Pour le moment, ce ne sont que des mots. Israël va évacuer la bande de Gaza, démanteler toutes les localités juives, dont certaines construites il y a trente ans et plus, peut-être même en supprimer un certain nombre (le chiffre de dix-sept est avancé) en Judée et en Samarie. Et c’est Ariel Sharon qui le propose.
C’est d’une façon très curieuse que le plan de repli ou de dégagement a été présenté aux Israéliens. Par petites indiscrétions successives d’abord, puis à grand fracas, ensuite avec de nombreuses retouches, amendements, points d’interrogation. Dans un premier temps, le vice-premier ministre Ehoud Olmert lance un ballon d’essai: puisqu’il n’y a pas d’interlocuteur du côté palestinien, Israël agira seul, unilatéralement, pour fixer une ligne de démarcation au-delà de laquelle les palestiniens feront ce qu’ils voudront ou ce qu’ils pourront. Dans l’esprit du Ministre, ce repli aura l’énorme avantage de clarifier la situation, de réduire l’importance de la population arabe sous administration israélienne, de déterminer avec netteté quelles localités juives seront maintenues sous souveraineté israélienne.
L’idée est accueillie avec le plus grand scepticisme à gauche comme à droite. Qu’est-ce donc qu’on essaie de nous vendre là ? Qui donc acceptera, en dehors d’Israël, une telle initiative non négociée ? Et en Israël même, comment pourrait passer une décision qui sacrifierait un grand nombre de localités juives dans les territoires, qui laisserait aux palestiniens toute latitude de s’armer comme bon leur semble et de concocter une recrudescence des attentats ? N’est-il pas naïf de vouloir se laver les mains de ce qui se passerait alors à quelques kilomètres, ou à quelques mètres, de la fameuse barrière de sécurité ? Et surtout, n’est-ce pas précisément offrir une prime au terrorisme, sans la moindre contrepartie, comme si Israël était contraint de céder à la violence ? Une défaite morale après quarante mois d’efforts acharnés pour mettre fin aux attentats ?
M. Sharon prend alors le relais et lance, d’abord par voie de presse puis publiquement, l’idée d’une évacuation de la région de Gaza. Ceci sans en toucher mot aux palestiniens, sans leur accord, sans négocier quoi que ce soit – puisqu’on ne négocie pas tant que le terrorisme se poursuit. C’est notre affaire, notre décision, qu’ils se débrouillent. Et si le Hamas en profite pour prendre le pouvoir dans cette étroite bande de terre ? Si l’anarchie s’installe ? Israël pourra-t-il rester indifférent ? On verra bien.
Les Américains semblent surpris. Ils veulent en savoir plus, comprendre. Dans quelle mesure ce projet s’inscrit-il dans le cadre de la Feuille de route ? Est-ce qu’Israël renoncera à surveiller la frontière entre le Sinaï égyptien et Gaza en y maintenant une étroite zone tampon dite «axe Philadelphie» ? Est-ce que les Égyptiens accepteront de jouer les garde-frontières ? En sont-ils capables, alors qu’ils ne font toujours rien pour empêcher le trafic d’armes à travers des tunnels creusés sur leur sol ? Autant de questions auxquelles on s’efforce depuis plusieurs semaines de trouver des réponses.
M. Sharon a bien du mal a convaincre qu’il s’agit d’un projet concret, que les choses vont vraiment se faire sur le terrain. Sa large coalition parlementaire a toutes les chances de sauter bien avant l’arrivée des bulldozers devant les villages israéliens de Gaza. Le Likoud lui-même pourrait se scinder. Le soutien du Parti travailliste n’est pas acquis. De nouvelles élections devraient alors avoir lieu, sans doute sans M. Sharon. Et tout cela intervient en pleine année électorale américaine. Il faudrait que M. Bush se convainque que l’idée peut le servir, en tout cas ne pas lui nuire. D’où la nécessité de retoucher chaque semaine le projet, de modifier sa date d’application. Au début on parlait de l’été prochain, maintenant on estime que rien ne sera possible avant 2005. Et on sait qu’évacuer des dizaines de villages, même si la majorité des Israéliens, selon les sondages, ne s’y opposerait pas, suppose l’adoption de mesures législatives, suivie d’un long processus judiciaire. 2005 ? Sans doute plus tard. Beaucoup plus tard.
