Éditorial - Printemps 1999
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Le massacre de six millions de Juifs européens par les Allemands et leurs complices actifs ou passifs ne se limite pas aux meurtres d’hommes, de femmes et d’enfants assassinés de la manière la plus ignoble, mais s’accompagne du pillage systématique des victimes. Des avoirs mobiliers et immobiliers, communautaires et privés, d’innombrables synagogues, maisons, appartements, yéshivoth, écoles, hôpitaux, mikvaoth (bains rituels), usines, orphelinats, ateliers, homes pour personnes âgées, magasins, terrains, livres, vêtements, animaux, meubles, bijoux et objets cultuels ont été volés aux Juifs. Les bourreaux ne se sont pas uniquement contentés des biens matériels des Juifs ainsi exterminés, ils ont également exploité leurs corps en récupérant de grandes quantités de cheveux, de dents en or et d’ossements.
A la fin de la guerre, les communautés juives d’Europe centrale étaient décimées. Il était alors question de rendre quelques propriétés aux survivants… du moins celles qui étaient connues, mais personne ne parlait des cimetières juifs qui étaient démolis afin de réaliser des projets immobiliers sur leurs terrains. La réaction violente de ceux qui s’étaient illégalement appropriés les biens des Juifs et la bureaucratie communiste rendaient impossible toute démarche légale de récupération. Des survivants de la Shoah, revenus dans leur ville recouvrer leurs biens une fois la guerre terminée, étaient régulièrement assassinés.
Depuis 1992, une organisation, la «World Jewish Restitution Organization» (WJRO), a pour but de tenter de récupérer ce qui peut l’être des biens juifs spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale. A Jérusalem, nous avons rencontré S.E. M. NAPHTALI LAVIE, vice-président du Comité exécutif et responsable des Affaires politiques. Ancien déporté, M. Lavie a occupé le poste de Consul général d’Israël à New York.
Pouvez-vous en quelques mots nous présenter votre organisation et nous décrire son action et ses buts ?
La WJRO a été fondée lorsque le rideau de fer s’est levé. A cette époque, des Juifs du monde entier se rendaient dans leurs pays d’origine, que ce soit en Pologne, Hongrie, Roumanie, Tchécoslovaquie. Pour la première fois depuis 50 ans, un Juif pouvait retourner librement dans sa ville natale ou celle de ses parents, à Varsovie, à Lodz ou à Cracovie, et revoir sa maison, le magasin de ses parents ou toute autre propriété familiale détenue avant la Shoah. Tous revenaient très frustrés car partout où ils étaient allés, ils s’étaient retrouvés face à des individus qui non seulement vivaient dans des appartements ou des maisons qui leur appartenaient encore légalement mais qui, dans la plupart des cas, leur en avaient refusé le simple accès.
La colère bien compréhensible de toutes ces personnes les incita à écrire aux grandes organisations juives et à l’État d’Israël en disant que «la guerre froide était finie et que si les pays concernés souhaitaient devenir des États démocratiques, ils devaient honorer les droits de l’homme tels qu’ils sont décrits dans les accords de Helsinki et de Paris qu’ils ont signés.» L’un de ces droits fondamentaux réside dans le fait de permettre aux propriétaires originaux de récupérer leurs biens spoliés et de les soustraire à toute nationalisation. Au cours des années 1991- 92, nous avons ainsi reçu des milliers de lettres. J’ai moi-même assisté à des scènes pénibles. J’ai accompagné des personnes à Lodz et nous nous sommes rendus dans un immeuble de la rue Pietrokowska, l’artère la plus importante de la ville et qui était en grande partie habitée par des Juifs avant la guerre (certaines maisons portent encore la marque de la mezouzah à l’entrée de l’immeuble). Nous désirions visiter un appartement mais lorsque les habitants nous ont demandé qui nous étions et que nous leur avons dit que nous vivions en ces lieux avant la guerre, ils nous ont jetés dehors comme des malpropres. Pour ma part, j’ai eu de la chance car quand je suis retourné dans ce qui était la maison de mes parents, la dame qui y habitait m’a permis d’entrer quelques instants dans la pièce principale qui servait à feu mon père de bibliothèque et de salle de tribunal rabbinique du Ghetto. Aujourd’hui, deux familles y vivent…
En plus des lettres d’individus se plaignant de leurs expériences négatives en Europe centrale, nous avons reçu beaucoup de messages nous rendant attentifs au fait qu’il existe un nombre important de cimetières, de synagogues, de yéshivoth qui sont soit abandonnés, soit utilisés comme bibliothèques, magasins, cinémas ou musées. Il est totalement inacceptable que tout ce patrimoine national juif soit simplement délaissé et perdu. Ainsi, la fameuse yéshivah de Lublin accueille aujourd’hui la Faculté de médecine, la synagogue de Poznan est une piscine municipale, l'une des deux synagogues restantes de Przemysl sert de bibliothèque, l’autre a été transformée en station service, la grande synagogue de Minsk est le siège du théâtre national de Biélorussie, etc.
