Shekel – Quo Vadis ?

Le Dr Gil Bufman. Photo Bethsabée Süssmann
Par Roland S. Süssmann
Un touriste étonné sort d’une banque israélienne, car en échange des dollars pour lesquels il recevait encore un peu plus de 4 shekels l’année dernière, il n’en obtient plus aujourd’hui que 3,30. Le visiteur britannique est encore plus surpris, car pour la livre, on ne lui donne plus qu’environ 6 shekels contre 8 l’an dernier. Tout le monde a entendu parler de l’appréciation du shekel, mais personne ne s’attendait à ce que 60 ans après la création de l’État d’Israël, sa monnaie soit pratiquement la plus forte du monde. Afin de nous permettre de mieux comprendre les raisons et les conséquences de cette évolution, nous avons été à la rencontre du Dr GIL BUFMAN, économiste en chef de la Banque Leumi à Tel-Aviv.

Quel est, en bref, l’historique de cet essor inattendu du shekel ?

Depuis un an, le shekel s’est apprécié d’environ 20% face au dollar américain. Ce renforcement provient principalement de trois secteurs: le premier, qui n’est pas le plus déterminant, émane de la faiblesse du dollar dans les marchés mondiaux, cela fait pratiquement neuf ans qu’il est en général à la baisse, celle-ci s’étant accélérée ces deux dernières années. Mais le shekel ne s’est pas seulement renforcé face au dollar, mais aussi envers la livre anglaise et l’euro. La seconde raison provient des très grands flots de capitaux qui coulent vers Israël et la troisième résulte du fait que depuis environ deux ans, les Israéliens font preuve de très peu d’enthousiasme pour investir à l’étranger et laissent l’argent dans le pays. Au cours de l’année écoulée, d’importants investisseurs israéliens, qui développaient de grands projets à l’étranger, surtout immobiliers, se sont abstenus de le faire. Ceci est avant tout dû à la volatilité des marchés internationaux. Nous avons aussi pu voir des grands investisseurs institutionnels, comme des fonds de pensions et même le secteur privé qui, dans le temps investissaient à l’étranger, préférer laisser leur argent en Israël, où ils connaissent les règles du jeu et leurs interlocuteurs. Par contre, les investissements étrangers continuent d’affluer en Israël et au cours des deux dernières années, ils se montent à pratiquement un milliard de dollars par mois ! Je rappellerai que la société Iscar a été rachetée pour quatre milliards de dollars et que d’autres grands investissements se sont faits dans le cadre d’alliances stratégiques avec des sociétés israéliennes ou dans le domaine de l’immobilier, où les prix ont atteint des sommets inouïs.

Cela signifie-t-il que l’instabilité politique n’a pas d’influence directe sur les investissements dans le pays ?

Absolument. D’ailleurs, en observant l’historique des relations entre la situation sécuritaire et le monde des finances, l’on constate que cette incertitude a dans l’ensemble toujours eu une vie assez courte et très peu d’effets directs sur l’économie israélienne, sur le shekel et sur les marchés financiers. Pour que la question politique ait une influence sur la finance, il faut qu’elle soit déstabilisée pour une longue période, comme c’était le cas pendant la Seconde intifada, qui a commencé en 2000 et qui a mené à un affaiblissement du shekel, en particulier pendant l’année 2002. Des changements dans le leadership politique ou des situations de crise de courte durée comme nous en avons connues une pendant la Seconde guerre du Liban en 2006, n’ont pour ainsi dire pas eu d’impact sur le shekel. De plus, si pendant une telle période, les investisseurs étrangers comparent l’économie israélienne à d’autres marchés émergents comme ceux d’Europe centrale, par exemple la Pologne, la Roumanie, la Hongrie et la République tchèque, qui sont des lieux d’investissements très populaires, ils constateront facilement que les fondamentaux des macroéconomies de ces pays sont nettement inférieurs à ceux d’Israël. Il en résulte que l’économie israélienne est bien plus forte et plus stable. Il existe un indicateur très important qui est le déficit des paiements dans les pays. La majorité des pays de l’Europe de l’Est, comme ceux que j’ai mentionnés, sauf éventuellement ceux qui ont des grandes réserves de pétrole et d’autres matières premières, ont d’énormes déficits dans leur balance des paiements, ce qui les rend assez instables. C’est pour cette raison que début 2008, nous avons vu la dépréciation de la monnaie roumaine. En ce qui concerne Israël, nous bénéficions depuis un peu plus de cinq ans d’un surplus de la balance des paiements et le budget national était totalement équilibré l’année dernière. Il semblerait que pour 2008, il y aura un petit déficit de 1%, voire 2%. Côté inflation, elle est bien contrôlée et nous avons connu une stabilité financière pendant près d’une décennie, sauf l’année dernière où, comme dans le reste du monde, nous avons été victimes de la flambée des matières premières et subi un petit début d’inflation. Lorsque l’on observe l’économie israélienne tant du point de vue de sa macroéconomie que sur le plan de son évaluation de crédit, l’on peut dire que par rapport à d’autres marchés émergents, elle est très bien placée. Son degré de solvabilité est noté «A» sur les marché mondiaux et a été revalorisé l’année dernière et ce en dépit de tout ce qui s’est passé ici tant sur le plan politique que sécuritaire. Par conséquent, les Israéliens, voyant que leur économie se porte si bien, n’ont aucune raison d’aller chercher ailleurs ce qu’ils ont à la maison et qui, de plus, rapporte souvent davantage qu’ailleurs en courant moins de risques.

