Les femmes dans la Shoa

Femme et enfant. (Photo: Yad Vashem)
Par Roland S. Süssmann
La Shoa a été un événement historique au cours duquel les nazis et leurs collaborateurs se sont livrés à un déchaînement meurtrier contre le peuple juif; à l’issue de ce génocide, tous les Juifs, ex-juifs ou descendants de Juifs devaient être assassinés, sans distinction. Mais à certains égards, le sort des femmes, des hommes et des enfants n’a pas été identique. Dans cette exposition, Yad Vashem tente de dévoiler le vécu humain souvent escamoté par la relation historique des faits. A partir du vaste narratif collectif, le musée a choisi de parler des victimes juives et de créer un espace pour la voix singulière des femmes.
Plus de trois millions de femmes, adultes, adolescentes ou toutes jeunes filles, ont été assassinées au cours de la Shoa. L’idéologie nazie réclamait l’anéantissement total de la race juive et les femmes, en leur qualité de procréatrices, représentaient donc une cible cruciale pour atteindre cet objectif. Les femmes juives vivaient dans une société essentiellement conservatrice et patriarcale; les hommes étaient les chefs de famille tandis que les femmes remplissaient leur fonction traditionnelle au foyer ou aidaient leurs pères/maris à gagner leur vie. Par conséquent, elles n’avaient aucun rôle dans la direction ou la guidance de la communauté. Pendant la Shoa toutefois, elles ont assumé un rôle familial capital qui peut être défini comme étant «l’affirmation de la vie»: la tentative de survivre dans n’importe quelle situation.
L’exposition ne cherche pas à raconter une fois de plus les crimes perpétrés par les nazis et leurs complices envers les femmes, sauf lorsque c’est absolument nécessaire. Elle s’attache plutôt à souligner les actions et réactions des femmes juives aux événements. Le visiteur prendra en compte qu’au cours de cette période de l’histoire, la cruauté humaine a atteint des sommets inégalés. On constatera qu’à ce mal absolu qui les a frappées avec une violence inouïe, les femmes ont opposé un vaste registre de réactions. Celles-ci se situent au-delà de tout jugement même lorsqu’elles sont incompréhensibles ou inacceptables d’après les normes culturelles ordinaires. Car nous devons toujours garder à l’esprit les situations extraordinairement inhumaines vécues par ces femmes au cours de la Shoa.
Les réactions sont groupées thématiquement: Amour, Maternité, Souci pour autrui, Féminité, Partisans et résistance, Vie quotidienne, Amitié, Foi, Nourriture et Arts. Certaines des réactions ont été individuelles, d’autres relevaient d’une attitude typique chez de nombreuses femmes. Les enfants mûrissaient très vite pendant la Shoa. Dès la phase de la ghettoïsation, les jeunes filles assumaient le rôle de femmes adultes. En fait, la plupart des femmes âgées avaient déjà péri à ce moment et les survivantes ont été assassinées au moment de la liquidation des ghettos. Par conséquent, l’exposition se focalise sur les femmes adultes, celles qui étaient suffisamment âgées pour prendre des décisions et pour se consacrer au bien commun des groupes de personnes autour d’elles. Les femmes de cet âge étaient déchirées par des engagements conflictuels: leur devoir vis-à-vis de leur famille - mari et enfants - et vis-à-vis de leurs parents âgés encore vivants. Souvent, elles étaient également responsables de groupes nécessiteux. Dans la plupart des cas, elles ne se souciaient de leur propre bien-être que dans des situations d’extrême danger, agissant alors selon leur instinct et non selon leur personnalité profonde.
Dans les phases initiales de la guerre, l’absence d’hommes se faisait sentir partout, surtout en Europe de l’Est, en raison de la mobilisation pour les travaux forcés et aussi de la fuite des hommes vers l’Est. Les gens étaient en effet persuadés que l’occupation allemande mettait les hommes en danger mais n’affecterait ni les femmes ni les enfants. Suite au départ des hommes dans les forêts ou ailleurs, et dans certains cas, suite aux actions meurtrières des nazis, de nombreuses femmes se retrouvèrent seules avec les enfants et les personnes âgées dans leurs localités; aux étapes ultérieures, elles formaient également la majorité de la population dans les ghettos.
Même lorsque les hommes étaient restés sur place, ils étaient souvent brisés psychologiquement par leur incapacité à subvenir aux besoins du foyer et leur rôle traditionnel de chef de famille s’en trouvait ébranlé. Il en résultait que les femmes se chargeaient de ces devoirs et tentaient d’assurer un quelconque fonctionnement de la vie familiale, en dépit de la sombre situation. Ce transfert des responsabilités s’explique par leur capacité, acquise à cause (ou en dépit) de leur rôle familial traditionnel, de fonctionner dans des situations d’extrême pression. Elles n’accordaient par ailleurs aucune importance aux questions de prérogative et de hiérarchie; nourrir la famille et maintenir un niveau d’hygiène minimum constituaient leur principal objectif et le moteur de leur action. Souvent, comme on pourra le constater, cela les rendait encore plus fortes.
L’historien Emmanuel Ringelblum, qui a tenu le journal du ghetto de Varsovie, a commenté ce phénomène: «L’historien futur devra consacrer une page spéciale à la femme juive dans la guerre. Elle occupera une place d’honneur dans l’histoire juive pour son courage et son endurance. Grâce à elle, des milliers de familles sont parvenues à surmonter la terreur de cette époque.»
L’identification des femmes avec les enfants, établie à la fois par les femmes elles-mêmes et par leur entourage, a été une source de force motrice; mais dans le même temps, elle les a livrés ensemble à l’extermination.
Les femmes ayant survécu aux actions de liquidation en se joignant au contingent des travailleurs-esclaves des nazis, pénétrèrent dans l’univers des camps. En général, il s’agissait de camps exclusivement destinés aux femmes, où l’espérance de vie était réduite à trois mois environ. Elles tentèrent là de recouvrer leur identité psychologique après avoir été dépouillées de tous les éléments composant leur identité ancienne, nom, famille, langue, vie culturelle, etc. Dans cet univers d’une autre planète, géré par des lois que l’esprit humain se refuse à comprendre, les femmes essayèrent de survivre en établissant un contact humain avec d’autres femmes, en formant ce qui a été appelé des «familles de substitution». Le lien qui les unissait était une soif de vie envers et contre tout.
Les femmes dans la Shoa exercèrent leur esprit dans un lieu qui les privait de leur esprit, elles créèrent une force là où on leur ôtait toute volonté, et dans cet endroit où elles et leurs familles n’avaient plus droit à la vie, elles marchèrent vers la mort en donnant son plein sens à chaque minute de sursis.
Chacun des thèmes de l’exposition est passionnant en soi et mérite d’être longuement expliqué. Toutefois, nous avons choisi de présenter en détail les deux aspects les plus significatifs, qui ont inspiré toutes les autres actions des femmes victimes de la Shoa: la féminité et la maternité.