Les représentants des neuf organisations juives les plus importantes se sont donc réunies à Jérusalem et, en collaboration directe avec le Gouvernement israélien, ont fondé la WJRO.
Vous étiez donc activement impliqué dès le début dans la WJRO. Dans quel esprit travaillez-vous ?
Les revendications juives se subdivisent en trois catégories : la récupération des biens communautaires, des avoirs immobiliers sans héritiers ou non revendiqués et des biens privés réclamés par les propriétaires ou leurs héritiers.
Avant de rencontrer les différents gouvernements d’Europe de l’Est, je me suis rendu chez les dirigeants communautaires. Nous ne savons pas combien de Juifs vivent en Pologne aujourd’hui, le chiffre officiel annoncé par le Gouvernement polonais en 1992 était de 1461 mais depuis, beaucoup sont morts et il n’y a eu aucune naissance. Les dirigeants communautaires affirment que de nombreux Juifs cachent encore leur identité et qu’en réalité, il y aurait dix mille Juifs en Pologne. Même si c’était le cas, voilà ce qui reste d’une communauté qui comptait trois millions et demi d’âmes avant la guerre…
Pour vous décrire l’ampleur du phénomène auquel nous sommes confrontés, il est important de comprendre que lorsque l’un de mes contemporains retourne dans l’une des villes polonaises où il a vécu avant la guerre, il reconnaît les rues et les immeubles qu’il a connus pendant son enfance ou sa jeunesse, il peut même retrouver les lieux où il étudiait ou priait. Par contre, il ne rencontrera jamais un visage connu !
Voici donc la scène qui se présente à nous. Lorsque je me suis retrouvé confronté pour la première fois à cette terrible réalité, je me suis dit qu’il était inadmissible de ne pas pouvoir au moins récupérer ces biens. Il ne s’agit naturellement pas d’une question d’argent. Il suffit d’ailleurs de regarder les immeubles, pour la plupart vieux et délabrés, pour comprendre que le but n’est pas de réaliser une affaire immobilière. Mais du point de vue du patrimoine national juif, nous devons agir afin d’être certains que l’on se souvienne toujours qu’en ces lieux une vie juive florissante existait. Je citerai en exemple le premier grand hôpital de Varsovie construit grâce à des fonds juifs, qui aujourd’hui s’appelle «Hôpital des enfants de Varsovie», et où aucune mention de ses fondateurs juifs n’est faite. J’ai donc demandé au maire de Varsovie de mettre au moins une plaque commémorative à l’entrée du bâtiment en souvenir des fondateurs juifs.
Avant de nous parler de la réaction des différents gouvernements, pouvez-vous nous décrire l’attitude des dirigeants juifs communautaires locaux ?
Je ne peux pas dire qu’ils étaient très enthousiastes à l’idée de coopérer avec moi. J’ai malgré tout obtenu une autorisation écrite de leur part disant qu’ils autorisent la WRJO à réclamer les biens juifs communautaires des différents pays respectifs. Nous nous sommes mis d’accord afin d’établir une fondation commune pour gérer ces biens. Muni de cet accord, j’ai rencontré la majorité des dirigeants de ces pays et ce à tous les niveaux, du Premier ministre et Ministre de l’intérieur au fonctionnaire chargé des biens communautaires juifs. Pour la récupération des objets d’art, j’ai vu les ministres de la Culture. Je dois avouer que nous avons mené des négociations longues et difficiles et que dans l’ensemble, nous n’avons obtenu que de très maigres résultats. Le dirigeant avec lequel nous avons pu le mieux travailler était le Président de la Slovaquie qui a établi une loi exigeant que tous les biens communautaires soient remis aux organisations juives, comme c’est le cas pour les églises. Lorsque j’ai lu le projet de loi, je me suis rendu compte qu’il contenait un paragraphe stipulant que toute propriété ainsi rendue devait à nouveau servir à son utilisation originale. J’ai alors fait remarquer que dans le cas des églises, les fidèles étaient toujours présents, mais qu’en ce qui nous concerne, il serait très difficile de faire revenir les Juifs d’Auschwitz… Le Président a réfléchi un court instant et a supprimé cet alinéa. Depuis le mois de novembre 1993, le Gouvernement slovaque a mis en place une loi qui exige la restitution de tous les biens juifs. Si nous n’avons pas encore tout récupéré, nous ne pouvons nous en prendre qu’à la manière dont la communauté juive locale traite cette affaire… Nous n’avons pas rencontré d’attitude aussi positive dans tous les pays. La Roumanie a pris une position favorable dans cette affaire, mais la République tchèque et la Hongrie «traînent les pieds» et des pays tels la Lituanie, la Biélorussie, la Pologne, l’Ukraine, la Croatie et les Serbes de Yougoslavie sont plutôt assez négatifs à l’égard de cette affaire. Par contre, l’Estonie a pratiquement tout rendu et il semblerait que la Lettonie ait l’intention de suivre son exemple.
