Éditorial - Mars 1994
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ITZHAK SHAMIR ! Un homme d'Etat hors du commun ayant marqué son temps, l'Histoire d'Israël et du peuple juif. Bien que sa carrière politique en tant que leader actif soit terminée, Itzhak Shamir reste député du Likoud à la Knesset et continue en coulisses à jouer un rôle très important.
En ces temps difficiles et incertains après la signature des accords Rabin-OLP, nous avons demandé à l'ancien Premier ministre d'Israël d'analyser la situation actuelle et de pronostiquer une évolution possible. C'est dans ses bureaux de Tel-Aviv que nous avons été reçus pendant près de deux heures par un Itzhak Shamir alerte, en pleine forme et inhabituellement loquace pour un entretien dont nous vous rapportons ici l'essentiel.
Quelle est la différence fondamentale entre la situation dans laquelle se trouve Israël aujourd'hui et celle qui prévalait lorsque vous avez quitté le pouvoir ?
Le changement est radical. Ce que nous vivons aujourd'hui est absolument terrifiant. Lorsque nous sommes partis, Israël était de tout point de vue dans une position et une situation excellentes. Après l'écroulement de la Russie soviétique, Israël n'était plus menacé par un danger de guerre. Aucun pays arabe ne pouvait se permettre ou ne se serait permis d'attaquer l'Etat Juif, car sa réputation était celle d'un Etat puissant et inattaquable suite à une longue liste de victoires face aux pays arabes et au terrorisme. L'OLP était alors sur le déclin, nos forces de sécurité ayant réussi à combattre ses actions terroristes et la sécurité de nos frontières était garantie. Sur le plan international, Israël n'avait jamais été en meilleure position. Pour la première fois de son histoire, Israël a pris l'initiative d'organiser une réunion, la Conférence de Madrid, à laquelle ont participé tous ses voisins arabes disposés à négocier sans conditions préalables. Ces négociations étaient directes, sans aucune intervention des superpuissances dont le rôle se limitait à organiser la Conférence et aider les parties à surmonter certaines difficultés. Les USA et la Russie ne participaient pas aux séances de travail entre Israël et ses voisins. Leur action avait été déterminée par les parties avant la Conférence et aucune des deux nations n'a jamais tenté de nous influencer ou d'exercer une quelconque forme de pression.
Au cours de ma législature, nous avons assisté à une très importante Alyah et procédé au sauvetage de toutes les communautés juives d'Ethiopie. Ces deux phénomènes sont tout à fait uniques dans l'Histoire d'Israël. Nous avons absorbé près d'un-demi million de nouveaux immigrants, dont la majorité provenait d'URSS. Cet événement est l'aboutissement et l'accomplissement d'un rêve.
Autre fait exceptionnel, le développement extraordinaire et unique de la construction, car nous avons bâti partout et sans relâche à travers tout le pays, inclus en Judée-Samarie et sur le Golan. A cet égard, il faut bien se rendre compte de l'importance que revêt le peuplement de l'ensemble des territoires. Nous avons concrétisé un très grand projet en logeant près de 140'000 Juifs en Judée, Samarie et sur le Golan et 140'000 autres dans les banlieues de Jérusalem se trouvant au-delà de ce qui est communément appelé la Ligne verte. Il s'agit d'une réalisation historique, car Jérusalem n'est plus seulement la capitale, mais également la plus grande ville de l'Etat Juif.
Sur le front diplomatique, les plus grands pays du monde tels la Chine, l'Inde ou encore le Nigéria ont établi des relations diplomatiques avec Israël.
Enfin, en ce qui concerne l'économie, oui, même l'économie était positive, l'inflation déclinait, la croissance économique se situait autour des 5-6%, donc supérieure aux pays les plus riches du monde, hormis le Japon, les exportations étaient en hausse, etc. Israël se trouvait dans une excellente situation, nous avons laissé un héritage très prometteur au pays.
Et qu'en est-il aujourd'hui ?
