Éditorial - Décembre 1994
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En 1992, au cours des combats entre Serbes et Croates, un obus toucha de plein fouet la synagogue de Dubrovnik. Le président de la communauté juive s'adressa alors au Musée de la "Yeshiva University", pour qu'il l'aide à sauver les objets rituels de Judaïca se trouvant encore à Dubrovnik. A l'issue de négociations complexes et d'un planning minutieux, près de 50 pièces furent emmenées au Musée à New York où elles sont exposées depuis le mois de mai dernier; éclairant leur lieu d'origine et célébrant la beauté de cette cité médiévale fortifiée, appelée la "perle de l'Adriatique", une série de photographies de Dubrovnik et de ses sites juifs accompagnent cette exposition. Elles ont été prises par Edward Serotta, directeur du Centre de recherche et de documentation des communautés juives d'Europe centrale. @tn:Selon les rapports, neuf édifices importants et de nombreuses maisons ont été complètement détruits par les bombardements; sur 824 immeubles, 563 ont été sérieusement abîmés. L'obus qui a frappé la synagogue est tombé sur le toit, endommageant l'armature et la couverture de tuiles ainsi qu'une partie du mur du pignon ouest.
Dubrovnik, connue autrefois sous le nom de Raguse, possède un riche passé. Jusqu'en 1808, ce port fut une Cité-république autonome, d'abord sous la suzeraineté de Venise, puis de la Hongrie et enfin sous celle des Ottomans. Après quelques années de tutelle française, elle devint part de l'empire autrichien. Au XXe siècle, à l'issue de la Première Guerre mondiale, Dubrovnik est incorporée dans la Yougoslavie qui vient d'être formée.
En tant que pivot entre l'Adriatique et les Balkans et centre commercial prospère, la ville a toujours occupé un rôle de carrefour important. Selon les archives, la présence juive y remonte à 1324 au moins. Après leur expulsion d'Espagne en 1492, des Juifs arrivèrent à Dubrovnik, qui était déjà une importante ville de transit pour les voyageurs se rendant dans les Balkans. En 1532, une nouvelle vague de Juifs débarqua de Grèce et d'Albanie. En dépit de nombreuses expulsions et de décrets restrictifs, la communauté continua de s'agrandir jusqu'au début du XIXe siècle. Les marchands juifs étaient réputés comme intermédiaires et entrepreneurs efficaces dans le commerce sur les routes trans-balkaniques s'étendant de Constantinople à Salonique, jusqu'en Italie. Dubrovnik abrita également d'importantes personnalités culturelles juives, dont Amatus Lusitanus, qui fut un médecin et un éminent érudit dans le monde de la médecine au XVIe siècle. Bien que la communauté juive ne constitua jamais une force du point de vue numérique - elle ne compta jamais plus de 25O membres -, elle joua un rôle important et eut ses heures de gloire, comme en témoignent les objets sacrés de la synagogue présentés dans cette exposition, qui trahissent par ailleurs une convergence d'influences géographiques et culturelles. La synagogue elle-même, située au cýur de l'ancien ghetto juif, a probablement été édifiée à l'origine au XIVe siècle, mais fut reconstruite au XVIIe siècle. Il ne subsiste aujourd'hui à Dubrovnik qu'une communauté minuscule d'une quinzaine de personnes.
L'exposition du Musée de la "Yeshiva University" consiste essentiellement en tapisseries et en objets façonnés en argent, avec quelques rouleaux de Torah. Selon la tradition orale de la communauté, ces rouleaux de la synagogue de Dubrovnik y furent apportés par des exilés séfarades d'Espagne en 1492. L'un d'eux a été daté du XIIIe ou XIVe siècle. Quant à son lieu d'origine, les chercheurs qui en ont analysé l'écriture hébraïque ne sont pas tous du même avis: certains affirment que le rouleau a été écrit en France, d'autres penchent pour l'Espagne. Ils sont cependant tous d'accord pour confirmer son ancienneté, ce qui en fait le rouleau de Torah préservé le plus vieux du monde. La Bibliothèque juive nationale à Jérusalem possède un rouleau écrit pour rabbi Nissim Gerondi - le "Ran" - à Barcelone avant 1336. Une plaque attachée à son revêtement révèle qu'il fut placé à la synagogue "Kehillat Ya'acov" à Barcelone par rabbi Nissim lui-même en 1336.