Féminité

Il n’y a pas de contraste plus frappant que Shoa et féminité. Les nazis ont cherché à priver les Juifs de la vie: les Juifs ont tenté de survivre. La lutte se déroulait autour des choses les plus élémentaires: mort, vie, nourriture, soin des enfants. A une telle époque, toute manifestation de féminité représentait un luxe qu’on ne pouvait se permettre: mais les femmes n’y renonçaient pas pour autant, même aux moments les plus éprouvants, sentant que c’était une part essentielle de leur personnalité. Un affront à leur féminité était un affront à leur qualité d’être humain. En coupant les cheveux aux femmes à Auschwitz, en leur ôtant jusqu’aux poils corporels, les nazis détruisaient leur personnalité. Lorsqu’elles sortaient du prétendu «sauna», les femmes devaient rassembler jusqu’à leurs dernières forces pour résister à cette déconstruction et pour maintenir leur dignité humaine.
Etre femme dans la Shoa signifiait avant tout subir les affronts à la féminité dans le cadre de la violence générale qui jalonnait la voie vers la mort. Les nazis et leurs collaborateurs s’adonnaient à ce genre d’affront de façon délibérée. Les lois raciales interdisaient certes les relations sexuelles entre les nazis et leurs victimes, mais il existait une série de moyens pour agresser les femmes sans vraiment les violer; déshabillage intégral en public, attouchements corporels et administration de coups. Dans les camps, la sélection dans le plus simple appareil faisait partie du régime quotidien. Un des procédés utilisés pour briser le moral de la communauté juive consistait à laisser la populace locale se déchaîner contre les Juifs avant l’entrée des nazis. Ces «pogroms» incluaient le viol des femmes juives. Les Allemands se permettaient également le viol lorsqu’il n’y avait pas de risque d’être pris sur le fait par leurs supérieurs. Lors de la libération des camps, les Russes ne se privèrent pas et commirent des viols massifs, en dépit de l’état de santé effroyable des femmes.
Certaines femmes se servirent de leur corps pour survivre ou obtenir une quelconque faveur, sauver un membre de la famille, recevoir une tranche de pain. De leur point de vue, c’était simplement une autre façon de se maintenir en vie. Soigner son apparence était aussi une affirmation de la vie et pouvait parfois la sauver: avant les sélections, les femmes se mettaient du rouge sur les joues avec le peu de cosmétique qu’elles avaient précieusement gardé et qu’elles partageaient avec leurs mères et leurs compagnes. Une bonne hygiène pouvait aussi être salutaire. Un peigne à poux dans le camp préservait les femmes de maladies ou à tout le moins, leur épargnait les terribles démangeaisons qui affligeaient la vie des prisonniers. Même au moment où il était devenu impossible de maintenir une quelconque propreté du corps et des vêtements, les femmes continuèrent à essayer, se lavant dans l’eau glacée si elles en avaient l’occasion, et ce, au cœur du rude hiver européen.
Lorsque les assassins photographiaient les femmes dans le ghetto, elles tentaient soudain de faire bonne figure, levaient la tête, arrangeaient leurs cheveux et regardaient droit dans l’objectif. Un petit bouton rose embellit la tenue d’une prisonnière: celle qui l’a mis là a cherché à affirmer sa dignité de personne, pour elle-même et non pour plaire à quelqu’un d’autre. Sur une photo de femmes à l’entrée d’un camp, elles sont alignées sur trois rangées: jusqu’à récemment, c’étaient des femmes ordinaires, qui n’avaient commis aucun crime, mais les voilà photographiées comme s’il s’agissait de criminelles de la pire espèce. Voyez comment elles nouent leur fichu pour améliorer leur apparence. Parfois une épingle à cheveux sauvée des fouilles retient ce qui reste des cheveux. Sur une photographie des horribles sélections, une mère serrant un bébé dans les bras marche sur des talons hauts alors qu’elle est envoyée à la mort. Que pensait cette femme en mettant de telles chaussures avant le transport ? Etaient-ce les seules qui lui restaient ou a-t-elle voulu se montrer à son avantage lorsqu’elle arriverait «à destination» ? Il y a des milliers de détails semblables.