La population ne se sent plus vraiment en sécurité et vit dans l'incertitude. Elle est très inquiète de l'avenir, de ce qu'il adviendra du Golan, de la Judée-Samarie, de Jérusalem. Il s'agit là d'un changement important. Économiquement, la situation n'est certes pas mauvaise, mais nous ne voyons aucune évolution et l'inflation est en augmentation. En 1992, elle était en-dessous des 10%, aujourd'hui elle se situe au-dessus.
Auriez-vous pu imaginer qu'Israël donnerait un statut de respectabilité à l'organisation terroriste qu'est l'OLP ?
Absolument jamais, non, jamais !
Comment expliquez-vous ce désastre ?
Une seule explication me semble plausible. Les membres du gouvernement actuel sont convaincus que, pour rester longtemps au pouvoir, ils doivent amener la paix à Israël à n'importe quel prix, n'importe lequel. L'histoire nous a appris que ceux qui prennent ce genre de décisions, non seulement paient un prix très élevé, mais n'obtiennent aucun résultat. Actuellement, la paix n'existe pas et le terrorisme continue. Cette même situation prévaudra demain. Bien que la presse ne le rapporte pas dans ses gros titres, il y a quotidiennement des morts et des blessés par attentats. Au nord, le Hezbollah reste très actif et la population ne se sent plus en sécurité. Sur le plan diplomatique, le gouvernement actuel profite encore de l'atmosphère internationale que nous avions créée, mais pour combien de temps encore ? Un pays comme Israël, prêt à abandonner tant de son minuscule territoire et disposé à faire tellement de concessions à ses voisins sans rien obtenir en contrepartie et sans aucune garantie, perd progressivement le respect des autres nations. Je connais bien les diplomates occidentaux. Aujourd'hui, personne ne le reconnaît encore ouvertement, mais le temps viendra où le monde dira: "Comment pouvons-nous respecter un Premier ministre d'un Etat si puissant qui a serré la main d'un terroriste qui continue de commettre des actes criminels et qui n'a abandonné aucune de ses ambitions ni son rêve de détruire Israël ? Que peut-on ressentir face à un gouvernement d'Israël disposé à abandonner les hauteurs du Golan, l'une des positions stratégiques les plus fortes de ce petit pays entouré aujourd'hui encore par tant d'Etats qui lui sont hostiles ?"
Pratiquement, comment voyez-vous le rôle de l'opposition ?
Il faut qu'elle utilise tous les moyens disponibles dans le cadre du système démocratique afin de faire tomber ce gouvernement.
Pensez-vous, qu'en définitive, le processus en cours aboutira ?
Je n'aurai pas l'audace de dire oui. Je pense qu'il y a tellement d'obstacles, de contradictions et de divergences entre les parties qu'il est difficile d'imaginer que cet accord puisse se transformer en réalité. La principale raison pour que l'accord ne soit en définitive pas appliqué réside dans les divergences profondes des buts des signataires. Les Arabes palestiniens veulent établir un Etat palestinien indépendant avec Jérusalem pour capitale. Le gouvernement d'Israël s'oppose à la création d'un tel Etat et déclare que Jérusalem est la capitale d'Israël. La contradiction est fondamentale et je ne vois aucun moyen de la surmonter.
Il s'agit là d'une bonne nouvelle, mais quels sont les dangers ?
Effectivement, c'est une bonne nouvelle en soi mais, entre-temps, au cours du processus de négociations, les Arabes palestiniens ont établi un certain nombre de faits sur le terrain même. La situation a changé en leur faveur. Par exemple, à Gaza, mais également en Judée et en Samarie, où le drapeau de l'OLP flotte partout et où les organisations terroristes telles le Fatah agissent librement, au grand jour, sans craindre d'être inquiétées. De temps en temps, nos forces de sécurité entreprennent une action contre ces terroristes, sans toutefois s'attaquer au fond du problème, leur présence n'étant plus que temporaire !
Quelle évolution prévoyez-vous dans le processus de paix avec la Syrie ?