Ce sont en particulier les pièces tissées de la synagogue qui reflètent l'histoire variée de Dubrovnik et de ses Juifs. Grâce aux contacts créés par les échanges commerciaux, les Juifs de Dubrovnik avaient accès aux matériaux les plus prisés et étaient familiers des styles en vogue en Europe. De nombreuses ýuvres sont composées d'une manière semblable à celle des pièces tissées non juives de l'époque. Des tissus fort élégants, avec des fils dorés ou argentés traversant la trame, étaient souvent utilisés pour les pièces rituelles. Nombre de ces tissages peuvent être apparentés au style italien, ce qui s'explique par les liens étroits qui existaient entre Dubrovnik et Venise. Ainsi, plusieurs des tapisseries de la synagogue exposées ont soit été fabriquées en Italie, soit copiées à partir de modèles italiens. Contrairement à ce que nous avons l'habitude de découvrir dans les tapisseries rituelles en provenance d'Europe centrale, celles-ci ne contiennent pas les motifs décoratifs juifs traditionnels, les lions, colonnes, piliers, couronnes, etc. Elles présentent plutôt des motifs stylisés, multicolores, sur soie ou autres tissages complexes, avec une variété de points de broderie, constituant ainsi un témoignage représentatif de l'histoire de la tapisserie d'Italie et plus tard de France, lorsque cette dernière prit la prépondérance dans l'industrie du textile, au cours du règne de Louis XIV. Nous trouvons par exemple un "me'il" (la chape revêtant le rouleau de Torah) de la France du XIXe siècle dans le style Pompadour, en vogue à cette époque. Certaines tapisseries de l'exposition contiennent des motifs orientaux et rappellent le style décoratif utilisé dans les pièces tissées turques. L'influence turque apparaît également à travers les douves de bois magnifiquement sculptées sur les rouleaux de Torah. A chaque génération, les Juifs de Dubrovnik, en marchands avisés qui avaient accès aux meilleures sources, se faisaient un devoir de réserver les plus belles pièces de tissus pour la synagogue. Comme Gabriel Goldstein, conservateur de cette superbe exposition, le souligne, ces tapisseries prouvent abondamment que Dubrovnik, certes une petite communauté, fut toujours à la pointe de la mode, et de classe internationale.
Les tissages étant fort précieux, avec le temps certaines parties étaient parfois transposées sur des tissus neufs, plus solides. De l'histoire de diverses communautés, nous savons que le recyclage de vêtements personnels en pièces rituelles pour la synagogue était autorisé par les rabbins et c'est ainsi que la pièce centrale d'un "parokhet" semble provenir d'un manteau d'homme. Certains des tissus les plus anciens de la collection de Dubrovnik datent du XVIe siècle, après l'arrivée de Juifs expulsés d'Espagne et du Portugal.
Une splendide reliure de Torah datant du début du XVIIe siècle, décorée de feuillages et de grappes de raisins, présente les mains levées des prêtres (Kohanim), un blason composé d'un cyprès et d'un lion rampant et l'inscription "Eliezer, fils de Israël Maestro. Préserve-le et rachète-le". Nous pouvons en conclure que les membres de la famille Maestro étaient des Kohanim; il existe en fait un certain nombre de documents entre 1660 et 1665 qui mentionnent le marchand de Dubrovnik Israël Maestro, qui semble avoir été tué dans le tremblement de terre qui ravagea la ville en 1667 et coûta la vie à près de 4'000 personnes, dont 39 Juifs.
