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Sommaire Lituanie Automne 2001 - Tishri 5762

Éditorial - Automne 2001
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Roch Hachanah 5762
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Éthique et Judaïsme
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Un signe venu de l’au-delà

Par Roland S. Süssmann
L’un des secrets les mieux gardés de Vilna est certainement le fabuleux trésor de près de 50'000 livres juifs, qui ont survécu à la Shoa et aux destructions des Soviets. Cette magnifique collection est aujourd’hui propriété de la Bibliothèque nationale de Lituanie. Vilna regorge de livres juifs anciens mais, ayant été faussement catalogués pendant de très nombreuses années, ils sont très difficilement accessibles. En effet, sous la domination soviétique, les livres hébraïques ont été répertoriés comme livres russes, et les livres en yiddish comme ouvrages lituaniens. Une personnalité hors du commun règne sur la collection, Mme ESFIR BRAMSON-ALPERNIENÉ, directrice du Département de Littérature juive du Centre de Bibliographie et de la Science du livre à la Bibliothèque nationale de Lituanie. Son yiddish est digne des plus belles pages de la littérature de cette langue et un long moment passé avec elle s’envole comme une petite minute.
Il est intéressant de savoir que les Soviets avaient ordonné à un bibliothécaire lituanien de transférer tous les livres juifs vers les fabriques de papier afin qu’ils soient recyclés. Ce dernier, du nom de Antanas Ulpiss, décida de cacher autant de livres, de manuscrits, de périodiques et de publications juives que possible. Il les entassa dans une église désaffectée adjacente au Centre de Bibliographie. Depuis dix ans, Mme Bramson a pour tâche de cataloguer les livres en yiddish, alors que Mme Larisa Lempertiené est chargée de répertorier les livres hébraïques. A ce jour, ces ouvrages ne sont accessibles ni au public ni aux étudiants ni aux chercheurs, et des autorisations spéciales sont très difficiles à obtenir.
Nous avons rencontré Mme Bramson, que ses amis appellent tendrement «Fira», afin qu’elle nous parle de «sa» collection et de «son» travail.

Pouvez-vous en quelques mots nous rappeler l’importance de l’imprimerie et de l’édition à Vilna ?

