Il y a plusieurs types de paris. Il y en a de stupides, de hasardeux, d'absurdes. Celui que le gouvernement Sharon vient de prendre en évacuant totalement la bande de Gaza est un pari dangereux pour l'avenir d'Israël. Rien ne garantit son succès; tout, au contraire, laisse présager de graves conséquences.
Aussi étrange que cela puisse paraître, aucune explication rationnelle n'a été avancée par le Premier ministre pour justifier une mesure aussi radicale, unilatérale et sans contrepartie. «Laissez-moi faire, je sais ce qui est bon pour Israël», c'est en substance la pensée que M. Sharon a bien voulu livrer aux citoyens de son pays pour les convaincre du bien-fondé d'une décision allant à contre-courant des positions de son parti et donc de l'opinion de la majorité de ses électeurs.
Sans doute ne pouvait-il pas en dire plus, ne serait-ce que pour ne pas perdre la face. Si l'on en juge par les propos d'un des membres du gouvernement proche de M. Sharon, la ministre de la Justice Tzippy Livni, la motivation profonde de cette étrange volte-face réside dans la conviction que «le temps travaille contre Israël». Après cinq années de terrorisme, désormais contenu sinon muselé, la construction d'une barrière de défense efficace mais controversée, la disparition d'Arafat, remplacé par un leader palestinien prétendument «raisonnable et modéré», force est de constater que les cris de victoire du Hamas sont parfaitement fondés.
Qu'on y pense: sans les attentats criminels contre des civils israéliens, aucun gouvernement issu des dernières élections n'aurait songé à déraciner 21 localités juives.
«Le temps travaille contre Israël»: cette formule peut se décliner en deux arguments. Tout d'abord, l'irruption, au tout premier plan du débat politique, de la démographie. Dans quelques années, il y aura plus d'Arabes que de Juifs à l'ouest du Jourdain si l'on additionne les Arabes citoyens de l'État d'Israël à la population des territoires. Sans doute, cette réalité est-elle contestée par certains spécialistes qui estiment que les chiffres officiels palestiniens sont artificiellement gonflés. Mais quelles que soient les données exactes, la forte natalité arabe aura tôt ou tard pour effet de créer une situation démographique intenable. Politiquement intenable, car elle donnera des ailes à la thèse selon laquelle la solution «deux peuples - deux États» est sur le point d'être dépassée, et que l'application mécanique du principe de majorité doit déboucher sur la création d'un État palestinien arabe unitaire, où la «minorité juive» aurait, dans le meilleur des cas, un statut autonome. Ce serait donc la fin programmée de l'État d'Israël et la victoire de l'idéologie qu'exprime si bien la Charte nationale palestinienne: il n'y a pas de peuple juif, un État juif n'a pas de raison d'être.
Il est pourtant facile de répondre à cette analyse en soulignant qu'elle repose plus sur un éclairage tendancieux que sur la réalité. Le véritable critère démographique devrait s'appliquer à la seule population israélienne, là où la majorité juive est clairement et fortement établie, et ne pas englober la population des territoires, qui n'a pas été annexée et qui devrait bénéficier, si ses dirigeants le désiraient vraiment, d'un régime d'autonomie débouchant sur une souveraineté, à l'issue d'une négociation de paix. C'est à l'évidence le refus arabe d'un compromis négocié, motivé par le refus avoué d'une souveraineté juive quelconque, qui place Israël sous cette lumière artificielle et fallacieuse. Est-ce trop difficile à expliquer ?
«Le temps travaille contre Israël», c'est aussi le constat que font les responsables israéliens d'une perte de légitimité sur la scène internationale. Certes, les grands États occidentaux s'en tiennent à la formule du «droit à l'existence» de l'État d'Israël, mais de nombreux faiseurs d'opinion, à la faveur de l'Intifada, en jouant grossièrement sur le thème du «désespoir palestinien» qui justifierait tout, ont donné une image déformée non seulement de la réalité d'Israël mais aussi de ses droits et de son essence profonde. Une image parfois monstrueuse. Au point que la lutte contre le terrorisme, considérée comme juste, naturelle et nécessaire à Madrid ou à Londres, est perçue comme une longue série de crimes de guerre, sinon de crimes contre l'humanité, quand il est question d'Israël. On peut s'indigner de cette discrimination et il est important de la combattre, mais il faut bien constater qu'elle existe. Ce n'est certes pas par hasard que le Vatican a «oublié» un attentat sanglant à Natanya en donnant la liste des récents actes de terrorisme qu'il s'appliquait à condamner.