Les objets en argent, également somptueux, sont marqués par des influences diverses, en particulier italiennes. Typique exemple de l'élégante orfèvrerie de synagogue fabriquée à Venise pour l'usage local et l'exportation: une paire de "rimonim" (grenades) en forme de dôme, avec motifs floraux et clochettes pendantes, datant du XVIIe siècle. D'autres objets étaient fabriqués localement à Dubrovnik, dans un style copié des modèles italiens. La communauté de Dubrovnik suivait la coutume italienne qui usait à la fois d'une couronne et de "rimonim" assortis pour décorer la Torah. L'exposition contient quelques exemplaires de ces assortiments, tous ornés de reliefs en argent inspirés du Temple, tels l'habit des prêtres et leurs mitres. Il est assez évident que les orfèvres locaux n'avaient jamais pu étudier des images du service du Temple: ainsi, les habits des prêtres sont dans le mauvais sens. Plusieurs des pectoraux de Torah, fabriqués à Venise, sont du type connu en Italie sous le nom de "hatzi keter", c'est-à-dire une forme de couronne aplatie. Une de ces pièces figurant dans l'exposition a été façonnée à Vienne au XIXe siècle, témoignant de l'intensification des liens culturels de la communauté juive avec l'empire austro-hongrois, après le passage de Dubrovnik sous la tutelle des Habsbourg.
La visite de cette exposition inspire bien sûr une grande admiration pour la beauté des objets, leur remarquable exécution et la diversité des styles, mais également un sentiment de soulagement et d'émerveillement à l'idée que toutes ces belles pièces aient pu survivre aux bouleversements de l'histoire. Car ce n'est pas la première fois au cours de notre siècle que les trésors de Dubrovnik échappent à la destruction.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis que la presque totalité des objets rituels de la synagogue de Split étaient brûlés sur la place centrale de la ville, les trésors de la synagogue de Dubrovnik étaient sauvés in extremis par la famille juive Tolentino, voisine immédiate de l'édifice. Emilio Tolentino a décrit les événements de 1941 et la manière dont les objets furent sauvés. "Encore tout déconcerté par la fouille de nos archives et ignorant leurs intentions réelles, je leur indiquai ma table. Ils trouvèrent là le vieux "Pinkas", un précieux document sur la vie et l'ýuvre de notre communauté au XVIIe siècle, particulièrement important après le terrible tremblement de terre qui avait frappé Dubrovnik en 1667 tout en épargnant la synagogue. Aussitôt leur examen des archives achevé, les Allemands voulurent voir la synagogue. En apercevant le "hekhal" (l'Arche), ils insistèrent auprès de l'interprète, dans des termes insultants, afin qu'il me donne l'ordre de leur montrer "les marionnettes", nommant ainsi avec dérision les rouleaux de Torah. J'attendis la traduction pour gagner du temps et rassembler mes esprits afin de préparer une réponse convaincante. Sachant que tous les trésors étaient bien cachés, je leur répondis calmement que tout avait été emporté par ceux qui étaient venus à la synagogue huit jours auparavant. Il semble que cela les convainquit."
Il est particulièrement frappant que l'actuel président de la communauté de Dubrovnik et responsable du transfert des trésors de la synagogue à New York, le Dr Michael Papo, soit membre de cette même famille Tolentino qui les sauva au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le Dr Papo affirme que ses ancêtres apportèrent d'Espagne les premiers rouleaux de Torah à Dubrovnik et y fondèrent la communauté.
Tout récit de destruction et de sauvetage de livres hébraïques se fond dans l'histoire des Juifs à travers les âges. Les destructions systématiques par le feu du Talmud à Paris en 1242 et en Italie vers 1550 n'en constituent que les épisodes les plus dramatiques. Il est difficile d'oublier les confiscations d'objets rituels d'argent, les pièces qui durent être fondues pour acheter les autorités, les effets abandonnés par les Juifs fuyant leurs foyers dans d'innombrables communautés. En contemplant les rouleaux de Torah de cette exposition, deux fois sauvés de la destruction en un seul siècle, on ne peut s'empêcher de se souvenir que le sort de ces rouleaux fut toujours lié au destin des communautés juives qui les possédaient. La profonde révérence ordonnée par la Loi pour la Torah et ses accessoires a été observée à travers les âges par les Juifs qui ont en permanence veillé à ne pas en jeter les vestiges, à les enterrer scrupuleusement, etc. Quant aux ennemis du peuple juif, ils en ont systématiquement fait leur cible privilégiée de saccage, à commencer par l'ordre d'Antiochus IV mentionné dans le Livre des Macchabées, jusqu'aux atrocités perpétrées par les nazis dans ce siècle. Le récit qui incarne peut-être de la façon la plus saisissante le destin confondu des Juifs et des rouleaux de Torah est celui du martyre de Hanina ben Teradyon qui fut brûlé vif par les Romains, enveloppé dans une Torah.