Au vu de cette économie si saine, pourquoi estimez-vous toujours qu’Israël fait partie des marchés émergents ?

Il s’agit avant tout d’une classification faite dans les banques à travers le monde basée sur la manière dont Israël est perçu pour la gestion de leurs portefeuilles. Cela dit, dans le cadre du Fonds monétaire international, nous faisons partie depuis longtemps déjà des économies dites avancées. Mais la question qui se pose toujours est de savoir si pour Israël, il vaut mieux être «la tête du renard» ou la «queue du lion». En effet, nous ne savons pas quelles seraient les conséquences si nous étions considérés comme faisant totalement partie des économies avancées. Le débat à ce sujet ressurgit régulièrement et est encore ouvert. Pour ma part, j’estime que nous avons tous les critères pour jouer dans la «cour des grands» et que le temps est venu pour Israël de quitter le monde des marchés émergents pour entrer dans celui des économies avancées. Ceci correspondrait bien plus à la réalité sur le terrain. Nous pouvons nous comparer à des pays comme l’Espagne, le Portugal et la Grèce où, dans certains domaines nous leurs sommes égaux, alors que dans d’autres, nous leur sommes nettement supérieurs. Par exemple, nous assistons à un écroulement du marché de l’immobilier en Espagne alors que ces dernières années, il y avait une bulle énorme qui finalement a explosé.

Pensez-vous que ceci pourrait se passer aussi en Israël ?

Absolument pas, bien au contraire. L’un des marchés les plus stables en Israël est celui de l’immobilier résidentiel. Il faut se souvenir qu’au début des années 90, nous avons connu un grand boom immobilier et ce en raison de la vague d’immigration russe. Après, les sociétés de construction ont été contraintes de réduire leurs activités si bien qu’au cours de la dernière décennie, peu de choses ont été construites. Aujourd’hui, au centre d’Israël où vit la majorité de la population, nous souffrons cruellement du manque d’appartements. Il est vrai qu’actuellement, des immeubles sont construits à des prix exorbitants, mais ces projets sont destinés à des investisseurs étrangers. Il faut savoir qu’en ce moment, les placements étrangers dans l’immobilier israélien s’élèvent, selon les chiffres officiels, à 150 millions de dollars par mois. Toutefois, il ne s’agit là que d’un très petit pourcentage du marché immobilier israélien. La majorité des Israéliens cherchent à acheter des appartements de deux à trois chambres à coucher et dans ce domaine, la demande est énorme et l’offre minime. De plus, les hypothèques ne sont accordées ici que de manière extrêmement sévère et conservatrice. Les prêts ne sont octroyés que pour une partie de la valeur de l’objet immobilier qui veut être acquis et la personne qui souhaite contracter un emprunt est très sévèrement examinée. Nous ne courons donc pas le risque de voir se développer une situation comme celle à laquelle nous venons d’assister ces derniers mois aux USA.

Ne pensez-vous pas qu’un shekel aussi fort va progressivement porter atteinte aux exportations israéliennes ?

