Depuis le début du troisième millénaire, le vieux spectre de l'antisémitisme hante à nouveau le continent européen. Considéré autrefois comme l'apanage d'un cléricalisme réactionnaire, de nationalistes conservateurs, de fascistes bigots et de membres de l'extrême gauche, la haine du Juif a subi au cours des dernières années une étonnante mutation. Amorcé par la seconde Intifada palestinienne en septembre 2000, renforcé par l'impact des attentats du 11 septembre 2001 et par la guerre contre l'Irak, l'antisémitisme est devenu le trait saillant du djihad islamique qui, déferlant depuis le Moyen-Orient, gagne de larges portions de la diaspora musulmane en Europe.
Ce nouvel antisémitisme a également été embrassé avec ferveur par de vastes secteurs du mouvement anti-globalisation qui, tout comme les islamistes, croit dur comme fer à une conspiration américano-sioniste visant à dominer le monde. Cette étrange alliance rouge-vert a beau jeu de dénoncer Israël et l'Amérique «contrôlée par le lobby juif» tout en s'opposant à l'usage de la puissance militaire occidentale à l'étranger et à la propagation des idéaux démocratiques dans les pays non occidentaux. Les adeptes de l'anti-globalisation sont pleins de haine et de mépris pour les valeurs fondamentales de l'Occident - dont Israël n'est qu'un avant-poste -, ces valeurs étant perçues comme une couverture pour des occupations «racistes» et «impérialistes». La culpabilité et l'autocritique européennes face à son passé colonialiste ont également joué un rôle important dans le renouvellement de la tradition antisémite sur le continent.
Il est évident que les sentiments anti-israéliens forment le noyau de cette renaissance de l'antisémitisme. Mais il faut aussi y distinguer une dimension stratégique plus vaste. Israël est devenu un pion central dans la lutte menée par l'Europe contre l'Amérique pour se tailler sa part de pouvoir et d'influence au Moyen-Orient et dans le reste du monde. Ce n'est pas par hasard qu'au cours de ces dernières années, des rumeurs antisémites concernant l'emprise occulte de néo-conservateurs juifs sur l'administration américaine ont été entendues dans diverses chancelleries de la vieille Europe. Ce langage codé amalgamant pétrole, impérialisme et conspirations de néo-conservateurs révèle les obsessions au sujet du lobby juif tout-puissant à Washington. La théorie d'une clique d'intellectuels juifs dirigeant la politique américaine s'est en effet enracinée, en France plus que dans tout autre pays d'Europe. Le Quai d'Orsay garde l'ambition de diriger une Europe unifiée et de contrebalancer ainsi le pouvoir de l'Amérique. Le désir d'apaiser l'importante population musulmane en France a par ailleurs créé un climat social favorable à la résurgence de l'antisémitisme.
Il est vrai qu'après les élections de mai 2002, le nouveau gouvernement formé par Jacques Chirac, réélu à la présidence, a cessé de démentir l'existence de l'antisémitisme en France et s'est lancé dans une action plus vigoureuse pour lutter contre ces manifestations. Cette action a produit des résultats positifs, du moins au niveau de l'application de la loi, mais le sentiment d'insécurité des Juifs s'est néanmoins accru. En automne 2003, le Grand Rabbin de France a même jugé bon de recommander à ses coreligionnaires le port d'une casquette au lieu de la kippa dans les lieux publics. Les efforts résolus des autorités françaises et la décision de manifester une tolérance zéro face aux actes antisémites n'a pas empêché une augmentation considérable du nombre d'incidents antisémites enregistrés depuis début 2004.
Il y a aujourd'hui vingt millions de musulmans vivant dans les frontières de l'Union européenne. Ils sont en majorité des citoyens respectueux des lois et certains ont été eux-mêmes victimes de préjugés racistes. Mais il y a parmi eux des islamistes fondamentalistes qui constituent un cas à part. Ils adoptent de dangereuses théories de conspirations, favorisent les passions religieuses fanatiques et diffusent par tous les moyens une idéologie du djihad tout en manipulant le symbolisme de la cause palestinienne pour justifier les attaques contre les Juifs. Cet islam totalitaire a réussi à convaincre un nombre croissant de jeunes, chômeurs ou inadaptés, de vivre en dar al-Kufr, en terre d'infidèles. C'est cet état d'esprit qui a produit les attentats-suicide du 7 juillet à Londres.
