Au cours des douze dernières années, des dizaines de milliers de Juifs sont venus s’installer en Allemagne. Cette réalité nous a incités à nous rendre à Berlin afin de comprendre le pourquoi et le comment d’une donne surprenante de la réalité juive de notre temps. Afin de nous parler de la vie juive en Allemagne, nous avons été à la rencontre du Dr ALEXANDER BRENNER, président de la communauté juive de Berlin.
Comment définissez-vous la vie juive actuelle en Allemagne en général et à Berlin en particulier ?
La communauté juive de Berlin est la plus importante en Allemagne fédérale puisqu’elle compte plus de douze mille membres, dont plus de 70% sont originaires de la C.E.I. Cette même proportion est valable pour l’ensemble des communautés juives en Allemagne, où 60-70% des membres proviennent de l’ancienne URSS. Dans certaines communautés situées avant tout dans l’ancienne Allemagne de l’Est, ces chiffres peuvent atteindre 95% et se composent de personnes qui se sont établies dans la République fédérale au cours des douze dernières années. Si ces données sont impressionnantes, la réalité est en fait bien plus compliquée. En effet, ces nouveaux immigrants juifs ont connu 70 ans de communisme, soit une coupure quasi totale avec l’éducation, la tradition et la religion juives. Si la majorité d’entre eux jouit d’un niveau de formation et de culture laïc très élevé, il en est tout autrement de leurs connaissances judaïques sur le plan de notre histoire, de nos traditions et de notre religion qu’ils ignorent pour ainsi dire totalement. Dans les grandes villes comme Berlin, Munich, Cologne, Frankfort, Düsseldorf, etc., nous disposons d’une infrastructure juive solidement implantée qui permet à ceux qui s’y intéressent d’acquérir un certain savoir juif et de vivre leur judaïsme activement. Il en est tout autrement de la population juive habitant dans les provinces, où il n’existe aucune possibilité d’être en contact ou même d’apprendre quoique ce soit sur le judaïsme. Nous tentons de convaincre ces personnes de venir vivre dans les grands centres, ce qui n’est pas une mince affaire. Les chiffres permettent de penser que nous sommes devenus une communauté juive florissante, mais il ne faut pas oublier que nous sommes très loin de ce qu’était la communauté juive d’Allemagne qui a été décimée. Contrairement à l’image diffusée par l’augmentation en chiffres purs de la population juive d’aujourd’hui dans la République fédérale, nous ne sommes pas une communauté prospère. Lorsque l’on pense à la foison d’intellectuels, d’artistes, de chercheurs, de scientifiques, d’inventeurs et d’industriels juifs qui vivaient ici avant la Shoa, il est impossible de comparer la situation actuelle avec celle de la communauté qui a été exterminée et qui comptait 600'000 membres. Nous sommes certes une communauté qui développe une certaine dynamique quant au nombre de ses membres, mais nous ne sommes, et de loin pas, une communauté florissante.
Malgré tout, le phénomène de la réinstallation massive d’une population juive en Allemagne est assez intéressant et inattendu en soi. Comment l’expliquez-vous ?
Afin de vous permettre de comprendre cette évolution, je dois procéder à un bref et très superficiel rappel de l’histoire des Juifs en Allemagne après la guerre. Il faut savoir que les Juifs qui étaient encore présents en Allemagne après la Shoa, soit les véritables Juifs allemands, étaient tout d’abord ceux, hélas trop peu nombreux, qui avaient pu se cacher, souvent grâce à l’aide rarissime de ce que l’on appelait alors «anständige Deutsche», des Allemands honorables. En 1945, il y a eu une arrivée importante de Juifs qui avaient survécu à ce que les nazis appelaient les «Todesmärsche», les marches de la mort, où les derniers prisonniers des camps de concentration étaient forcés de marcher à toute vitesse afin d’éviter les libérateurs. Un grand nombre de Juifs, surtout d’origine tchèque, hongroise et polonaise, sont morts dans cette dernière forme de tyrannie de la machinerie de mort allemande. Mais ceux qui sont arrivés ici se sont installés provisoirement. La population juive en Allemagne était alors composée à 80% de Juifs en provenance des pays de l’Est, car ceux qui s’étaient rendus dans leurs anciens lieux d’habitation, en particulier en Pologne et en Hongrie, avaient été accueillis par des pogromes. Il y avait aussi une grande population juive de près de 200'000 personnes, surtout des Polonais, qui avaient fui en Union soviétique au début de la guerre. Les Russes les avaient déportés en Sibérie, où ils avaient eu la chance de ne pas être gazés ni de mourir de malnutrition ou de mort naturelle. Ceux qui ont survécu à la Sibérie ont été ensuite rapatriés par les Soviétiques et eux aussi ont été accueillis par des pogromes. Parallèlement, les Alliés avaient libéré les camps de la mort situés sur la terre allemande, comme Ravensbrück, Dachau et Bergen-Belsen. Les hommes et les femmes libérés s’étaient retrouvés dans la rue, sans patrie, sans famille, sans espoir et ne sachant pas où aller. Devenus des DP (Displaced