Au cours des quinze dernières années, depuis la chute du communisme et la désintégration du bloc soviétique, l’un des aspects les plus importants de l’histoire de la Shoa, la collaboration de la population locale avec les nazis, est devenu une question d’actualité, notamment grâce à l’accès aux archives. Il s’agit d’un sujet extrêmement significatif en Europe de l’Est, où la collaboration était particulièrement active; la participation d’une quantité incroyable de collaborateurs locaux au meurtre des Juifs a contribué de façon notable à l’augmentation du nombre de victimes. Fait très important, dans pratiquement tous ces pays – à l’exception de la Pologne – les nazis ont incorporé les partisans autochtones dans le processus de tuerie et encouragé leur participation active à la mise en œuvre de la Solution finale.
Dans certains pays, notamment dans les États baltes, des unités de police locales ont joué un rôle crucial; on peut ainsi mentionner plusieurs bataillons auxiliaires de la police lituanienne, les escouades spéciales telles les Ypatinga en Lituanie et le commando Arajs en Lettonie. Dans d’autres pays, ce sont les mouvements fascistes existant déjà avant la Deuxième Guerre mondiale qui ont assumé un rôle important dans les persécutions et les massacres de Juifs: les Oustachis en Croatie, les Flèches Croisées en Hongrie, les Gardes Hlinka en Slovaquie et, dans une moindre mesure, la Garde de Fer en Roumanie. En Hongrie, la combinaison des deux facteurs a été décisive pour le sort du judaïsme hongrois pendant la Shoa. Bien que le meurtre systématique des Juifs ait surtout été perpétré à Auschwitz et non en Hongrie même, le rôle actif de la police hongroise dans les déportations a été critique; dans le même temps, le mouvement fasciste local, les Flèches Croisées, a apporté sa propre contribution aux actes de persécution et de terreur commis à l’encontre du judaïsme hongrois au cours des dernières phases de la Deuxième Guerre mondiale. Pour évaluer la collaboration hongroise avec les nazis et l’ampleur du rôle joué par les Hongrois dans la mise en œuvre de la Solution Finale, il est important de rappeler qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale, après la chute de l’éphémère gouvernement communiste dirigé par Béla Kun, plusieurs milliers de Juifs ont été assassinés dans une vague de terreur anticommuniste lancée par des éléments conservateurs et nationalistes. Peu après, en 1920, la Hongrie a été le premier pays en Europe à adopter une loi imposant un quota de 6% d’étudiants juifs dans les institutions d’enseignement supérieur, mesure qui était en violation avec le Traité de protection des minorités de la Ligue des nations.
Ces événements n’étaient que le prélude à la tragédie qui devait s’abattre sur les Juifs de Hongrie au cours de la Shoa. Avant d’en dresser le bilan, il faut nous livrer à un bref compte-rendu des changements géographiques survenus à partir de 1938, qui ont profondément affecté le sort de centaines de milliers de Juifs. Suite à la chute de l’empire austro-hongrois au cours de la Première Guerre mondiale, la Hongrie a été amputée de deux-tiers de son territoire historique, d’un tiers de sa population magyare, et des trois cinquièmes de sa population totale. Alors que le nombre de Juifs hongrois atteignait un chiffre record de 910’227 en 1910, en 1930 il n’en restait plus qu’environ 445’000. A la fin des années trente et au début des années quarante, ces chiffres changent à nouveau de façon assez radicale lorsque la Hongrie, alignant sa politique sur celle de l’Allemagne nazie, est récompensée par l’annexion de grands territoires, dont chacun possédait une importante population juive. La Hongrie a ainsi récupéré Felvidek de la Tchécoslovaquie en novembre 1938, avec environ 68’000 Juifs; la Ruthénie Carpatique de la Tchécoslovaquie en mars 1939, avec environ 78’000 Juifs; la Transylvanie du Nord de la Roumanie en août 1940 avec environ 164’000 Juifs; Delvidek de la Yougoslavie en avril 1941, avec environ 14’000 Juifs. Suite à ces annexions, la population juive hongroise est devenue la troisième communauté juive d’Europe, après celle de la Pologne et celle de l’Union soviétique.
Toute analyse du rôle joué par les Hongrois dans la destruction du judaïsme hongrois doit prendre en considération cinq points: la législation antisémite votée par le gouvernement hongrois au cours des années 1938-1941; le service du travail obligatoire imposé aux hommes juifs d’âge militaire; le meurtre des Juifs en Ukraine et en Serbie en 1941-1942; les déportations massives vers Auschwitz au printemps 1944; le régime de terreur anti-juive déclenché en octobre 1944 lorsque les Flèches Croisées accèdent au pouvoir. S’il est vrai que les déportations massives constituent le plus connu des crimes perpétrés contre le judaïsme hongrois, il ne faut pas perdre de vue que les Hongrois ont assassiné des dizaines de milliers de Juifs en Hongrie même, se rendant ainsi complices à part entière du processus de destruction de la communauté.