La haine du Juif d'aujourd'hui est fort différente de la traditionnelle animosité chrétienne ou de l'antisémitisme raciste d'il y a 60 ans, phénomènes issus de l'État-nation de l'Europe bourgeoise de la fin du XIXe siècle. Ce n'est pas parmi les croyants chrétiens qu'on trouve les promoteurs contemporains de la haine du Juif (à l'exception de quelques églises «progressistes» embrassant de façon inconditionnelle la cause palestinienne). L'actuelle vague d'antisémitisme dans les pays de l'Union européenne est due à d'autres motifs. Contrairement à la situation qui prévalait dans les années 1930, elle n'est pas liée au chômage généralisé, à l'instabilité économique, au pessimisme culturel ou à une quelconque crise du système politique. Elle n'est pas non plus le produit de scandales financiers, de l'anomie sociale ou du désenchantement vis-à-vis des partis politiques établis et de la démocratie parlementaire. En Europe occidentale, la haine du Juif se révèle post-nationale plutôt qu'étroitement nationaliste, anti-américaine plutôt qu'anticommuniste, «libérale» et gauchiste plutôt qu'antilibérale ou antidémocratique. L'Allemagne constitue l'exception la plus notable à cette règle, ainsi que l'Autriche et la Suisse - dans une plus grande mesure même, si l'on tient compte du succès électoral des partis populistes radicaux dans ces pays.
Par ailleurs, le nouvel antisémitisme est unanimement obsédé par la dénonciation d'Israël. Il rêve de dissoudre cette «entité sioniste» honnie et de rendre le monde Judenstaatrein et ce, au nom des droits de l'homme. L'antisionisme de la gauche radicale a désormais gagné l'ensemble de la gauche libérale et se manifeste par une rhétorique qui tente systématiquement d'ébranler la légitimité morale et historique de l'État juif. Les membres de la gauche libérale évoquent le péché originel ayant donné naissance à cet État, le déplacement, l'expropriation et l'expulsion d'une population autochtone. Ils dépeignent les Juifs et Israël avec des qualificatifs puisés droit dans l'arsenal de l'antisémitisme classique: cruels, brutaux, sanguinaires, fourbes, avides et immoraux. Ce type de discours ne peut s'expliquer uniquement par le recours à deux poids, deux mesures; il va bien au-delà de la pratique des médias déjà bien établie consistant à isoler Israël par une critique extraordinairement sévère, dont aucun autre État n'a jamais été l'objet.
Le débat médiatique sur la limite entre antisémitisme et «critique» d'Israël, qui fait rage en Europe depuis plus de quatre ans, a été marqué par la mauvaise foi, par une incroyable hypocrisie et par un parti pris politique transparent. Ainsi, en France, on a vu Pascal Boniface, expert en relations internationales de la gauche, se plaindre cyniquement d'être victime d'une campagne orchestrée d'intimidation [juive] et de terrorisme intellectuel sioniste, uniquement parce qu'il avait critiqué le gouvernement Sharon. En Grande-Bretagne, Peter Beaumont, rédacteur diplomatique à l'Observer, faisait ironiquement remarquer: «Critiquez Israël et vous voilà affublé du label `antisémite' aussi sûrement qui si vous aviez lancé un pot de peinture sur une synagogue à Paris !»
Dans la réalité, les faits sont quelque peu différents. En octobre 2002, des militants de la paix juifs déambulant dans les rues de Londres contre la guerre en Irak se sont retrouvés encerclés par des gens scandant des slogans haineux. La manifestation, organisée par la Coalition «Arrêtez la guerre» en collaboration avec l'Association musulmane de Grande-Bretagne, comptait dans ses rangs des manifestants arborant le «bandeau des martyrs» à la mode Hamas, des enfants brandissant de petites Kalachnikov et des ceintures d'explosifs, le tout accompagné de banderoles mêlant en lettres de sang l'étoile de David et le swastika. Au cours des quatre dernières années, des scènes similaires se sont reproduites un peu partout, dans les rues de Paris, Rome, Berlin et dans d'autres capitales européennes.