Nous assistons à une situation nouvelle. En effet, après la rencontre Clinton-Assad de Genève, pour la première fois un certain nombre de doutes ont surgi au sein de notre gouvernement. Si certains ministres sont disposés à abandonner la totalité du Golan en contrepartie d'un vague traité de paix avec la Syrie, d'autres hésitent. Le scepticisme s'est installé dans les milieux du pouvoir. Certaines voix de la gauche commencent à se demander si la population est vraiment disposée à franchir un tel pas et surtout si une telle décision ne mettra pas en danger l'avenir et la sécurité du pays.
Quant au référendum proposé, il s'agit d'un processus très compliqué. Certains politiciens estiment que si le gouvernement a effectivement décidé de demander l'avis du peuple, il ferait mieux d'organiser de nouvelles élections. Actuellement, le référendum ne figure pas dans la loi, il faut donc commencer par établir une loi spéciale à cet effet. Le référendum tel que vous le connaissez en Suisse n'est pas comparable car, dans notre cas, il s'agit d'une question de vie ou de mort qui déterminera l'avenir d'Israël à très long terme. Je ne sais pas encore ce qui va réellement se passer, mais si le gouvernement a vraiment décidé de consulter le peuple, les Syriens devront attendre les résultats. Ceci dit, l'extrême-gauche propose d'établir un certain nombre de faits accomplis et de conclure des accords afin, qu'en définitive, le peuple ne soit consulté que pour les entériner. Ce procédé est malhonnête et non conforme aux normes et juridictions internationales.
L'impression prévaut que la droite est assez discrète, pour ne pas dire passive. S'agit-il d'une image ou d'un phénomène difficilement explicable ?
Contrairement à ce que vous pouvez penser, l'opposition est très active, aussi bien sur le terrain que dans la Diaspora. L'ensemble des médias nationaux et internationaux étant très favorable à ce que l'on appelle aujourd'hui la paix, ils ne reflètent pas les positions de l'opposition. De nombreuses questions se posent quant à savoir ce que deviendraient tous ces accords si l'opposition revenait au pouvoir. La tradition internationale veut que les accords conclus par des gouvernements antérieurs soient respectés, mais chaque gouvernement a sa propre politique et mène ses actions de façon à ce que les accords qu'il n'a pas acceptés soient annulés dans les faits. Je ne sais pas encore comment cela se passerait pratiquement, mais des moyens légaux existent. Personne ne peut exiger d'un gouvernement qu'il agisse en contradiction avec ses options politiques.
Au cours de la dernière campagne électorale, avez-vous connu un moment d'hésitation où vous vous êtes dit: "nous allons perdre cette élection" ?
J'ai perçu certains signes qui auraient pu me permettre de le penser. Je me suis basé sur l'importance de l'acquis et l'impressionnante liste de réalisations que nous avions accomplies. Jamais, dans le passé, un gouvernement d'Israël ne s'était présenté à ses électeurs avec un bilan aussi positif à son actif.
Alors, que s'est-il passé ?
Je pense que ceci est lié à la structure même de la psychologie juive. Les Juifs se plaisent à être inquiets, ils aiment "s'en faire". La situation était trop bonne, et le peuple n'était pas à même de saisir l'énorme changement que nous avions apporté au pays, à savoir la suprématie et la sécurité. Cette situation ne colle malheureusement pas à la conception juive des choses. Contrairement aux apparences, nous entretenions d'excellentes relations avec les Etats-Unis, bien que le président Bush et moi-même ne nous apprécions pas beaucoup. Pendant toute notre législature, la coopération entre les deux pays était à la fois très proche et amicale. La contribution stratégique, politique et économique était excellente. La guerre du Golfe ayant très largement concouru à améliorer l'image de marque d'Israël. Notre conduite, notre stratégie et notre coopération profonde avec les USA nous ont valu le plus grand respect de l'ensemble de la communauté internationale.
Pourquoi avez-vous décidé de ne pas réagir aux attaques de SCUD ?
