Éditorial - Décembre 1994
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L'expertise et le savoir faire des équipes israéliennes de secours bénéficient d'une réputation mondiale de tout premier ordre. Au cours des années, elles sont intervenues un peu partout dans le monde, au Cambodge, en Arménie, en Afrique. Récemment, elles se sont rendues au Zaïre apporter secours et soulagement aux réfugiés du Rwanda installés dans la région de Goma dans des conditions sanitaires extrêmement précaires. Au Zaïre, l'engagement israélien s'est déroulé sous la responsabilité de l'armée. Mais en raison de sa grande expérience acquise au cours de nombreuses missions humanitaires, le Dr YACOV ADLER, chef du service de Traumatologie à l'Hôpital Shaare Zedek de Jérusalem, a été détaché par le ministère des Affaires étrangères afin d'apporter son concours à une partie de la mission israélienne à Goma.
Pendant six semaines, Israël a envoyé trois équipes, chacune de soixante membres, qui se sont relayées tous les quinze jours. Coût de l'opération: environ US$.15 millions. Anciennement vice-commandant du corps médical de l'armée et président du Magen David Adom en Israël, le Dr Yacov Adler a fait partie de la deuxième équipe.
Vous avez déjà participé à un certain nombre de missions de secours israéliennes à travers le monde. Pouvez-vous en quelques mots nous parler de la manière dont elles sont conçues et réalisées ?
Les opérations internationales auxquelles participe Israël sont organisées soit par les voies officielles soit par des organisations de volontaires non gouvernementales (NGO), que j'ai créées en 1979. A l'époque, il s'agissait d'établir la première mission humanitaire israélienne de trois mois destinée à soigner les réfugiés cambodgiens en Thaïlande, fuyant aussi bien les Khmer Rouges en déroute que l'avance des forces vietnamiennes qui avaient envahi le Cambodge. C'est ainsi qu'environ 500'000 personnes s'étaient amassées à la frontière thaï. Nous opérions dans un camp de l'ONU qui fonctionnait sous l'égide du Haut Commissariat aux Réfugiés. Nous sommes également intervenus en Ethiopie lors des grandes famines de 1984, en Afrique, à Mexico City lors du grand tremblement de terre de 1985, ainsi que dans de nombreuses régions sinistrées dans le monde. Pour ma part, j'ai vécu mon premier engagement d'aide humanitaire dans le cadre de l'armée, lorsque j'ai été appelé à diriger une équipe médicale israélienne au centre de la Sicile en 1968 suite à un terrible tremblement de terre. En ce qui concerne la dernière mission au Zaïre, le ministère des Affaires étrangères a, en quelque sorte, "sous-traité" cette mission à l'armée.
Il semblerait que, comparé à d'autres pays, l'engagement israélien sur le plan de l'intervention humanitaire est présent, mais malgré tout assez limité. Qu'en est-il en réalité ?
Ceci est partiellement vrai. Il ne faut pas oublier que nous avons un grand nombre de problèmes à régler en Israël même. De plus, ces opérations sont très coûteuses et le volontariat humanitaire n'est pas aussi développé en Israël qu'en Europe. Je pense qu'il est important pour Israël de participer autant que possible à ce genre de missions car, progressivement, notre image "d'Etat semi-militaire ayant une guerre tous les six ans" va s'estomper et faire place à celle d'un pays participant à des opérations humanitaires. Pour nous-mêmes, outre le fait qu'il est toujours bon d'aider son prochain, en voyant ce qui se passe ailleurs, nous nous rendons compte que notre situation n'est pas la plus grave et qu'il existe des problèmes bien plus complexes ailleurs dans le monde. Enfin, ces missions sont très instructives. Si une catastrophe survenait en Israël, nos expériences à l'étranger seraient extrêmement bénéfiques pour l'organisation des secours, une meilleure gestion de la crise, sans parler du fait que nous connaissons bien toutes les organisations internationales susceptibles de nous venir en aide. Les avantages pour Israël de participer à ce genre d'activités sont donc nombreux.
Comment s'est déroulée votre mission auprès des réfugiés du Rwanda regroupés au Zaïre ?