La législation anti-juive (1938-1941). Le 29 mai 1938, la première de ces lois est promulguée, limitant le contingent de Juifs à 20% dans les professions libérales et dans les entreprises financières, commerciales et industrielles. Un an plus tard, elle est suivie par une loi réduisant cette participation à un maximum de 6% et introduisant une définition raciale du Juif. En août 1941, une troisième loi, modelée sur les lois raciales de Nuremberg, entre en vigueur: elle interdit notamment le mariage et les relations sexuelles entre Juifs et Gentils.
Le service du travail imposé aux hommes juifs d’âge militaire (Munkaszolgalat). Un corps de police spécial envoie les hommes juifs travailler sur des chantiers en Hongrie et dans des territoires occupés par l’Allemagne en Ukraine et en Yougoslavie. Le service du travail provoque la mort d’environ 42’000 Juifs hongrois avant l’occupation nazie qui ne débute que le 19 mars 1944.
Le meurtre des Juifs en Ukraine et en Serbie (1941-1942). Au cours de l’été 1941, les autorités hongroises commencent à rafler les réfugiés juifs vivant en Hongrie et ne possédant pas la citoyenneté hongroise. Fin août, 18’000 personnes sont déportées à Kamenetz-Podolsk en Ukraine; les 27 et 28 août, 16’000 de ces Juifs sont assassinés, ainsi que de nombreux Juifs locaux, par des unités SS, des collaborateurs nazis ukrainiens et, semble-t-il, par une section de sapeurs hongrois composée de Souabes. En janvier 1942, des troupes hongroises se livrent à des exécutions massives de Juifs (et de Serbes) dans la région de Bacska, particulièrement dans la ville de Novi Sad; au cours de ces opérations, plus de 1’000 Juifs sont assassinés.
Déportations massives à Auschwitz (printemps 1944). Après l’occupation nazie de la Hongrie le 19 mars 1944, le gouvernement hongrois adopte des mesures pour séparer les Juifs du reste de la population et confisquer leurs biens. Le 5 avril 1944, tous les Juifs sont requis de porter l’étoile jaune. Le 28 avril 1944, le gouvernement ordonne la ghettoïsation du judaïsme hongrois, processus qui a déjà été entamé en Ruthénie Carpatique vers la mi-avril. Un total de 55 ghettos et points de concentration sont établis dans des quartiers juifs, des usines locales ou d’autres édifices semblables. Les ghettos, totalement bouclés, sont gardés par des forces de police ou de gendarmerie hongroises spécialement dépêchées sur place pour cette tâche. En plus des conditions physiques atroces, la police hongroise effectue souvent des fouilles sauvages auprès de Juifs considérés comme riches pour trouver des objets de valeur. Le 15 mai 1944, les déportations commencent en Ruthénie Carpatique et dans le nord-est de la Hongrie, le processus étant déterminé par la progression de la guerre et l’avance des troupes soviétiques à l’Est. En l’espace de cinquante-six jours (du 15 mai au 9 juillet), 147 trains de marchandises transportent un total de 437’402 Juifs hongrois à Auschwitz, où la grande majorité sont gazés dès leur arrivée.
Le régime des Flèches Croisées (11 octobre 1944 - 18 janvier 1945). Au moment où, sous la pression des nazis, un gouvernement des Flèches Croisées, dirigé par Ferenc Szalasi, est établi, les derniers Juifs de Hongrie se trouvent à Budapest. Le nouveau régime déclenche une campagne de terreur contre les Juifs. Des milliers de personnes, surtout des femmes, sont expédiées hors de la ville à marches forcées et obligées de construire des fortifications pour la défense de Vienne; des gangs de Flèches Croisées parcourent les rues de Budapest, dévalisant et tuant des milliers de Juifs dont les corps sont ensuite jetés dans le Danube. Début décembre 1944, les Juifs de Budapest sont relégués dans un ghetto situé dans le quartier juif; des milliers y meurent suite aux conditions physiques extrêmement dures.
Au total, 564’500 Juifs hongrois ont été assassinés au cours de la Shoa, un peu plus de la moitié provenant de la Hongrie du traité de Trianon (267’800 – dont 85’000 étaient originaires de Budapest et 182’300 de province) et le reste (233’700) des territoires annexés. Tout au long du processus, à chacune de ces étapes, les Hongrois ont collaboré de façon active à l’anéantissement de leurs concitoyens juifs. Après la guerre, près de 27’000 Hongrois ont été jugés pour crimes commis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Parmi eux, 477 ont été condamnés à mort et 188 exécutés. Depuis que la Hongrie est devenue une démocratie, pas une seule enquête n’a été ouverte contre un collaborateur nazi hongrois et bien entendu, pas une seule condamnation n’a été prononcée.
*Le Dr Efraïm Zuroff est chasseur de nazis, historien, spécialiste de la Shoa et directeur du bureau de Jérusalem du Centre Simon Wiesenthal de Los Angeles.
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