Lorsque les reins de G. ont lâché, il était âgé de 95 ans et avait déjà subi une série d’accidents vasculaires cérébraux. Il se trouvait dans un état comateux et selon toute vraisemblance, ne recouvrirait plus la conscience. L’insuffisance rénale le mettait en danger et pour sauver la vie de G., il n’y avait pas d’autre solution que de le mettre sous hémodialyse.
On n’escomptait pas de ce traitement la moindre amélioration dans l’état de santé du malade; il était uniquement destiné à prolonger sa vie dans son état présent. La direction de l’hôpital interrogea donc la famille: la lutte pour maintenir G. en vie devait-elle inclure tous les moyens disponibles, ignorant les éventuels effets secondaires nocifs et le caractère désespéré de la situation ?
Dans le codex de Maimonide, les lois sur la sauvegarde de la vie humaine sont contenues dans le même volume que les lois sur le meurtre. Cet ouvrage porte le titre suivant: Lois du meurtrier et de la préservation de la vie. Dans le premier chapitre (paragr. 14), Maimonide établit que «quiconque a la possibilité de sauver une vie et ne le fait pas, transgresse le commandement biblique ‘Ne sois pas indifférent face au danger encouru par ton prochain.’ (Lévitique XIX, 16)».
Il ajoute ensuite (paragr. 16): «Bien que la transgression de ces commandements ne soit pas punie de flagellation, parce que ce sont des commandements passifs, il s’agit néanmoins d’actes graves. Car celui qui détruit une seule âme d’Israël est aussi coupable que s’il avait détruit le monde entier et celui qui sauve une seule âme d’Israël, c’est comme s’il avait sauvé le monde entier.»
Selon cette dernière affirmation, s’abstenir de sauver une vie équivaut à un meurtre passif, acte aussi grave – dans le principe sinon par la sanction encourue – que le meurtre actif. Le meurtre est un délit criminel absolu, injustifiable, même pour sauver sa propre vie. «Un homme se rendit auprès de Rabba et lui dit: ‘Le gouverneur de ma ville m’a donné l’ordre d’aller tuer untel. Si je ne le fais pas, il me mettra à mort.’ Rabba lui répondit: ‘Il vaut mieux que tu te laisses tuer plutôt que de commettre un crime. Car qui sait si ton sang est plus rouge ? Celui de l’autre homme est peut-être plus rouge que le tien.’» (Traité Sanhédrin 74a). Seule exception à cette règle: on a le droit de tuer celui qui est sur le point d’ôter la vie à une autre personne.
On pourrait raisonnablement conclure que, de manière semblable, l’obligation de sauver une vie est également absolue et que s’abstenir de le faire ne peut en aucune façon se justifier. De surcroît, selon Maimonide (Lois du shabbat II, 18), les lois du shabbat peuvent et doivent être transgressées ne fût-ce que pour prolonger la vie, même quand on sait qu’elle ne pourra être sauvée. Par conséquent, prolonger la vie, acte équivalent à sauver la vie, constitue une obligation absolue et doit être tenté en toutes circonstances.
Il existe un commandement illustrant bien la gravité du meurtre aux yeux de la Torah. Voici ce qu’elle ordonne, lorsque le corps d’un homme est trouvé sur un terrain entre deux villes et que l’auteur du crime est inconnu: «La ville la plus rapprochée du corps de la victime sera déterminée, les anciens de cette ville prendront une jeune vache qu’on n’aura pas encore employée au travail, qui n’a porté aucun joug. Ces anciens feront descendre la génisse dans un ravin sauvage, où on ne laboure ni ne sème et là, dans ce ravin, ils briseront la nuque à la génisse.» (Deutéronome XXI, 3-4).
Cet étrange commandement suscite bien sûr interrogations et commentaires chez les Sages. «Pourquoi la Torah précise-t-elle qu’il faut conduire la génisse dans un ravin ? … Afin qu’un animal qui n’a rien produit encore soit tué dans un endroit aride et expie pour un être à qui il n’a pas été donné de produire son fruit.» (Traité Sota 46a). Chaque être humain a une tâche unique à accomplir au service du Créateur pendant son existence; le meurtre implique une destitution brutale de la vocation humaine puisqu’il empêche la victime d’achever sa tâche sur cette terre.