On ne saura peut-être jamais ce qui a motivé M. Sharon. Le Chef de l’état-major Moshé Yaalon s’est permis un écart (dont la démocratie israélienne aurait pu se passer) en déclarant que le repli de Gaza ne réglerait sans doute pas le problème du terrorisme, bien au contraire, ce qui a été perçu comme une prise de position «politique». Mais c’est le point de vue de nombreux militaires et c’était sans doute hier encore celui de M. Sharon.
On peut bien sûr avancer l’hypothèse cynique que tout cela n’est que poudre aux yeux. Que le gouvernement israélien, toujours dans l’impasse, confronté à un terrorisme sans doute en régression (grâce au combat quotidien des soldats et des services de sécurité) mais néanmoins toujours menaçant, s’est trouvé dans le besoin de dégager en touche, de gesticuler, de donner au moins l’illusion du mouvement. Peut-être, après tout. Mais ce n’est guerre vraisemblable.
Ce qui semble plutôt se dessiner, derrière le flou de ce projet de règlement unilatéral, c’est le sentiment qu’il est impératif de prendre les choses en main. Bien sûr, il faut se mettre plus ou moins d’accord avec les Américains, ne pas trop irriter les Européens et les États arabes signataires de traités de paix, mais il est nécessaire de se rendre à l’évidence: si Israël n’agit pas, même au prix de réels sacrifices, la situation ne peut que s’enliser. Encore une fois, l’existence de ce pays ne serait pas plus menacée demain qu’elle ne l’est aujourd’hui. Mais il s’agit d’autre chose, il s’agit de son âme. Il faut donc agir au meilleur des intérêts de la nation: préserver, faire vivre, pérenniser l’État juif, même s’il faut pour cela se replier sur soi-même, s’enfermer derrière des barrages. Il n’y a pas de nouveau Proche-Orient, pas même à l’horizon, sinon dans les rêves. Si nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes, nous pouvons néanmoins vivre dans ce monde tel qu’il est si la sécurité d’Israël est assurée, si les Israéliens se mettent eux-mêmes d’accord sur le tracé de leurs frontières, s’ils se donnent les moyens et le temps de se tourner vers eux-mêmes, pour améliorer leur existence et approfondir leurs valeurs.
Un repli sur soi doit permettre une réflexion sur l’identité d’un Israël où vivra bientôt la majorité du peuple juif – on vient de lancer un plan pour l’immigration d’un million de personnes au cours de la prochaine décennie. Un repli sur soi, devrait permettre de régler pour le mieux les conflits internes et les contradictions de la société israélienne et de ses institutions. C’est une nécessité. Mais Israël en aura-t-il le loisir ? Ses voisins, livrés à eux-mêmes, s’apaiseront-ils ? Car la haine d’Israël n’est pas due à telle ou telle «occupation», à telle ou telle «exaction». Elle est sans rime et sans raison, absurde et mystérieuse, grotesque et monstrueuse. Les auteurs du grave attentat du 14 mars au port d’Ashdod, perçu comme un attentat «stratégique», venaient de Gaza. Cela semble donner raison à ceux qui estiment que les propos sur une évacuation unilatérale vont attiser le terrorisme au lieu de l’apaiser.
Et pourtant, il faudra bien essayer.
N.b.: Je déplorais dans mon précédant article que le chef de la diplomatie française M. de Villepin se soit abstenu lors d’un séjour à Jérusalem d’insister sur «le droit naturel» du peuple juif à son État, se contentant de ressasser la formule sur le «droit d’Israël à l’existence» déjà adoptée par Yasser Arafat lui-même en 1993. J’avais rappelé que dès 1917 la France s’était déclarée favorable à la constitution d’un foyer pour la «nation juive» (lettre de Jules Cambon à Sokolov). Or le 7 février 2004, lors de la visite à Paris du président Katsav, le président de la République Jacques Chirac, après avoir réaffirmé «le droit absolu d’Israël de vivre en sécurité au sein de sa région», a ajouté: «cette exigence … est la reconnaissance indiscutable du droit du peuple juif à un État après tant de siècles de dispersions et de malheurs». Et M. Chirac a cité la lettre de Jules Cambon, en soulignant qu’elle avait été écrite en Juin 1917, c'est-à-dire avant même la Déclaration Balfour. Dans le contexte actuel, c’est là un geste significatif de la part de la France, qui mérite d’être salué.
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