Qu’en est-il de la Pologne ?
Nous menons des négociations permanentes avec ce pays et nous nous trouvons actuellement face au cinquième gouvernement polonais depuis le début des pourparlers en 1993. Cela étant dit, il s’agit d’une affaire assez compliquée. En effet, en 1993, nous avons reçu une promesse disant que le Gouvernement polonais ferait passer une loi afin que tous les biens immobiliers soient rendus aux Juifs. Curieusement, cet engagement est resté lettre morte pendant un certain temps et lorsque je me suis inquiété de savoir ce qui se passait, je me suis rendu compte qu’en fait le Gouvernement polonais négociait en parallèle avec les dirigeants communautaires pour que cette loi ne s’applique qu’aux communautés existantes et non pas à la communauté juive mondiale. Il faut savoir que près d’un million de Juifs polonais sont dispersés à travers le monde (400 000 en Israël, 400 000 aux USA et le reste disséminé à travers le globe). Or un préambule à la loi indique que seuls les 1461 Juifs officiellement recensés alors en Pologne et vivant dans neuf communautés étaient concernés. Nous nous sommes immédiatement adressés au gouvernement et lui avons expliqué qu’il n’était pas concevable que seules neuf communautés sur les 1500 qui existaient avant la guerre soient touchées par cette restitution et ce sans parler du fait que nous disposons d’une liste de 6000 biens que nous comptons revendiquer. Les négociations ont été difficiles compte tenu du fait que les gouvernements se sont succédé les uns après les autres. Finalement, au mois de février 1997, une loi est passée au Parlement, qui nous déplaît fortement. En effet, après lecture, il ressort clairement que le Gouvernement polonais s’engage à rendre quelques immeubles à l’une des communautés juives… pour ses besoins. Quels peuvent être les besoins d’une communauté d’une ville comme Cracovie qui n’a pratiquement plus de minyan ? En fait, cette loi a simplement pour but d’éviter au Gouvernement polonais, qui connaît nos revendications, de négocier avec nous…
Comment recensez-vous les propriétés juives ?
Nous avons travaillé avec différentes organisations juives qui ont des archives, notamment Yad Vachem. De plus, il existe les «Sifré Yiskor», les livres du souvenir, qui décrivent souvent avec exactitude quelles étaient les propriétés juives. Une ville moyenne en Pologne, qui comptait environ 20 000 Juifs, avait en tout cas une synagogue principale, quelques petits oratoires et au minimum trois écoles juives, sans parler des orphelinats, des hôpitaux juifs et des homes pour personnes âgées. Dans certaines villes, il y avait même une brigade de pompiers juifs. Une communauté moyenne possédait donc au moins huit propriétés immobilières… et il y avait 1500 communautés ! Nos listes sont très détaillées, elles contiennent l’adresse exacte, la dimension des lieux, les noms des divers propriétaires avec les dates des ventes successives, quelle était l’utilisation des locaux, la date de la construction, etc. N’oublions pas que les cadastres n’ont pas été détruits. Si par hasard un cadastre municipal n’existe plus, les registres régionaux, eux, ont survécu à tout. Si je prends l’exemple de Lodz et de sa région immédiate qui compte 23 localités, nous avons une liste de 1051 propriétés juives communautaires. Sur une population de 650 000 habitants, la ville comptait 300 000 Juifs dont certains étaient très influents.
Lorsque vous récupérez un immeuble, je pense en particulier à une synagogue, une école ou une yéshivah, qu’advient-il des objets de culte, des Sifré Toroth et des livres ? Sont-ils transférés en Israël ?
Malheureusement, la question ne se pose pas. Il ne reste rien, tout a été pillé et volé, même les sièges en bois ! Nous n’avons trouvé que des immeubles vides et souvent vandalisés. Le seul endroit où il reste encore quelques objets est dans les lieux où des communautés juives subsistent. Elles s’en servent pour leurs offices… lorsqu’il y a encore un minyan.
Êtes-vous aussi actifs en Europe occidentale ?
La France ne coopère pas avec nous. Quant à l’Allemagne et l’Autriche, c’est la «Claims Conference» qui s’en occupe.
Qu’en est-il de la récupération de la propriété privée ?
Nous divisons ces biens en deux catégories, ceux qui n’ont pas d’héritiers et ceux dont les héritiers sont connus : ces derniers peuvent réclamer leurs biens, il y a une procédure à suivre. Les choses sont nettement plus compliquées pour des individuels lorsqu’il s’agit d’objets d’art. Si des éléments nous permettent de penser que nous sommes en présence d’objets d’art ayant appartenu à des Juifs et que personne ne peut les revendiquer, nous nous en chargeons.
Estimez-vous que votre action constitue un acte de justice ?
Absolument, mais je dirais plutôt que nous avons une obligation morale. Quand je dis «nous», je pense à ceux d’entre nous qui ont connu cette époque et qui peuvent se souvenir ou témoigner du pillage des biens des Juifs à travers toute l’Europe.
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