notre correspondant à Jérusalem
Une société en perdition, une classe dirigeante discréditée et corrompue, des hommes politiques uniquement soucieux de leur image, des hommes d'affaires dénués de scrupules, une armée doutant d'elle-même, et tout autour, de partout, une haine débordante pour ce pays, pour ce qu'il représente, une haine qui se veut destructrice et qui rêve du grand soir. Voilà le portrait qu'une certaine lecture de l'actualité de ces derniers mois permet d'esquisser, voilà aussi un discours que certains Israéliens, pris d'une mauvaise fièvre prophétique et friands de jérémiades, profèrent partout où s'offrent à eux des tribunes.
Eh bien non. Quitte à ne pas suivre le mouvement, à ne pas être à la mode, il faut quand même raison garder. Rien n'a jamais été simple dans ce pays et parfois tout s'y complique, mais ce tableau apocalyptique reflète surtout l'âme tourmentée de ses auteurs, fort peu la réalité.
Un peu quand même, car il est incontestable que l'ère des pères fondateurs et de leurs disciples a pris fin, que le niveau moyen du leadership politique laisse à désirer, que même au sommet de l'État les hommes sont souvent médiocres et parfois ridicules. Comme aux États-Unis, comme en Italie, comme en France ? Sans doute, mais il s'agit de l'État du peuple juif, et il n'aurait pas le droit, cet État singulier, de se laisser aller, il aurait encore besoin de grands hommes, au moins d'hommes qui sembleraient grands, qui en imposeraient à leurs pairs comme à leurs adversaires. Ce n'est pas le cas aujourd'hui et les Israéliens s'en trouvent réduits à espérer le retour, qui de M. Netanyahou, qui de M. Barak, c'est-à-dire de «reprendre les mêmes et de recommencer» comme aux temps peu glorieux de la Troisième république française. Deux hommes aux qualités indéniables, aux défauts inquiétants, aux échecs flagrants. Ils disent avoir changé, avoir réfléchi, avoir mûri. Ce n'est pas très crédible et pourtant, on a beau chercher, regarder autour de soi? qui d'autre ? Franchement, qui d'autre ?
Mais voyons les choses de plus près. Il est vrai que plusieurs affaires de corruption ont éclaté ces dernières années, ces derniers mois. Rien à voir, quoi qu'on en dise - il est si tentant de se livrer à des analogies - avec la corruption à grande échelle qu'ont connu ou connaissent encore la plupart des sociétés de cette planète. Le Premier ministre a-t-il nommé à des postes dans l'administration certains de ses amis politiques ? Aurait-il bénéficié d'une ristourne sur l'achat d'une maison ? Aurait-il essayé, au demeurant sans y parvenir, de peser sur le résultat d'un appel d'offres pour l'achat d'une banque ? Tels autres dirigeants auraient-ils, eux aussi, multiplié les faveurs à des membres influents de leurs partis, susceptibles d'assurer leur réélection ? Voilà à peu près la nature des faits sur lesquels la police, la justice, le contrôleur de l'État, les médias, enquêtent en toute liberté. Ce n'est certes pas sans gravité mais ce n'est pas non plus l'égout sans fond que certains ont décidé de dénoncer. Et s'il y a quelque chose de pourri au sein de la classe politique - ce qui est plus que probable - l'odeur qui en émane provient des travaux de nettoyage et de réfection en cours. Car la société se défend et sait faire preuve d'efficacité. A tel point que l'on entend poindre un discours inverse: vous exagérez, disent certains, vous en faites trop, toutes ces enquêtes ont pour principal effet de paralyser l'action politique et de dissuader les hommes de talent qui pourraient être tentés de s'y lancer.
Il y a aussi les affaires de m?urs. Celle où est impliqué le président de l'État semble évidemment très grave, mais n'aurait pas vu le jour si des jeunes femmes n'avaient pas eu le courage de porter plainte, sachant qu'elles seraient entendues, sachant qu'il y a des juges à Jérusalem et que nul n'est protégé par son statut, par ses fonctions, par son rang. Quant à l'affaire du Ministre de la justice, condamné pour un acte obscène, elle n'aurait sans doute pas eu de suites si ce dernier s'était sur le champ excusé pour ce baiser intempestif, et ne s'était pas enferré dans des dénégations stupides.