Il fallait donc redresser la barre, restaurer autant que faire se peut l'image, la réputation d'Israël. Était-ce le seul moyen d'agir ? Et combien de temps durera l'embellie, cette courte saison des félicitations et des encouragements ? Quelle que soit la réponse à ces questions, le fait que M. Sharon et son gouvernement aient jugé qu'il leur fallait adopter cette stratégie est en soi inquiétant et dommageable.
Inquiétant, car tout cela s'apparente - en dépit des efforts pour donner l'image d'une force tranquille - à un commencement de débandade. Imaginer que nos voisins puissent considérer le retrait de Gaza - femmes et enfants d'abord - comme une victoire de la volonté et de la raison israéliennes, serait les prendre pour des imbéciles. Ils le disent et ils le pensent: à leurs yeux, c'est un signe évident de faiblesse et de désarroi. Il faut donc continuer la lutte, disent-ils, pour que Gaza ne soit qu'un premier pas, bientôt suivi d'autres retraits, d'autres concessions sans la moindre contrepartie. C'est cela qu'il fallait démontrer: la lutte armée, euphémisme pour terrorisme aveugle et barbare, est bien la voie royale.
Dommageable aussi au plan international. Début septembre, le ministre français des Affaires étrangères Philippe Douste-Blazy, fait une rapide visite à Gaza et à Jérusalem. Il félicite le gouvernement israélien et emboîte allègrement le pas aux palestiniens: il ne faut pas en rester-là, dit-il, il faut continuer, la Judée et la Samarie vous attendent. Et de manier le thème du désespoir palestinien, à caresser impérativement dans le sens du poil. C'est aussi, en termes plus voilés, ce que Mme Rice dit à M. Sharon. Les vannes sont désormais ouvertes.
Et maintenant il nous faut convaincre la communauté internationale que l'occupation de Gaza a bel et bien pris fin. N'est-ce pas l'évidence même ? Plus un seul civil, plus un seul soldat, plus un seul Juif - puisqu'il est désormais acquis que la souveraineté palestinienne ne saurait s'accommoder de la présence d'un Juif. Or on nous explique déjà que la bande de Gaza est une prison entourée de barbelés, que cette situation est on ne peut plus désespérante pour les palestiniens, qu'on ne peut pas s'attendre à ce qu'Abou Mazen fasse désarmer le Hamas et le Djihad ainsi que les autres milices puisqu'Israël refuse de procurer des armes nouvelles et modernes à la police palestinienne. On nous explique aussi que l'on ne peut pas non plus espérer des 750 soldats égyptiens qu'ils empêchent la contrebande d'armes. Que sans port en eau profonde et sans aéroport, Gaza reste de facto sous contrôle israélien. Et qui dit contrôle dit bien sûr responsabilité. Demain, lorsque les attentats reprendront, lorsque les roquettes s'abattront sur les localités israéliennes proches de la bande de Gaza, lorsque l'armée se trouvera dans la nécessité de riposter et demandera à le faire, les politiques expliqueront sans doute qu'il est difficile de s'attaquer à des victimes, que l'image d'Israël va de nouveau se dégrader, que si réaction il y a, elle doit être très limitée, très mesurée, sans doute inefficace.
Tout le monde, à droite comme à gauche le reconnaît: le terrorisme, peut-être après quelques mois d'accalmie, va refaire parler de lui. De ce point de vue, le repli n'aura servi qu'à améliorer quelque peu les positions tactiques de l'armée. En revanche, les capacités du renseignement militaire, quelle que soit la sophistication des moyens mis en place, vont être à nouveau restreintes, comme après les Accords d'Oslo. Il avait alors fallu plusieurs années pour rétablir les réseaux.
Peu de temps après la décision du gouvernement sur le retrait de Gaza, Anatoly Sharansky, alors ministre de Sharon et vivement hostile à cette mesure (il pense que sans réelle démocratisation de la société palestinienne, il n'y a pas lieu de lui faire de cadeaux) avait demandé des explications au Premier ministre. «Nous allons gagner dix ans de calme, lui avait répondu Sharon. Peut-être pas sur le plan militaire, mais au moins pour tout ce qui concerne les pressions internationales. On va nous laisser un peu tranquilles». Réponse de Sharansky: «Dix ans ? Vous ne gagnerez même pas dix jours». Nous savons déjà qui, dans cette affaire, a eu raison.
En politique les grands généraux sont souvent de piètres stratèges. Et les paris audacieux qui ont fait leur gloire sur le champ de bataille, peuvent parfois, au plan politique, tourner en déconfiture.
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