Une seule tribu fuyait vraiment, celle des Houtous, qui constitue la majorité de la population rwandaise, et qui en fait a commencé les massacres des Toutsis. Lorsque les Toutsis ont repris le dessus, les Houtous ont cherché refuge dans trois pays, en Tanzanie, en Ouganda et au Zaïre. Ils ont stoppé leur fuite dans la région de Goma, où 400'000 à 500'000 personnes se sont établies dans des conditions absolument lamentables, sans eau, sans tentes, sans toilettes, sans rien. Comme souvent dans de telles situations et lors d'une absence totale d'un minimum d'hygiène, une épidémie de choléra s'est immédiatement déclarée et, au cours des trois premières semaines, près de 100'000 personnes sont mortes. Le choléra s'attrapant par l'eau contaminée, nous avons établi une liaison aérienne constante avec Israël pour l'approvisionnement en eau, ce qui représentait trois à quatre tonnes par jour en bouteilles, sans compter l'équipement médical. Nous avons pu utiliser l'eau du lac Kivou tout proche qui n'était pas contaminée. Nous l'avons pompée, chlorée et utilisée pour la lessive et la toilette, à l'exception du brossage des dents. Quant aux maladies locales, outre le choléra, nous avons rencontré la malaria, la dysenterie, sans parler du fait que plus de 35% de la population a le Sida. Bien qu'il s'agisse de maladies que nous connaissons bien, nous n'avions pas l'habitude d'être confrontés à de telles masses. Notre centre médical, qui ne se trouvait pas au sein même du camp mais un peu à l'extérieur, est progressivement devenu le centre principal pour les traitements traumatologiques. Les lésions que nous avons soignées étaient avant tout des blessures de guerre dues à l'explosion de mines, de grenades, à des balles et à des coups de machettes, l'arme blanche traditionnelle de la région. A cela s'ajoutaient les personnes blessées par les camions de l'aide internationale qui apportait de la nourriture et de l'eau. Il faut bien comprendre qu'une grande partie des réfugiés se massait près de l'unique route qui traversait le camp, guettant l'arrivée des secours. Il y a ainsi eu de nombreux pieds écrasés et des personnes renversées, les camions ne pouvant pas toujours les éviter.
Pouvez-vous nous citer un ou deux cas qui vous ont particulièrement frappé ?
Je pense tout d'abord à ce petit garçon de cinq ans, Takka, dont le scalp a été coupé par une machette. Nous l'avons opéré à plusieurs reprises afin de recouvrir l'os dénudé avec de la peau. Plusieurs infections et interventions l'ont obligé à rester pendant quelques semaines dans notre camp. Il est devenu notre mascotte avant d'être adopté par un médecin américain qui l'a emmené aux USA. L'un des grands problèmes de cet exode est que, tel Takka, un très grand nombre d'enfants (estimé à 20'000) sont orphelins et errent seuls dans les camps. L'autre cas dramatique est celui d'une femme tenant une grenade qui a explosé dans ses mains. Ses deux enfants se trouvant avec elle ont été tués sur le coup, elle a perdu ses deux bras et une jambe ainsi que l'enfant qu'elle portait, un fragment de grenade ayant touché son ventre. Elle est arrivée dans notre camp dans cet état terrible. Nous avons fait tout ce qu'il fallait et aujourd'hui, elle se trouve dans un centre chrétien de rééducation à Goma. Vous imaginez bien la vie misérable que cette femme va devoir affronter. Abandonnée par son mari, il ne lui reste qu'un vieux père pour lui apporter un peu de soutien.
En fait, vous avez porté secours aux assassins, à ceux qui ont massacré les Toutsis. Que ressentiez-vous quand vous étiez en train de sauver des criminels ?
Lorsque l'on fait partie d'une mission médicale, l'une des choses les plus importantes est de ne pas se mêler des problèmes propres à la région qui n'ont aucun rapport avec les soins. Il ne faut surtout pas tomber dans le piège de l'implication émotionnelle. Si votre réaction est de dire: "cet homme a tué cinq femmes, pourquoi le soignerais-je ?", vous ne pouvez simplement plus fonctionner. Vous ne devez voir que l'être humain qui souffre et la plaie qu'il faut soigner. C'est d'ailleurs dans cet esprit que nous soignons les Arabes en Israël. Nous faisons totalement abstraction de nos sentiments personnels. D'une manière générale, les réfugiés ne parlent jamais de leur passé, de ce qu'ils ont fait ou subi. Nous ne communiquions donc que par l'entremise d'interprètes, les Houtous ne parlant que leur propre langue et un tout petit peu de français, alors que les Toutsis parlent assez bien anglais. Notre mission était donc purement médicale. Comme toujours, nous avons beaucoup vu et appris, ce qui nous permettra d'être meilleurs et plus expérimentés lors de nos prochaines interventions humanitaires.
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