De tout temps, notre ville a été un centre d’imprimerie, aussi bien d’ouvrages de la littérature mondiale que de livres religieux, dont les premiers datent du début du XIXe siècle. A l’époque, Vilna faisait partie de la Russie du Tsar. La fameuse imprimerie de la veuve Romm avait une permission spéciale pour imprimer des livres pour toute l’Europe de l’Est. Afin d’illustrer mes propos, je rappellerai brièvement qu’en 1836, le gouvernement russe ferma toutes les imprimeries juives, les Éditions Romm restant les seuls imprimeurs juifs pour la Lituanie et la Biélorussie. Après le décès de Yosef Reuben Romm en 1862, sa veuve Deborah continua et développa l’affaire avec ses deux beaux-frères. Entre 1867 et 1888, l’imprimerie devint de plus en plus prospère, elle s’équipa de machines modernes et acquit de nombreux droits de reproduction et des manuscrits. La firme publia le premier Talmud de Vilna (première édition entre 1880 et 1886), le fameux Shass de Vilna enrichi de plus de cent commentaires et annotations. La société imprimait et vendait des livres religieux par dizaines de milliers, mais publiait aussi des ouvrages populaires en yiddish ainsi que des écrits du Mouvement juif de la Lumière (Haskalah). Il est intéressant de souligner qu’au début des années 1830, la maison Romm édita les premiers livres en yiddish, de petits ouvrages destinés aux femmes. Après le décès de Deborah en 1903, la compagnie déclina, les héritiers s’en désintéressèrent et elle fut vendue en 1910 au Baron D. Guenzburg, qui la revendit plus tard à Noah Gordon et Haïm Cohen. Ceux-ci produisirent une édition du Talmud de Jérusalem. Les presses de la veuve Romm continuèrent d’exister à Vilna jusqu’en 1940, mais à l’arrivée des Soviétiques, elles furent confisquées et transformées en une imprimerie russo-lituanienne.
Ce petit rappel historique explique l’existence à Vilna d’une si grande production de livres jusqu’avant la Deuxième Guerre mondiale. De plus, la ville comptait un certain nombre de bibliothèques remarquables tant par la quantité que la qualité des ouvrages qu’elles détenaient. Parmi elles, la fameuse bibliothèque de Mathias Strashun (1819-1885) qui renfermait les meilleurs livres, son propriétaire étant un homme aisé qui avait constitué pour son propre savoir une collection de livres très chers et très rares. Il acquérait les plus belles œuvres éditées n’importe où dans le monde. Ce bibliophile légua sa magnifique bibliothèque de 5700 ouvrages exceptionnels en hébreu, dont il avait annoté la plupart, à la communauté juive de Vilna, et la bibliothèque fut ouverte au public de 1892 à 1901. Au cours des années, de nombreux livres furent rajoutés à la collection, tant en hébreu qu’en yiddish, surtout en provenance de bibliothèques d’auteurs et de rabbins décédés. Dès 1928, l’Université de Vilna lui faisait parvenir un exemplaire de chaque livre publié en hébreu ou en yiddish en Lituanie et en Pologne. Au moment de sa destruction en 1941, elle comptait 35'000 livres, 150 manuscrits et 5 incunables. Les Allemands en détruisirent une bonne partie et transférèrent le reste en Allemagne. Après la guerre, plusieurs milliers de livres furent retrouvés à Francfort et répartis entre la bibliothèque du YIVO à New York et la Bibliothèque nationale de Jérusalem. A sa mort, n’ayant pas d’héritiers, Mathias Strashun laissa à la communauté juive de Vilna, en plus de sa fabuleuse collection, une maison située dans la fameuse «Gläïsergass» (la rue des Verriers) et une somme d’argent afin que la communauté puisse construire une plus grande bibliothèque et acquérir des ouvrages supplémentaires. A Vilna, entre les deux guerres, il y avait six quotidiens yiddish, toutes tendances confondues, sans parler du grand nombre de périodiques, hebdomadaires et mensuels qui paraissaient régulièrement. De même, jusqu'en 1940 à Kovno (Kaunas), il existait aussi six quotidiens en yiddish. 90% des journaux étaient publiés en yiddish, car les gens priaient en hébreu et parlaient yiddish à la maison. En 1940, lorsque la Lituanie est devenue une république sous administration soviétique, tous les journaux yiddish sauf un furent fermés. L’ultime publication de ce dernier parut au mois de mars 1940, avec la une indiquant qu’il s’agissait du dernier numéro.

Vous nous avez parlé de la bibliothèque Strashun, que sont devenues les autres grandes collections de livres juifs qui existaient avant la guerre à Vilna ?

Si la bibliothèque Strashun était bien la première du point de vue qualitatif, celle de l’organisation «Meficeï Haskalah» la dépassait en nombre. Il s’agissait d’un ensemble sommes toutes assez hétéroclite constitué de dons de livres, d’héritages de bibliothèques, de la collection de la communauté et du résultat de divers achats. Une règle voulait que toute publication en hébreu ou en yiddish produite en Lituanie ou en Pologne soit automatiquement acquise par la bibliothèque. La troisième bibliothèque de taille était celle du YIVO, fondée en 1925, et la quatrième celle pour enfants, qui comptait un nombre impressionnant d’ouvrages uniquement pour les jeunes. Là encore, la majorité des livres était en yiddish. Il est intéressant de constater que le pourcentage des livres en hébreu ou en yiddish variait dans la bibliothèque pour enfants en fonction du nombre d’écoles et donc de lecteurs qu’il y avait dans chaque langue. Les bibliothèques étaient achalandées selon les besoins de la jeune clientèle et à un moment donné, il y avait plus d’écoles hébraïques et de «Chadarim» où l’enseignement était en hébreu que d’écoles yiddish. Avec le temps, les écoles yiddish se multiplièrent, les enfants et les adolescents adhérèrent aux différents mouvements de jeunesse, souvent politisés ou proches du Bund. Les livres dont nous disposons aujourd’hui sont en fait une petite quantité restante qui a survécu aux quatre bibliothèques.
En 1941, lorsque les Juifs de Vilna ont été parqués dans le ghetto, pratiquement chaque famille prit avec elle les livres auxquels elle tenait le plus. La rue où se trouvait la bibliothèque de l’organisation «Meficeï Haskalah», qui existait déjà avant la guerre, tomba dans le territoire du ghetto. Hermann Krugh, qui tenait un journal quotidien de la vie dans le ghetto, travaillait aussi dans cette bibliothèque. Il fit savoir qu’il était possible d’étendre la bibliothèque si les gens apportaient leurs livres. Cet afflux de livres donna une nouvelle vie à la bibliothèque et au cours des six premiers mois, elle enregistra dix mille mouvements de prêts. Il faut bien comprendre que les livres constituaient un rayon de lumière pour les habitants du ghetto, qui trouvaient dans la lecture une évasion de la terrible réalité quotidienne, de la pression et de l’incertitude du futur. Lors de la liquidation du ghetto, la majorité des livres fut détruite et, selon le journal de Krugh, seuls 5% des livres ont survécu à cette dévastation.

