qui permettra à ceux qui sont partis de revenir. L'avenir de la communauté juive est directement lié à cette évolution. J'ai donc toutes les raisons d'envisager le futur avec optimisme et réalisme.
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