Un hassid s'engouffre dans l'ascenseur bourré de l'un des immeubles de la grouillante 47e rue de New York située entre la fameuse 5e Avenue et la 6e. Autour de son cou, il porte une chaîne en or à l'extrémité de laquelle pend une loupe de bijoutier (grossissement 10x) en or, ornée de ses initiales gravées en hébreu. L'homme, qui n'est qu'un caractère classique du microcosme des diamantaires, se rend visiblement chez l'un des nombreux négociants de cette rue, surnommée par la municipalité "Diamond and Jewelery Street". En raison des fortunes en diamants, pierres de couleur et bijoux déposées dans les innombrables coffres des bureaux, chaque immeuble a été aménagé en une véritable petite forteresse. Bien entendu, il faut montrer "patte blanche" pour être admis chez l'un ou l'autre de ces commerçants.
Le monde du diamant est aussi fascinant et mystérieux que cette fabuleuse gemme. Bien que fermé aux étrangers, il constitue un petit univers ayant ses propres règles et dans lequel le moindre faux pas est très sévèrement sanctionné. L'exportation du diamant représente aujourd'hui l'une des plus grandes industries d'Israël et l'importance de la communauté des diamantaires juifs d'Anvers est légendaire. Ce qui est un peu moins connu du public, c'est le rôle joué par les Juifs dans le monde du diamant en Amérique. Il s'agit d'une société fermée, fuyant toute forme de publicité et qui, en général, refuse tout contact avec la presse. C'est donc à titre tout à fait exceptionnel que WILLIAM (BILL) GOLDBERG, l'un des plus grands diamantaires des USA, ancien président du fameux et très fermé "Diamond Club", nous a reçus afin de nous donner quelques détails sur l'ampleur de la présence juive dans l'industrie diamantaire aux États-Unis. Après être passé par un sas de sécurité, nous avons été accueillis par Bill Goldberg, un homme de haute stature, dont le charme et le sourire chaleureux complètent parfaitement la malice, l'intelligence, voire une certaine détermination qu'expriment ses yeux pétillants. Bill Goldberg est un patron, mais aussi un homme dont la générosité, la grandeur d'âme, l'humanité et l'altruisme sont exprimés par chacun de ses gestes. Havanne à la main, l'homme s'exprime avec pondération et pèse ses mots... au carat près.
De quand date la prédominance des Juifs sur le commerce du diamant aux USA et comment s'explique-t-elle ?
Au début des années 1940, le fameux Rabbin Shraga Feivel Mendelovitz, directeur de Torah VeDat, une très importante institution éducative juive de New York, s'était fixé pour but dans la vie de former des hommes qui, d'une part, étudieraient le Talmud et le judaïsme et, d'autre part, connaîtraient le succès sur le plan commercial ou professionnel. Il voulait que ces hommes, de véritables érudits sur le plan judaïque, puissent, grâce à leur réussite commerciale, apporter un soutien financier aux institutions talmudiques en Amérique. Parallèlement, il se trouva qu'un grand nombre de familles belges, qui avaient pu échapper à la barbarie nazie en Europe et s'installer à New York, avaient ouvert des tailleries de diamants et envoyaient leurs fils à Torah VeDat. De nombreux étudiants de cette institution faisaient un apprentissage dans ces tailleries et apprenaient le commerce du diamant. C'est là que se trouve la véritable source de la communauté juive dans l'industrie diamantaire en Amérique. Auparavant, dans les années 30, celle-ci était en majorité tenue par des Hollandais, quelques Juifs y déployaient une petite activité commerciale mais, dans l'ensemble, il ne s'agissait pas d'une grande industrie. Il faut souligner qu'un nombre important des hommes qui, aujourd'hui, sont à la tête du monde du diamant aux USA, sont issus du programme d'apprentissage de Torah VeDat. Pour ma part, c'est ainsi que j'ai débuté.
Il faut bien comprendre que nous nous trouvions alors à la fin des années de récession et que les gens ne pouvaient dépenser que très peu pour des diamants. Le marché était donc relativement petit mais, en chiffres absolus, les USA étaient le pays qui consommait le plus de diamants au monde. Les Américains avaient besoin de leur argent pour vivre, mais des gens simples achetaient néanmoins un petit diamant pour une grande occasion, fiançailles, anniversaires de mariage, etc. Nous vivions malgré tout dans un monde bien différent de celui que nous connaissons aujourd'hui, en particulier en ce qui concerne la manière dont les gens dépensaient alors leur argent.