Il est connu que le Ghetto de Vilna était le seul qui disposait d’une bibliothèque active. Comment expliquez-vous cela ?

A vrai dire, il s’agit d’un phénomène assez incompréhensible. Il faut savoir que celle-ci fonctionnait avec l’autorisation officielle de la police du ghetto, qui apposa dans chaque livre un tampon en deux langues, en allemand et en lituanien, certifiant son approbation pour l’ouvrage concerné. La Gestapo contrôlait tous les ouvrages, mais certains livres qui, dans d’autres pays, furent brûlés sur un bûcher par les nazis, ont été retrouvés dans les ruines de la bibliothèque munis des tampons d’autorisation. A première vue, ceci ne semble pas logique, mais pour les Allemands, les livres juifs, tout comme les êtres humains, étaient d’ores et déjà condamnés à mort. Par conséquent, il était inutile que le contrôle, en fait la censure, soit effectué de manière sérieuse. Cela étant, les Allemands avaient décidé de créer à Francfort un institut «de la race disparue» chargé d’étudier qui étaient les Juifs. Afin de lui fournir un maximum de documentation, des rafles de livres juifs eurent lieu partout dans les zones occupées. La première bibliothèque ainsi frappée se trouvait à Vilna. Des experts, souvent des intellectuels juifs réquisitionnés, devaient faire le tri tant en fonction du contenu que du contenant et bien entendu par rapport à la valeur des ouvrages. Une brigade intellectuelle juive avait été fondée pour trier la collection du YIVO, où il y avait des montagnes de livres et de publications. La sélection était faite comme pour les humains: Qui à la mort – qui à la vie. Quel livre à la bibliothèque – quel livre à la fabrique de papier pour y être détruit et recyclé. Parmi les experts ainsi réquisitionnés par les nazis se trouvait le fameux écrivain et poète Abraham Sutzkever. Ces hommes étaient conscients de l’immense catastrophe culturelle à laquelle ils étaient associés contre leur gré. Ils décidèrent donc de faire de la résistance et de faire disparaître les livres en les faisant passer dans la bibliothèque du ghetto, où ils seraient cachés. A. Sutzkever avait obtenu le droit de prendre des papiers pour faire du feu dans le ghetto, car l’hiver était glacial. Bien entendu, il n’était pas question de brûler des manuscrits, souvent rabbiniques, âgés de plusieurs siècles. Ces érudits mobilisés de force réussirent aussi à établir le contact avec les milieux intellectuels et universitaires lituaniens qui étaient disposés à les aider à cacher et à faire disparaître un certain nombre d’ouvrages. Une partie de la culture juive de Vilna qui avait existé dans toute sa splendeur avant la Shoa fut ainsi sauvée. Malgré la répression et la dureté du moment, d’autres actes discrets d’héroïsme se sont produits. Une ancienne secrétaire universitaire, Ona Schymaité, avait obtenu l’autorisation d’apporter des papiers et des livres de l’immeuble du YIVO, situé à l’extérieur du ghetto, à la bibliothèque du ghetto. Comme elle était munie de plusieurs valises, elle en remplissait certaines de livres et d’autres de nourriture qu’elle introduisait clandestinement dans le ghetto. A chaque sortie, elle cachait un enfant dans une valise, lui sauvant ainsi la vie. Le nombre d’enfants ainsi sauvés est inconnu. Finalement, elle fut arrêtée par les Allemands qui trouvèrent la nourriture, et transférée dans un camp en Allemagne. Après la guerre, elle s’installa à Paris où elle resta jusqu’à la fin de ses jours. Dans le cadre de son travail au YIVO, elle avait réussi à cacher des livres et des documents. Après la guerre, elle adressa une longue lettre au YIVO de New York indiquant l’endroit exact de chacune des cachettes. Mais en raison de la guerre froide, il fut très difficile de retrouver les livres.

