C'est avec grand plaisir que j'apprends que vous désirez publier dans ce numéro de SHALOM un article sur le peintre MELA MUTER. Le Professeur Boleslaw Nawrocki, historien d'art, collectionneur de peintres polonais et spécialiste de Mela Muter, était un ami personnel de l'artiste quand elle vivait encore en Pologne. Il m'a souvent longuement parlé d'elle.
En effet, d'origine polonaise, Mélania Mutermilch est née à Varsovie le 26 avril 1876 et mourut à Paris le 4 mai 1967, à l'âge de 91 ans. Issue d'une grande famille juive fortunée, elle fit de bonnes études classiques et brilla très tôt par son talent pour le dessin et la peinture. Tel Kisling, un peu plus tard, ses professeurs n'ayant plus rien à lui apprendre, elle se rendit à Paris en 1901 pour suivre les cours de l'Académie Colarossi. Belle, intelligente, pleine de charme, elle n'eut aucune peine à devenir très vite l'une des personnalités de Montparnasse pendant la période héroïque du début de ce siècle. Gracieuse, la voix au velouté slave, son charisme séduisit aisément tout ce que Montparnasse comptait d'artistes en tout genre, et qui deviendront ses modèles.
En 1902, à 26 ans, une année après son arrivée, elle eut l'honneur d'être invitée à participer au Salon National des Beaux-Arts, et en 1905, elle exposa pour la première fois au Salon d'Automne et aux Indépendants. A cette époque, c'était exceptionnel pour une femme d'être membre de ce cercle privilégié. Elle partagea cette distinction avec Berthe Morisot, Suzanne Valadon et Marie Laurencin. Sauf pendant la guerre de 39-45, où elle fut contrainte de se cacher en Avignon à cause de ses origines juives et de ses opinions politiques de gauche, elle vécut toujours à Paris, ne voyageant que pour ses expositions.
Expressionniste parmi les premiers expressionnistes, d'un talent original et créateur, Mela Muter peignit avec une puissance d'exécution que Suzanne Valadon aurait pu lui envier, des paysages, des fleurs, des compositions de toutes sortes, hauts en couleurs et d'une intensité dramatique exceptionnelle. Et surtout, elle peignit des portraits. La liste de ses modèles connus est impressionnante, elle n'avait que l'embarras du choix: des musiciens, Eric Satie, Maurice Ravel, Albert Roussel (son portrait est au musée de Nantes); des écrivains, Romain Rolland, Henri Barbusse, Georges Courteline, le poète Hindou, Prix Nobel 1913, Sir Rabindranath Tagore et Rainer Maria Rilke, avec qui leur amitié ne prendra fin qu'à la mort de celui-ci, décédé en Valais en 1926; le grand architecte de l'époque, Auguste Perret; le premier danseur de l'Opéra de Paris, Serge Lifar, et le fameux sculpteur animalier François Pompon; des hommes politiques, comme son ami communiste Paul Vaillant-Couturier, et enfin le Président du Conseil lui-même, Georges Clémenceau. Le "Tigre" déjà peint par Manet, fut honoré de l'être par Mela Muter.
Il y eut aussi le déjà célèbre Ambroise Vollard, le marchand-collectionneur, dont tous les peintres de l'époque, Cézanne, Gauguin, Picasso, etc., cherchaient la protection. Il adopta tout de suite Mela, et lui qui posa pour les plus grands peintres (près de cent fois pour Cézanne !) aima, entre tous, celui que fit pour lui, plus tard, en 1916, la jolie Polonaise (naturalisée française en 1927). Il faut dire qu'elle donna libre cours à son immense talent dans ce superbe portrait. Dans la profondeur du regard, elle dégage la force de caractère de son modèle, en exprime la psychologie dans une atmosphère d'extrême sensibilité, son trait est précis, d'un réalisme fouillé et rigoureux. Elle employa sa technique préférée qui était de laisser la toile nue en certains endroits. En mars 1927, dans "Arts et Décoration", l'écrivain Robert Rey, Inspecteur général des Beaux-Arts, nous dit dans un article de huit pages: "La technique souvent employée par Mela Muter obtient des effets très particuliers. D'une touche à l'autre, la toile reste blanche et nue, zone où le rêve raisonnable du souvenir reconstitue la teinte et le ton, librement.
Son art, qui ne se targue d'aucun ésotérisme, est un art profondément humain. Il est accessible à tous. Peut-être qu'au début, la minutieuse brusquerie de son exécution, son aspect râpeux, ses manières de ne pas couvrir toute la toile, ont déconcentré le public. D'ailleurs Mela Muter, chaque jour plus sûre d'un métier depuis longtemps étudié, a rendu son inspiration plus docile et plus soumise. Elle n'a plus la crainte de la voir se volatiliser pendant qu'elle en recherche l'exacte traduction plastique. D'où, moins de hâte en sa facture, une manière plus dense, plus précise, et qui peut, sans risquer de perdre de vue ce qu'elle veut exprimer, s'offrir le luxe d'une matière plus somptueuse.
Mela Muter fut médaille d'Or de l'Exposition Universelle de 1937, exposant aux Tuileries et dans les grandes galeries de France. Elle exposa à New York, Pittsburg, Venise, Londres, Varsovie avec un égal succè. Elle eut une dernière joie, trois mois avant sa mort, celle de savoir qu'une grande rétrospective de son ýuvre était exposée à la fameuse "Hammer Gallerie" de New York, du 24 janvier au 24 février 1967. Une partie de ses toiles se trouve à Varsovie, dans la collection du Dr Nawrocki, qui lui consacra une importante biographie de cinq pages dans le Grand Dictionnaire Biographique Polonais. Beaucoup d'autres dans des collections particulières. Mais on peut aussi admirer des toiles de Mela Muter sur les cimaises du musée d'Art Moderne de Paris, d'Alger, de Barcelone, de Lyon, du Havre, de Nantes, de Tours, de la Rochelle, de Belfort, d'Avignon et du Petit Palais de Genève.
On peut dire que Mela Muter a hautement et avantageusement servi la cause de la peinture féminine du XXe siècle.
A titre de curiosité, je termine en vous faisant savoir que, pendant la dernière guerre, Mela Muter a dû quitter Paris au moment de l'arrivée des Allemands, en abandonnant son atelier. Le peintre Dubuffet s'y installa et, à la consternation de Mela Muter, ne voulut jamais le lui rendre...!
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