Persons), les Britanniques et les Américains les avaient remis dans des camps, où ils étaient littéralement «assis sur leurs valises» en attendant de pouvoir partir en Amérique, au Canada ou en Palestine. Environ 90% de ces gens ont quitté le sol allemand, la majorité pour s’établir en Israël. Au début des années 50, environ 20'000 Juifs vivaient en Allemagne fédérale, tous étaient restés ici pour des raisons personnelles: maladie, mariage, études, affaires, etc., mais rares étaient ceux qui pouvaient encore considérer l’Allemagne comme leur patrie. Il y avait aussi ceux qui habitaient ici à titre provisoire, attendant de partir et laissant passer les années. Au début des années 1960, un certain nombre de Juifs qui avaient immigré en Israël sont revenus en Allemagne pour des raisons économiques, soit parce que la situation était trop difficile pour eux en Israël, soit pour toucher des indemnités en Allemagne. Au début des années 70, environ 30'000 Juifs vivaient en Allemagne de l’Ouest et pratiquement plus personne en Allemagne de l’Est. Après la chute du mur de Berlin, une nouvelle vague d’immigration en provenance de l’Union soviétique s’est établie ici et ce sont ces gens qui constituent environ 70% de la population juive de l’Allemagne d’aujourd’hui. Les raisons qui ont poussé ces personnes à venir habiter ici sont multiples. La première réside dans l’aide à l’intégration très importante qu’offre le Gouvernement allemand. Un effort particulier a été également entrepris afin de réinstaller des Juifs dans certaines régions situées dans l’ancienne Allemagne de l’Est en guise de forme de compensation pour la politique menée par l’ancien État communiste qui n’a rien fait pour dédommager les communautés juives décimées, prétextant que «tous les nazis étaient des Allemands de l’Ouest». A l’époque, les Juifs qui ont quitté l’URSS l’ont surtout fait pour deux raisons: d’une part l’incertitude politique car, si le sang devait encore couler, les Juifs seraient sans aucun doute parmi les premières victimes, et d’autre part à cause de la mauvaise situation économique du pays.
Toutes ces réalités expliquent objectivement le pourquoi d’une présence juive ici. Je ne crois pas qu’il y ait une raison idéologique, une identité judéo-allemande profondément ancrée ou une affinité culturelle qui justifient notre présence ici. Ce sont les circonstances de la vie et de nombreux sorts individuels qui ont contribué à ce qu’une telle situation se développe.
Cette évidence a finalement été reconnue par les organisations juives qui, pendant des années, voyaient d’un très mauvais œil notre présence ici. Les Juifs qui vivaient en Allemagne trahissaient la mémoire de leur peuple et des membres de leurs familles qui avaient été assassinés et des communautés décimées. Cette attitude n’a changé qu’après la chute du mur, lorsque le World Jewish Congress a décidé de tenir son assemblée annuelle à Berlin, dans la capitale de l’Allemagne réunifiée. C’est en fait la reconnaissance d’une réalité puisque depuis 1946, nous élevons la troisième génération de Juifs vivant dans ce pays. De plus, lorsqu’il est apparu incontestable que nous allions devenir la troisième communauté juive d’Europe occidentale, la question de notre présence en Allemagne est passée à la trappe. Depuis, les relations avec l’ensemble des organisations juives et les organismes officiels de la communauté juive d’Allemagne, en particulier le «Zentralrat der Juden in Deutschland» (Comité Central des Juifs d’Allemagne) se sont totalement normalisées.
Comment cette vague de nouveaux immigrants est-elle acceptée par la communauté juive existante ?
Au niveau des instances officielles, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir afin de faciliter leur intégration. Nous sommes une communauté juive et, comme partout, deux dirigeants avec trois opinions mais, dans l’ensemble, nous y arrivons. Il est vrai que quelques-uns de nos membres ont fait preuve d’un peu d’arrogance à l’égard des nouveaux venus qui, en Russie, n’étaient que «des Juifs» et qui, ici, ne sont que «des Russes». De plus, les nouveaux arrivants ne jouent pour ainsi dire pas encore de rôle actif dans le leadership communautaire, mais ceci est partiellement dû au handicap de la langue. Je pense que les deux phénomènes que je viens d’évoquer s’estomperont avec le temps et nous voyons d’ores et déjà que la jeune génération est nettement mieux intégrée que celle qui a effectivement immigré ici, dont la majorité a plus de 50 ans. Cela dit, la jeunesse juive est très active tant au niveau scolaire qu’estudiantin et, à l’instar des dirigeants communautaires, l’expression de solidarité avec Israël est très forte en son sein.
Pensez-vous qu’il y ait un avenir pour les Juifs en Allemagne ?
Près de 100’000 Juifs vivent aujourd’hui en Allemagne fédérale, répartis en 83 communautés. Il s’agit d’une situation qui était imprédictible et il est donc difficile de prévoir l’avenir. Mais je crois que l’un des critères majeurs qui définiront l’avenir de cette communauté réside dans l’évolution de l’antisémitisme.