La haine du Juif est souvent l'envers symbolique de la médaille de la sympathie pro-palestinienne. On est stupéfait de constater que les publications de gauche les plus laïques recourent sans frémir aux images archaïques de la théologie chrétienne pour promouvoir la cause antisioniste. Les crucifixions de Jésus et d'Arafat par les Juifs/Israéliens déicides se confondent dans un étrange voile d'intemporelle souffrance. De malheureux Palestiniens se transforment en agneaux sacrificiels massacrés par l'ancien peuple assassin du Christ. Un Jésus totalement dépouillé de tout trait juif devient le premier martyr palestinien, ressuscitant ainsi la théologie de remplacement que les églises chrétiennes de l'Occident viennent d'abandonner. Dans les médias français, les 39 jours du siège de l'église de la Nativité à Bethléem (en avril 2002) sont rapidement devenus un remake métaphorique de la Passion du Christ, avec recours au massacre des innocents par le roi Hérode tel qu'il est évoqué dans le Nouveau Testament et dans l'art occidental. Ce qui s'est imprimé dans les consciences, ce n'est pas l'invasion sacrilège de ce haut lieu de la chrétienté par des Palestiniens armés, mais la photographie d'un char israélien posté à l'entrée de la place Manger. Le Vatican n'a pas manqué de se joindre à l'indignation générale en adressant à Israël des reproches totalement infondés, sur un ton rappelant les heures sombres de son histoire.
Comme pour souligner l'irréductible perception d'Israël et des Juifs comme assassins du Christ dans les médias européens, le quotidien libéral italien La Stampa (en principe non antisémite) a publié le 3 avril 2002 une caricature particulièrement odieuse. On y voit un char israélien pointant son canon sur l'enfant Jésus à Bethléem, ce dernier s'écriant: «Viennent-ils me tuer à nouveau ?» Trois mois auparavant, le 26 décembre 2001, une caricature aussi injurieuse avait paru dans le quotidien français de gauche, Libération. Intitulée «Pas de Noël pour Arafat», elle faisait allusion à la décision d'Israël d'interdire à Arafat de participer à la messe de Noël à Bethléem. Sur la caricature, on aperçoit Ariel Sharon préparant une croix pour Arafat avec clous et marteau et dans le fond, un char israélien. La légende insinuait de façon sarcastique qu'Arafat serait le bienvenu pour Pâques.
L'hostilité actuelle de l'Europe envers Israël n'est pas coupée des démons de son sombre passé, de l'héritage légué par la Shoa. Ces dernières années, les antisionistes manipulent de plus en plus la Shoa comme arme de propagande contre l'État juif, afin de démontrer que les Juifs ne sont pas meilleurs que leurs anciens tortionnaires. La caricature parue le 7 avril 2002 dans Ethnos, un journal pro-gouvernemental grec de centre-gauche, représente un classique du genre. Deux soldats israéliens dans les territoires discutent. L'un dit à l'autre: «Ne te sens pas coupable, camarade ! Nous n'avons pas été à Auschwitz et à Dachau pour souffrir, mais pour apprendre.» Présentés comme des nazis portant l'étoile de David sur leurs casques, les soldats sont en train de poignarder des Palestiniens.
Les élites européennes ont été incroyablement lentes à saisir à quel point les méthodes, les techniques de diffamation et le vocabulaire des critiques anti-israéliennes relevaient du modèle classique de l'antisémitisme. Les propos récurrents sur le Juif belliciste, sur les cabales juives ou sur le prétendu pouvoir juif en Amérique n'ont pas été condamnés comme accusations purement antisémites. De nombreuses personnes ne comprennent toujours pas que l'image calomnieuse d'Israël comme un État oppresseur et criminel par définition ne constitue qu'une accusation de meurtre rituel déguisée en critique légitime. On constate au contraire une étrange réticence à reconnaître que la négation radicale d'Israël a donné le feu vert à un discours résolument antisémite, où l'on fait porter à l'État juif la responsabilité de tous les maux de la terre, où on le nazifie tout en banalisant la Shoa. Des États européens au passé impérialiste, comme la Grande-Bretagne, la France, l'Espagne, le Portugal, les Pays-Bas, la Belgique, l'Allemagne, l'Autriche ou l'Italie, préfèrent dénoncer le colonialisme israélien plutôt que d'affronter leur lamentable comportement collaborateur pendant la Shoa ou leur échec dans la gestion des tragédies survenues après la guerre, dans les Balkans, au Rwanda, au Soudan, au Tibet et en Tchétchénie. Il semble qu'une fois de plus, les Juifs n'existent que pour permettre à l'Europe de se voiler la face et d'oublier sa culpabilité réprimée.
* Le professeur Robert S. Wistrich occupe la chaire Neuberger d'Histoire contemporaine de l'Europe et d'Histoire juive à l'Université hébraïque de Jérusalem. Il dirige également le «Vidal Sassoon International Center for the Study of Antisemitism». Parmi ses nombreuses publications: Antisemitism: The Longest Hatred (Pantheon, 1991), Nietzsche, Godfather of Fascism? (Princeton, 2002), Hitler, L'Europe et la Shoa (Albin Michel, 2005).
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