«L’homme sur terre n’a-t-il pas une corvée de soldat ? Ses jours ne sont-ils pas comme les jours d’un mercenaire ?» (Job VII, 1). Ce verset de Job souligne bien à quel point chaque moment de la vie de l’homme est inestimable. La valeur précieuse de chaque moment est également illustrée dans le récit célèbre du martyre de Rabbi Hanina ben Tradion (Traité Avoda Zara 18a): «On trouva R. Hanina ben Tradion absorbé par l’enseignement de la Torah en public, tenant un rouleau de Torah près de son cœur. Ils s’emparèrent aussitôt de lui, l’enveloppèrent dans le rouleau de Torah, placèrent des fagots de bois autour de lui et les allumèrent. Ils apportèrent des touffes de laine humides et les mirent sur son cœur afin de prolonger son supplice. Ses disciples s’écrièrent: ‘Rabbi, que vois-tu ?’ Il leur répondit: ‘Le parchemin se consume mais les lettres s’envolent vers le ciel.’ Ils dirent: ‘Ouvre la bouche afin que le feu entre en toi [et hâte la fin].’ Il répondit: ‘Que Celui qui m’a donné mon âme la reprenne, mais nul ne doit porter atteinte à sa vie.’».
Ainsi, bien que son sort fût scellé et qu’il souffrît terriblement, il refusa de hâter sa mort. La décision de mettre un terme à la vie, même de l’abréger de quelques moments, revient à D’ seul: c’est lui qui octroie la vie, qui connaît la véritable mission de l’homme et qui sait quand elle est achevée.
Toutefois, le récit ne se termine pas là. «Le bourreau lui dit alors: ‘Rabbi, si j’augmente le feu et ôte les touffes de laine de ton cœur, me feras-tu entrer dans la vie future ?’ ‘Oui’ répondit-il. ‘Alors jure-le-moi’ insista [le bourreau]. Il jura. Aussitôt, il augmenta la flamme et enleva les touffes de laine de son cœur et son âme le quitta rapidement. Alors, le bourreau se jeta dans les flammes. Une voix céleste s’écria: ‘R. Hanina ben Tradion et le bourreau ont eu droit au monde futur !’».
Qu’est-ce qui provoqua le changement d’attitude de R. Hanina ? Pourquoi permit-il au bourreau de hâter sa fin de façon active ? On sait qu’il avait eu une révélation: la Torah se consumait tandis que les lettres s’élevaient vers le ciel. Apparemment, il l’avait interprétée comme se rapportant à sa propre personne: R. Hanina était ce rouleau de Torah et il avait achevé sa mission sur terre. Pourtant, il refusa d’agir en fonction de cette révélation jusqu’à ce qu’elle fût en quelque sorte corroborée par l’offre du bourreau. Cette offre le convainquit qu’il n’avait plus le moindre devoir à accomplir ici-bas: à ce moment, hâter sa mort ne représentait donc plus un geste interdit.
Bien entendu, la révélation divine qui permit de faire ce choix s’est produite uniquement pour R. Hanina et elle ne peut servir de fondement pour des décisions semblables dans la vie de tous les jours. Cependant, une conclusion pratique peut être tirée de ce récit: elle ne concerne pas l’acte de hâter la mort de façon active mais la possibilité de s’abstenir de prendre des mesures extraordinaires pour prolonger une vie de souffrance, qui semble parvenue à son terme.
La prolongation d’une telle vie relève plutôt d’une démarche active que d’une façon de laisser les choses suivre leur cours; par conséquent, les personnes chargées de prendre ces mesures doivent déterminer si la vie du patient est parvenue à son terme (en raison de son état général), auquel cas la prolongation de sa vie ne représente plus une obligation absolue. Lorsque ceci est établi, il ne faut prendre des mesures extraordinaires que si elles sont bénéfiques pour le patient en réduisant sa souffrance. Dans d’autres situations, l’intervention de l’homme [ou de la médecine] n’est plus nécessaire.
Il semble donc qu’il n’y ait pas d’obligation, et donc pas de raison, de commencer l’hémodialyse pour G. Le traitement doit se limiter à adoucir les derniers moments de sa vie.
*Le rabbin Shabtaï A. Rappoport dirige la yéshivah «Shvout Israël» à Efrat (Goush Etzion). Il est directeur d’Études du Beit Hamidrash, The Ludwig and Erica Jesselson Institute for Advanced Torah Studies, Bar Ilan University et a publié entre autres travaux les deux derniers volumes de «Responsa» rédigés par le rabbin Moshé Feinstein z.ts.l. Il met actuellement au point une banque de données informatisées qui englobera toutes les questions de Halakha. Adressez vos questions ou commentaires à: shrap@bezeqint.net
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