De quel œil voyez-vous la progression de ce fléau en Allemagne ?
Comme vous le savez, en Allemagne, en 1945, «tous les antisémites ont subitement disparu» … sauf que la haine des Juifs ne s’est pas estompée le 8 mai 1945 ! Le fait est qu’aujourd’hui, l’antisémitisme renaît ici muni d’un nouveau masque, celui de l’antisionisme et de l’anti-israélisme. Comme partout en Europe, la presse présente les événements qui se passent en Israël par le biais d’un seul point de vue, le côté arabe. Voyez-vous, lorsque des journalistes et des politiciens tentent de m’expliquer qu’en fait, il n’y a pas d’antisémitisme et que l’antisionisme n’est pas lié à l’antisémitisme ainsi que toutes les autres excuses qu’ils imaginent pour blâmer Israël, je leur réponds toujours: «C’est vrai, l’antisémitisme n’est pas une invention allemande par contre, AUSCHWITZ est une création allemande !» Dans cet esprit, je suis en droit d’exiger que la presse allemande fasse preuve d’un minimum de tact et de doigté dans sa manière de traiter l’information sur Israël. Il s’agit de mettre un terme à cette campagne de désinformation et de diabolisation d’Israël, où le petit État juif est considéré comme Goliath et les pauvres palestiniens comme les petits David. D’ailleurs, l’étude qui a fait ressortir qu’en Europe, donc en Allemagne, Israël est considéré comme le premier obstacle à la paix mondiale, n’est pas innocente et a un profond goût d’antisémitisme actif. Aujourd’hui, j’estime qu’Israël a remplacé le judaïsme mondial qui, avant, était responsable de tous les maux du monde. Malheureusement, nous avons aussi dans nos rangs ici, en Allemagne, des Juifs qui, pour faire carrière, proclament haut et fort ce que les autres veulent absolument entendre, même si cela va à l’encontre de nos propres intérêts. Ces personnes n’hésitent pas à comparer l’armée israélienne aux nazis. Cela dit, il est certain que les antisémites n’ont pas besoin des Juifs pour leur montrer le chemin. En effet, il existe ces alliances malsaines entre la droite et la gauche, entre certains musulmans et l’extrême droite, qui se retrouvent tous unis dans le même combat de la propagation de la haine des Juifs. La majorité des lettres à caractère antisémite que je reçois provient de milieux musulmans et ce dans une mesure bien plus importante que celles qui émanent de l’extrême droite et des néo-nazis. D’ailleurs, 90% des agressions physiques contre des Juifs en Allemagne sont perpétrées par des musulmans, dont il ne faut pas oublier que la communauté compte 300'000 membres à Berlin, dont 50'000 sont d’origine palestinienne.
Comme vous avez pu le constater, toutes les institutions juives sont très protégées et gardées ce qui, en Allemagne, 58 ans après la fin de la Shoa, est malgré tout assez macabre. Je dois reconnaître que toute la sécurité est financièrement prise en charge par l’État allemand.
Sur un plan positif, il faut souligner que nous entretenons d’excellentes relations avec les autorités. Il est d’ailleurs intéressant de constater que bien que nous soyons très peu nombreux, nous disposons, en raison du passé, d’un poids politique proportionnellement plus élevé que le nombre de membres de notre communauté. Dans une certaine mesure, ceci est indépendant de notre volonté et le fait est que tout ce qui se passe dans ce pays par rapport à la communauté juive fait immédiatement la une de la presse, tant au niveau national qu’international. En fait, la façon dont la communauté juive est traitée ici constitue un critère de mesure sur la manière dont la démocratie est effectivement vécue et appliquée en Allemagne. Dans cet esprit, tous les partis démocratiques font des efforts plus ou moins couronnés de succès pour combattre l’antisémitisme. De plus, il existe en Allemagne des lois très strictes qui condamnent toute forme d’expression antisémite publique. Reste à savoir si de telles lois luttent effectivement contre l’antisémitisme ou au contraire permettent de promouvoir les échappatoires comme la propagation de l’antisionisme et de l’anti-israélisme.
Quels sont vos plus grands soucis ?
La lutte contre l’antisémitisme et la solidarisation avec Israël. Le deuxième point est en fait plus difficilement réalisable que le premier. Nous comptons encore et toujours des gens dans nos rangs qui veulent être «objectifs» et qui n’ont pas encore compris que du point de vue allemand, ils sont des Juifs intimement liés à Israël. Je terminerai sur une note malgré tout positive en disant qu’il y a une grande partie de la population, de la jeunesse et des enseignants qui met tout en œuvre afin de lutter contre l’antisémitisme sous toutes ses formes, ce qui est quelque part encourageant en soi. Je reste aussi alerte qu’inquiet, réaliste et néanmoins quelque peu optimiste.
(Reportage photos: Bethsabée Süssmann)
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