Il existe un nombre infini d'histoires sur la destruction de livres ou d'objets rituels juifs et sur leur sauvetage, qui s'étendent à travers les siècles et qui ne peuvent bien entendu être toutes mentionnées dans cet article. Nous conclurons par le récit d'un objet associé à une autre ville de l'ex-Yougoslavie. Bien avant les années 1990, l'histoire de la Haggadah de Sarajevo était déjà connue comme l'un des exemples les plus extraordinaires du "destin autonome" de certains ouvrages juifs. Cette très célèbre Haggadah enluminée d'Espagne remonte au XIVe siècle et est sans doute originaire de Barcelone. Le manuscrit a probablement été emmené en Italie après l'expulsion en 1492 et se trouvait encore dans ce pays en 1609, puisqu'il porte des cachets de la censure italienne de cette date. On ignore à quel moment et de quelle façon l'ouvrage parvint à Sarajevo. On sait seulement qu'en 1894, il y a donc exactement cent ans, un enfant de la communauté séfarade nommé Cohen apporta l'ouvrage à l'école afin de le vendre; son père venait de mourir et la famille était dans le besoin. C'est de cette manière que la précieuse Haggadah aboutit au Musée national de Sarajevo et qu'elle acquit sa célébrité. Lorsque les nazis investirent Sarajevo en 1941, ils expédièrent aussitôt un officier au Musée national afin de se saisir du manuscrit. Heureusement, le directeur du Musée l'avait déjà retiré pour le mettre à l'abri dans les montagnes.
Mais l'épisode le plus dramatique eut lieu 50 ans plus tard, lors du morcellement de la Yougoslavie et des tragiques destructions de personnes et de biens qui l'accompagnèrent. A Sarajevo, des milliers de manuscrits juifs et islamiques furent saccagés à l'Institut oriental par les Serbes bosniaques en 1992. La Bibliothèque nationale fut bombardée pendant trois jours avec des grenades incendiaires et plus d'un million d'ouvrages furent anéantis, dont des milliers de manuscrits en slave, en arabe, en perse, en turc et en hébreu. Les obus qui frappèrent la bibliothèque détruisirent le toit ainsi que le système de chauffage, provoquant ainsi une inondation. La Haggadah de Sarajevo fut sauvée des eaux par un archéologue musulman, historien de l'art, au péril de sa vie. C'est ainsi qu'il a décrit par la suite les péripéties de son action:
"Ce 6 juin fut le jour le plus infernal à Sarajevo. C'était le jour où les plus grandes casernes de la ville ont brûlé, tout près du Musée, dans la première zone de guerre. Les combats et les attaques d'artillerie étaient alors à leur point culminant à proximité du Musée. C'est dans ces circonstances que notre action eut lieu. Nous entrâmes dans le Musée sans nous faire remarquer. Pendant six heures, nous cherchâmes la Haggadah partout où nous pensions qu'elle pouvait se trouver. Nous forçâmes tous les coffres-forts du Musée, en vain. Enfin, nous arrivâmes au sous-sol. Il régnait une obscurité complète. Nous dûmes tâtonner dans le noir et c'est ainsi que nous la trouvâmes... Le sous-sol était inondé et l'eau montait rapidement parce que des projectiles avaient percé les tuyaux du chauffage central. Le niveau du sol à l'endroit où l'ouvrage était posé, était à peine un peu plus élevé que le niveau atteint par les eaux à ce moment-là. Quelques heures plus tard seulement, les eaux auraient déjà englouti la Haggadah et elle aurait été détruite."
C'est donc grâce à cet homme, Enver Imamovic, que la Haggadah a été sauvée; actuellement, elle se trouverait en Angleterre.
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