C'était totalement inutile et cela aurait pu causer de grands dommages à la coalition anti-iraquienne à laquelle participaient des nations arabes. Notre engagement aurait pu provoquer un éclatement de cette coalition. Le but des attaques de SCUD était de changer la nature du conflit en un affrontement israélo-arabe, alors qu'il s'agissait d'une confrontation entre l'Irak et le reste du monde.
Avez-vous des raisons d'être optimiste aujourd'hui ?
Je crois en notre peuple, en l'éternité d'Israël et en ses capacités pour surmonter les difficultés qu'il doit affronter aujourd'hui. Tous les dangers auxquels nous devons faire face actuellement trouvent leur source à l'intérieur même de notre société. Nous n'avons pas de divergences avec les USA et l'administration en place est très positive à notre égard. Depuis l'administration Reagan-Schultz, il n'y a eu aucun gouvernement américain aussi amicalement disposé envers nous que l'actuel. Mais il faut bien comprendre que les Américains agissent uniquement dans le but d'aider le gouvernement d'Israël et que la racine de toutes nos difficultés est interne chez nous. J'espère vraiment que, très rapidement, la population d'Israël mettra un terme à tout ce qui se passe actuellement.
Mon autre source d'optimisme provient de la population religieuse qui, pour la première fois de notre histoire, tend à devenir plus nationaliste. Une très grande majorité de la société orthodoxe devient de plus en plus sioniste et nationaliste. Mais d'un autre côté, je m'inquiète énormément, car le pan non-religieux de la société s'éloigne de plus en plus de l'idéal sioniste et national et devient progressivement nihiliste. Il s'agit là d'un grand danger pour notre avenir, car la majorité du pays n'est pas religieuse. C'est un ratage total du système éducatif israélien. Cette tendance n'est pas saine car, à long terme, c'est le caractère juif du pays qui est en danger. Le jour où la droite reviendra au pouvoir, l'une de ses priorités sera d'entreprendre un grand changement dans le système éducatif afin de le rendre plus nationaliste et plus religieux.
Comment voyez-vous le rôle du judaïsme de la Diaspora ?
Les Juifs de la Diaspora sont confrontés à de nombreux dangers, tels l'assimilation et les mariages mixtes. Les dirigeants communautaires sont bien conscients de ces risques et tentent d'y remédier par des systèmes éducatifs, écoles juives et Talmudeï Torah, qui s'avèrent assez inefficaces. La Diaspora devrait se doter d'un très large système d'écoles à caractère hébraïque et israélien bien défini, avec l'hébreu comme langue principale. L'enseignement devrait se faire en hébreu et les jeunes devraient s'intéresser à Israël et être au courant de tout ce qui s'y passe. Bien que vivant dans la Diaspora, Israël devrait être leur pays. C'est par ce biais que nous pourrons sauver notre peuple à la longue. Telle a été mon éducation. Tout jeune enfant et bien avant la création de l'Etat, mes parents m'ont envoyé dans des écoles hébraïques, et j'ai toujours su qu'un jour, je viendrai vivre en Israël. Cela ne faisait aucun doute dans mon esprit. Lorsque je suis venu ici, je n'étais pas un immigrant, je rentrais chez moi. Telle doit être la ligne de conduite de l'éducation juive aujourd'hui. Il faut que les Juifs de la Diaspora deviennent progressivement des Israéliens vivant provisoirement en exil.
Un tel projet ne doit-il pas être initié par Israël ?
Absolument, mais il doit avoir le soutien total des communautés juives. Nous avons besoin de chaque Juif, chacun doit entretenir des contacts proches et réguliers avec Israël. C'est le seul moyen de sauver la Diaspora. Lorsque j'étais enfant en Pologne, je lisais quotidiennement les journaux en provenance de la Palestine. C'est dans cet état d'esprit que l'éducation juive et la relation avec Israël doivent être transmises à chaque enfant, tout en n'oubliant pas combien la connaissance de la langue constitue un facteur primordial.
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