Après la guerre, les Soviétiques étaient les maîtres de la Lituanie. Quel était le sort des livres juifs ?

De nombreux événements se sont produits, notamment la fermeture du Musée juif et la dispersion de sa collection. En ce qui nous concerne, il existait ici une institution qui portait le nom de «Buchpalast», devenue le Centre bibliographique qui, aujourd’hui, fait partie intégrante de la Bibliothèque nationale. De nombreux ouvrages, publications et papiers juifs, y ont été transportés pour finir, en définitive, dans les fabriques de papier. Un bibliothécaire du nom de Antanas Ulpiss, en fait le curateur de cette institution, prit sur lui de sauver tout ce qui était juif et écrit en lettres hébraïques, sans savoir s’il s’agissait de yiddish ou d’hébreu. Il a ainsi retrouvé et sauvé une petite partie des archives du YIVO. Au cours des années, cinquante bibliothécaires juifs ont travaillé au Buchpalast. M. Ulpiss leur donna discrètement accès à l’énorme pile de matériel juif qu’il avait sauvée, les priant de commencer à trier et à cataloguer cette masse de livres et de documents. Souhaitant officialiser son «trésor», il fit une sélection de 21 cartons remplis de papiers qu’il présenta à des journalistes juifs qui avaient combattu avec lui dans l’Armée rouge en Russie, et c’est ainsi qu’une partie de cette collection hétéroclite vit la lumière et put être officiellement répertoriée. Mais à l’époque de Brejnev, les libertés étaient toujours très restreintes et seuls les 21 paquets furent rendus publics. Au moment de l’avènement de la Perestroïka, les événements prirent une autre tournure et assez rapidement, il fut possible d’officialiser l’existence de la pile sauvée par le bibliothécaire Ulpiss. Pour ma part, j’ai commencé à travailler le 1er mars 1990 et à cataloguer progressivement les pièces qui, malheureusement, étaient dans un état déplorable et partiellement moisies.

Comment la situation a-t-elle évolué depuis l’indépendance ?

En 1993, le gouvernement de la Lituanie a décidé de rendre les locaux où nous travaillons, un ancien couvent, à leur véritable propriétaire, donc à l’Église. Alors que nous nous préparions à déménager, quelqu’un a mentionné le fait que dans l’église désaffectée se trouvait une énorme pile de journaux qui allait pratiquement jusqu’au plafond. Comme nous sommes un organisme d’État qui ne jette rien, une équipe fut affectée au tri de ce tas. Quelle ne fut pas sa surprise de trouver, derrière cet amas, des dizaines et des dizaines de boîtes contenant des écrits en lettres hébraïques, des livres et des publications ! Pour ma part, lorsque j’ai vu les caisses, c’était comme si les victimes des charniers de Paneriai étaient revenues. C’était un signe venu de l’au-delà ! Pour vous donner une idée, il y avait 800 kilos de documents ! Une controverse, pleine de malentendus, s’est établie par la suite entre le YIVO à New York et nos autorités locales. Pour finir, un accord a été trouvé disant que les documents d’archives pouvaient être envoyés à New York, mais que les livres resteraient propriété culturelle de l’État lituanien. Ce n’est pas pour autant que les documents ont été cédés au YIVO de New York, ils sont partis pour deux ans afin d’être triés, catalogués et photocopiés mais, une fois cette période écoulée, les originaux et une copie devront nous être restitués. Cette opération est financée par le YIVO de New York.
Comme je vous l’ai dit, nous avons ici une grande collection de livres qui ont été sauvés malgré les différentes phases de destructions. Mais nous avons aussi les ouvrages que les Allemands avaient envoyés à Francfort afin de créer l’institut de la «race disparue». En fin de compte, non seulement nous n’avons pas disparu, mais une bonne partie de notre patrimoine le plus sacré a survécu avec nous.


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