Comment expliquez-vous que les Juifs se soient de plus en plus intéressés au diamant ?
Il est particulièrement commode, pour un Juif pratiquant, d'exercer une activité dans le domaine du diamant. En effet, il n'y a pas d'horaire fixe, il est possible de travailler le dimanche et les jours fériés officiels. A l'époque, il était très difficile d'obtenir un emploi; pouvoir observer le shabbat en hiver ou des fêtes moins connues telle Shavouoth, créait une difficulté supplémentaire. L'industrie du diamant offrait à tous les Juifs pratiquants une chance de se rendre indépendants et d'avoir un horaire "taillé sur mesure".
Après la guerre, une certaine aisance générale s'est développée, le monde entier a commencé à connaître la prospérité. Certains s'étaient enrichis pendant la Guerre, d'autres après, et les jeunes Juifs qui avaient appris le métier de tailleur se sont alors lancés dans les affaires, seuls ou en partenariat, ce qui est mon cas. N'ayant pas la dextérité manuelle requise, j'étais un très mauvais tailleur mais, par contre, un bon homme d'affaires. Je me suis associé avec un ami qui, lui, était un excellent tailleur de diamants, et nous avons créé notre première entreprise. Nous nous sommes partagés la tâche: il taillait, je vendais.
Il est de notoriété publique que la confiance joue un rôle primordial dans la façon dont se conclut une transaction, sans contrat ni quittance. Comment expliquez-vous cela ?
Il s'agit là d'un point essentiel de notre monde. En effet, la base de notre façon de traiter les affaires est directement issue de la Torah et de la tradition juive de l'éthique de l'intégrité. Il en va de même de la "sainteté" de la valeur de la parole donnée, et chaque affaire se conclut par "Mazal UBeraha", bonheur et bénédiction. Ces mots confirment toutes les transactions diamantaires traitées dans le monde. Une affaire conclue par ces termes a bien plus de valeur que n'importe quel contrat établi par un bataillon d'avocats.
Chez nous, c'est la qualité de l'homme qui détermine la qualité des rapports. Lorsque j'ai débuté avec mon ami tailleur, nous ne représentions pas une grande valeur commerciale sur le marché mais, la confiance régnant, il arrivait que les diamantaires nous confient pour deux cent mille dollars de marchandises, alors que notre entreprise n'en valait au mieux que quinze mille. Cette tradition se perpétue aujourd'hui. Nous basons notre jugement sur un visage, sur le sérieux, sur la volonté de travailler, sur l'honorabilité et sur une réputation bien plus que sur tous les extraits bancaires qui peuvent nous être présentés. Lorsqu'un problème se pose entre deux négociants, ils se présentent à notre Bourse de diamants, le "Diamond Club", devant un tribunal composé de trois membres et l'affaire se règle généralement en une demi-heure dans le respect et la dignité. Pour devenir membre du "Diamond Club", il faut être recommandé par cinq membres, puis parrainé par deux avant de passer devant un comité d'admission.
On entend de plus en plus parler de l'importance grandissante des Indiens dans le marché du diamant. Cela vous affecte-t-il ?
Les Indiens sont effectivement très actifs. Toutefois, ils sont avant tout présents dans le marché des petites pierres pesant moins de 0.75 carat. Ces pierres nécessitent beaucoup de manutention et les fabriques importantes en Inde engagent des dizaines de milliers d'ouvriers à bas salaire. Les grandes entreprises juives du négoce du diamant traitent avant tout les grosses pierres et ont donc, dans l'ensemble, maintenu leur position prédominante sur le marché. Par contre, sur le plan mondial, les commerçants juifs déployant leur activité dans le domaine des petites pierres ont, sans aucun doute, été affectés.
Le marché mondial du diamant a visiblement été touché par l'implosion de l'URSS qui, malgré tout, jouait assez bien le jeu de la distribution des diamants par le monopole de la De Beers. Comment les choses se sont-elles effectivement passées ?