Maternité

Environ un million et demi d’enfants ont péri dans la Shoa. Chacun d’eux a eu des parents qui ont assisté à la tragédie, impuissants à prévenir leur destin inéluctable. Les assassins ont rapidement identifié le lien étroit qui unissait les mères à leurs enfants et ont agi conformément: le destin réservé aux mères se confondait avec celui réservé aux enfants, la mort bien entendu.
Comment trouver une cachette tant que c’était encore possible, en particulier pour les enfants, représentait un des dilemmes premiers auquel devait faire face la famille. Aménager un refuge pour un enfant était une entreprise complexe, coûteuse et relativement peu commune. Les parents ne se décidaient pas psychologiquement à adopter une telle mesure, sachant qu’ils ne reverraient plus jamais leur enfant, à moins d’être persuadés que l’alternative était une mort certaine. Cette conclusion étant difficile à intérioriser, de nombreux parents choisirent de ne pas confier leur enfant à d’autres, même lorsqu’ils auraient pu le faire.
Dans les ghettos, les mères étaient préoccupées par la survie quotidienne, surtout subvenir aux besoins en nourriture et maintenir l’hygiène afin d’éviter les maladies. Les femmes enceintes souhaitaient dans la plupart des cas avorter, sachant qu’elles ne pourraient allaiter le nouveau-né alors que le reste de la famille arrivait tout juste à survivre. Malgré tout, il y eut des cas où l’omniprésence même de la mort suscitait chez les femmes le désir de créer une vie nouvelle. A un stade ultérieur, les nazis interdirent la grossesse: toute femme enceinte risquait d’être exécutée immédiatement ou déportée vers les camps de la mort. Comme les contraceptifs n’existaient pas, il y eut beaucoup de grossesses involontaires et le destin de ces femmes était alors scellé sauf si elles se débrouillaient pour avorter.
Lors des opérations des Einzatsgruppen, où les nazis fusillaient des communautés entières devant des fosses souvent creusées par les victimes, la population était prise et assassinée ensemble; en général, hommes femmes et enfants avaient été contraints de se dévêtir auparavant. Dans certains cas, les hommes étaient conduits séparément tandis que les femmes et les enfants étaient tués en leur absence.
Dans les queues pour la sélection, les mères sont sans doute les seuls êtres auxquels les assassins offrirent le choix: celui d’aller à la chambre à gaz avec leurs enfants. Cependant, même dans ces situations de détresse inégalée dans l’histoire de l’humanité, les enfants étaient parfois arrachés aux bras des quelques femmes sélectionnées pour le travail et confiées aux grands-mères ou simplement à la suivante dans la queue; ils allèrent donc à la mort avec elles.
Selon la règle générale, il n’y avait pas d’enfants dans les camps. Les femmes enceintes essayaient parfois de cacher leur état et dans peu de cas, elles réussirent à avorter. Les naissances étaient pratiquement inconnues dans les camps et les enfants nés malgré tout furent assassinés par les nazis ou tués par leur propre mère ou d’autres femmes.
A Auschwitz-Birkenau, des expériences de stérilisation de femmes et d’hommes furent effectuées, dans le but de trouver une méthode de stérilisation de masse pour les éléments que les nazis souhaitaient éradiquer.
Au milieu de cet univers de violence et de terreur, les femmes trouvèrent la force mentale de continuer à prodiguer jusqu’au dernier moment soins et amour à leurs enfants, et à décider de leur sort, sous la pression de conditions que nul être humain n’avait dû affronter jusque là.
Certaines mères, poussées par l’instinct de survie, prirent des décisions fort controversées selon les normes sociales acceptées qui régissent la relation mère-enfant. Elles avaient été acculées par une immense détresse: après des mois ou des années de lutte pour leur survie et celle des membres de leur famille, elles n’en pouvaient plus. D’autres mères choisirent de mourir avec leur enfant même si elles-mêmes pouvaient s’en sortir et ce choix-là également, n’est pas compréhensible dans des temps ordinaires.