Plus graves et plus sérieux sont les doutes portant sur le fonctionnement et sur les capacités de l'armée israélienne. Là aussi il importe de faire la part des choses. La deuxième guerre du Liban a sans doute révélé au grand jour que l'armée, ou plutôt certains secteurs de l'armée se reposaient sur leurs lauriers, avaient fait preuve de négligence, ne prenaient pas suffisamment en compte la vulnérabilité de l'arrière, alors que les rapports publiés par le contrôleur de l'État depuis des années avaient pointé les défauts et les failles. Les diverses enquêtes, achevées ou en cours, doivent permettre non seulement de sanctionner les responsables mais surtout d'engager une véritable réforme. Ce n'est pas encore fait et il y a fort à faire, mais au moins on sait à présent à quoi s'en tenir. Et il est en effet inadmissible que les organes de l'État aient connu de telles défaillances pendant plus d'un mois d'hostilités, laissant souvent à des volontaires, à des associations, le soin de veiller à la population du Nord, soumise aux tirs de roquettes. Il ne faudrait cependant pas oublier pour autant les incontestables succès de l'armée et des services de sécurité dans la lutte contre le terrorisme - qu'on se rappelle simplement la situation qui prévalait il y a quatre ou cinq ans. Et surtout ne pas occulter le fait que l'armée israélienne a pour tâche principale d'assurer l'existence de l'État face aux menaces stratégiques que l'on sait. Et là rien, à ce jour, ne permet de mettre en doute ni sa force ni sa volonté. Demandez aux responsables des autres armées dans le monde ce qu'ils en pensent.
Et pourquoi ne pas voir d'autres aspects positifs ? Pourquoi les considérer comme quantité négligeable ? Israël 2007, à un an de son soixantième anniversaire, jouit d'une économie florissante (5% de croissance par an pour la troisième année consécutive), attire des investisseurs juifs et non juifs, dispose de réserves monétaires de plus de trente milliards de dollars. La vie culturelle, les lettres et les arts, sont passionnants et suscitent un vif intérêt dans le monde. Les Israéliens ont une espérance de vie proche de celle des Scandinaves, ce qui suppose des services de santé parmi les meilleurs au monde, malgré les critiques tout à fait justifiées sur un équipement hospitalier insuffisant. La natalité est forte avec un baby-boom, après la guerre du Liban, marqué par une croissance de 35% du nombre des grossesses. Ce ne sont pas des signes de déliquescence ni de perte de confiance.
Si un sentiment de morosité, surtout au sein des élites, est cependant perceptible, c'est parce que les espoirs de voir Israël bientôt accepté par son environnement ont été cruellement déçus. Les tenants d'une politique de concessions unilatérales, dont le Premier ministre lui-même, ont dû déchanter et reconnaître que dans cet Orient simpliste celui qui cède sans contrepartie est perçu comme faible et fragile. Même Mme Livni, la relativement populaire ministre des Affaires étrangères, qui avait soutenu le désengagement de Gaza, a dû concéder qu'elle avait fait fausse route. Ce sentiment de vivre dans une situation bloquée n'est pourtant pas entièrement fondé. Qui aurait rêvé, il y a quelques années encore, d'une offre de paix saoudienne réitérée, d'insistants appels du pied syrien ? Qui donc envisageait une alliance objective, aujourd'hui plus que probable, entre Israël et les régimes arabes réputés modérés, tous sunnites, face à la montée en force et aux ambitions de la nébuleuse chiite et des islamistes suicidaires ?
Israël a plus d'une carte à jouer, plus d'une chance à saisir, pour assurer sa pérennité, pour ancrer son existence pacifique, pour faire la preuve de sa bonne volonté dans une région troublée où se heurtent des rivalités et des forces qui n'ont que peu à voir avec sa seule présence. Sans doute faudra-t-il se résoudre - et c'est difficile pour ceux qui y croyaient - à renoncer pour longtemps encore à notre rêve de normalité. Mais bientôt, plus d'un Juif sur deux sur la terre sera citoyen de l'État d'Israël. Quand on sait d'où l'on vient, quand on mesure le chemin parcouru, comment douter de la capacité de cette société dynamique à surmonter ses peurs et ses insuffisances ? Lucidité et volonté ne lui font pas défaut.
|