C'est un épisode assez dramatique de l'histoire du diamant. Depuis la création il y a 70 ans de la De Beers par H. Openheimer, celle-ci dominait la distribution du diamant et le système, malgré toutes les difficultés qu'il incarnait, était rôdé et bien admis. De Beers s'attendait à ce que des problèmes surgissent. Il faut bien reconnaître que les Russes ont laissé s'établir un chaos total en mettant trop de marchandise du même type simultanément sur le marché. Lorsque les Communistes étaient au pouvoir, les affaires étaient correctement dirigées et personne en URSS n'aurait pensé sortir du rang. Depuis la création de la CEI, toute direction a disparu. Dans un premier temps, le marché a effectivement été affecté, mais De Beers a mis en ýuvre tout son pouvoir et son savoir-faire afin de stabiliser le commerce et il semblerait que les choses soient sur le point de s'arranger. En effet, fin février 1996, un accord a été conclu, la CEI désirant à nouveau jouer le jeu selon des règles communes bien établies. Grâce à ce tohu-bohu, de nombreuses personnes se sont considérablement enrichies, des Russes et non des Juifs.
Comment voyez-vous l'avenir ? Vous avez gravi l'échelle avec persévérance et difficultés. Qu'en est-il de la nouvelle génération ?
Les temps ont changé. Il y a quinze, voire vingt ans, il était assez rare qu'un diamant soit doté d'un certificat d'un laboratoire de gemmologie indépendant tel le Gemological Institute of America (GIA). Depuis quelque temps, pratiquement chaque diamant, quelle que soit sa qualité, est accompagné d'un certificat. Avant, l'ýil et le jugement individuel jouaient un rôle prépondérant mais, hélas, tel n'est plus le cas aujourd'hui. Nombreux sont ceux qui se contentent d'échanger des certificats par fax. Pour ma part, je n'opère pas ainsi. A cela s'ajoute un autre phénomène, la fameuse liste de prix publiée, la "Rappaport Price List", qui diminue considérablement le rôle et l'importance des courtiers dont un grand nombre étaient des hassidim. De plus, beaucoup de tailleurs de pierres étaient formés par leurs pères ou leurs amis, tout en étudiant dans les yéshivoth. Aujourd'hui, il y a moins de brut sur le marché et par conséquent moins de tailleurs. Dans l'ensemble, on peut dire que le monde du diamant offre de moins en moins de possibilités d'emploi ou du moins que la demande de main d'ýuvre s'est stabilisée. C'est ainsi qu'aux États-Unis, le nombre des tailleurs de pierres est resté stable depuis environ dix ans. Si je me base sur le nombre de membres de notre Bourse des diamants (1700), le "Diamond Club", je constate que celui des marchands et des courtiers a diminué d'environ 10%. Cela dit, je ne suis pas prophète, tous mes enfants et mon gendre travaillent avec moi et je peux facilement imaginer que mon petit-fils, qui n'a que 12 ans aujourd'hui, aura aussi sa place dans ma compagnie. Cela ne signifie naturellement pas que tous mes petits-enfants devraient devenir diamantaires. Je pense également que le négoce restera, en majorité, entre des mains juives.
Quelle est la plus belle pierre que vous avez eue entre les mains ?
Nous avons taillé l'un des plus beaux diamants du monde, le fameux "Premier Rose", qui est de la plus belle couleur qui soit (D), totalement libre d'inclusions (flawless) et qui pèse 137 carats. Il a été acheté il y a quinze ans par le roi Fahd d'Arabie Saoudite pour US$.10.5 millions. Aujourd'hui, il doit valoir environ US$.30 millions. En guise de conclusion, j'aimerais dire un mot qui me semble fort important. Il est vrai que nous traitons une matière superbe et que l'éclat de chaque diamant constitue une source de joies. Toutefois, ce qui fait la véritable beauté de notre métier, ce sont les hommes avec lesquels nous traitons. L'atmosphère particulière qui règne entre nous, le respect mutuel, l'entraide, bref ce que l'on appelle en yiddish de ce terme aussi savoureux que riche, "la Menschlichkeit" (que l'on peut traduire librement et faiblement par: la qualité humaine) !
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