Lorsque nous tentons d’évaluer ce risque, nous regardons toujours quel est ce que nous appelons «le véritable taux de change». Il s’agit d’un taux de change ajusté à la différence entre notre inflation et celle des pays avec lesquels nous sommes en affaires. Dans cette optique, nous arrivons à ce que pour chaque 10% d’appréciation du shekel, nous perdons environ 3% du volume des exportations. Comme au cours des deux-trois dernières années le shekel a augmenté d’environ 30%, la baisse des exportations se situe à environ 10%. A cela s’ajoute le fait que les marchés qui constituent ¾ de nos partenaires commerciaux, à savoir les USA et l’Europe, ont considérablement réduit leurs demandes. Cela dit, l’impact de tous ces éléments conjugués n’est pas immédiat puisque de nombreuses sociétés ont encore des contrats de commandes en cours. Toutefois, en raison d’un début d’inflation, les salaires devront aussi augmenter.

Pensez-vous que l’année prochaine, Israël subira une augmentation dramatique du taux de chômage ?

Nous entrons effectivement dans une période de ralentissement de la croissance, mais pas d’une récession. Je pense que la croissance ne sera plus de 5% comme nous l’avons connue au cours des années passées, mais qu’elle se situera aux alentours de 2,5% - 3%. A cela s’ajoute le fait que le marché de la demande d’emploi va en augmentant, ceci étant avant tout dû au fait que la population croît d’environ 1,7% par an; de plus en plus de personnes sont en âge de commencer à travailler et grossissent les rangs du marché du travail. Actuellement, le taux de chômage est de 6,1%, ce qui est relativement bas pour Israël si l’on se souvient que nous étions à pratiquement 12% il y a quelques années encore. Je pense que nous arriverons à un taux de 6,5% au milieu de l’année, mais qu’il sera un peu plus élevé fin 2009. De plus, il faut bien comprendre que si l’exportation est réduite, cela mènera à un ralentissement général puisque les sociétés qui exportent moins limiteront progressivement leurs dépenses et leurs besoins en personnel (moins d’espace de bureaux et moins de matériel de bureau). La boule de neige va donc grossir, mais pas de manière inquiétante.

Quels seront les secteurs les plus touchés ?

En premier lieu ceux des biens de consommation rudimentaires, car dans ce domaine, la concurrence internationale est rude. Je pense en particulier aux textiles. Une société de haute technologie qui a une invention unique a évidemment nettement moins de problèmes. Les startups auront certainement des difficultés à trouver des capitaux. Je pense que le diamant sera probablement touché étant donné que la plus grande clientèle se trouve en Amérique et que bien entendu, le premier achat annulé dans une famille en cas de crise est le diamant. Un autre domaine qui risque de se trouver en difficulté est celui des sociétés engagées dans de grandes promotions immobilières à l’extérieur d’Israël. En effet, la demande immobilière est en baisse à travers le monde, en particulier aux USA et en Grande-Bretagne. De plus, certaines de ces sociétés trouvent leur financement en Israël et l’effet d’appréciation du shekel joue contre elles puisque les revenus générés par ces projets immobiliers sont dans des monnaies étrangères. Les prix des matières premières à l’étranger augmentent également sérieusement, ces difficultés ne se présenteront pas dans tous les pays, mais dans beaucoup. Cela dit, de nombreux secteurs du marché domestique continueront à très bien marcher, comme la téléphonie mobile, la télévision par câble et plusieurs autres. La situation est un peu inquiétante, mais l’image n’est pas complètement noire.

Le shekel va-t-il continuer à s’apprécier ?

Cela faisait assez longtemps que nous entendions parler d’un shekel fort, mais tout le monde a été pris par surprise par la magnitude de son appréciation. A mon avis, la montée du shekel est pratiquement terminée, mais nous n’assisterons pas à un affaiblissement brutal et massif de notre monnaie.

Vous nous avez dit que l’une des raisons pour lesquelles le shekel est si fort, ce qui nuit beaucoup au pays, réside dans l’influx massif de fonds étrangers en Israël. Pensez-vous qu’il s’agit là d’une agression politique commanditée par des États arabes ou d’autres ennemis d’Israël afin d’affaiblir l’économie israélienne, ce que l’on appelle le terrorisme économique?

La réponse est définitivement non. Fin juillet, nous avons établi un rapport dans lequel nous avons analysé les mouvements de capitaux entrants et sortants d’Israël. Les chiffres démontrent clairement que la contribution majeure à la force du shekel ne provient pas des entrées de fonds, mais du fait que les Israéliens laissent leur argent dans le pays et rapatrient massivement leurs fonds. L’afflux d’argent israélien dépasse très largement les contributions des investisseurs étrangers. Ceci s’explique aussi par le fait que les marchés mondiaux sont très volatiles. Il est intéressant de savoir que les investisseurs étrangers font peu de placements dans la bourse israélienne, ils sont avant tout intéressés par des alliances commerciales stratégiques ou par l’immobilier. D’ailleurs, régulièrement, des sociétés israéliennes, en particulier dans la haute technologie, sont rachetées par des compagnies étrangères.

Il est assez curieux de voir que la Banque d’Israël a augmenté les taux d’intérêts. En toute logique et afin d’éviter un renforcement supplémentaire du shekel, elle aurait dû les baisser. Pourquoi a-t-elle agi de la sorte ?

Il s’agit de combattre une inflation naissante. Cela étant dit, la relation entre les taux d’intérêts à court terme et la valeur du shekel n’est pas si évidente que cela. Je vous donnerai l’exemple de la société Iscar, qui a été rachetée pour quatre milliards de dollars. Logiquement, lorsque cet argent a afflué vers Israël, cela aurait dû renforcer le shekel. Dans les raisons qui ont poussé M. Warren Buffet à racheter Iscar, les taux d’intérêts en Israël n’ont absolument pas joué de rôle. Il en va de même pour la majorité des investissements étrangers en Israël qui ont eu lieu ces dernières années. Il s’agit de placements directs qui ne sont absolument pas liés aux taux d’intérêt fixés par la Banque d’Israël. D’ailleurs, si l’on observe les placements financiers en Israël, ceux-ci peuvent avoir un effet contraire. Ainsi par exemple, si la Banque d’Israël baissait les taux d’intérêts, on pourrait s’attendre logiquement à ce que le shekel baisse. Or en général, les baisses de taux sont favorables aux marchés boursiers. Un affaiblissement favoriserait la montée de la bourse de Tel-Aviv et du coup attirerait des capitaux étrangers, ce qui mènerait à nouveau à un renforcement de notre monnaie. En définitive, les taux d’intérêts n’ont que peu ou pas d’influence directe sur l’évolution du shekel.

Israël vient de célébrer ses 60 ans et se retrouve avec l’une des économiques les plus saines et l’une des monnaies les plus fortes au monde. Pensez-vous que cette tendance va continuer ?

L’observation de l’évolution de l’économie israélienne est effectivement fascinante. Il ne faut pas oublier que c’est en partant de pratiquement rien il y a 60 ans que nous sommes arrivés à un PIB qui, cette année, dépassera les 200 milliards de dollars ! Nous parlons donc d’une force économique très importante. Ceci est entre autres dû à l’immigration, qui non seulement a fait que la population a augmenté, mais qui a importé un capital humain de gens formés qui ont pris leur place sur le marché. Il ne faut pas non plus oublier que certaines réformes économiques faites par M. Benjamin Netanyahou lorsqu’il était ministre des Finances ont porté leurs fruits, comme la montée du PIB qui s’est maintenu à pratiquement 5% l’an de 2004 à 2007. Grâce à lui, nous avons pu atteindre l’équilibre fiscal. Sur le plan des marchés financiers, il y a eu un changement majeur et fondamental puisqu’il a forcé les fonds de pension, qui jusque-là investissaient uniquement dans des obligations d’État non cotées, à entrer en bourse. Il les a forcés à prendre leurs responsabilités, à gérer leurs fonds de manière à être bénéficiaires et à cesser de compter sur l’État pour les protéger. Dans les années 2002 – 2003, nous étions au bord d’une grave crise économique et il a été contraint de prendre des mesures sévères qui se sont avérées très fructueuses. Quant à votre question, je pense que nous sommes sur la pente ascendante et que pour l’instant, rien n’indique que cette tendance devrait être inversée, bien au contraire. J’estime qu’en 2010, nous retrouverons une croissance du PIB qui se situera autour des 5% l’an. Je pense que l’élément essentiel de cette croissance résidera dans la haute technologie et dans l’exportation du savoir-faire israélien dans de nombreux domaines. Bref, à défaut de matières premières, nous devons continuer à avoir des idées et à être inventifs.