Capacités et humilité | ||
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Par Roland S. Süssmann | ||
Nous venons de passer d’un marché israélien, où une bombe humaine vient de se faire sauter, à une salle d’accouchements puis à un cabinet pédiatrique tout en ayant visité une salle d’opération après nous être arrêtés dans une pharmacie. Mais que signifie ce méli-mélo des genres et où sommes-nous ? Ne sommes-nous pas un peu confus ? En fait, nous venons de traverser plusieurs salles de formation dans le plus important centre de simulation médicale au monde, l’Israel Center for Medical Simulation, connu sous le nom de MSR, installé dans le cadre du Centre médical Chaïm Sheba de l’hôpital Tel Hashomer à Tel-Aviv, qui a ouvert ses portes fin 2001. Mais de quoi s’agit-il ? Pour le comprendre, il faut savoir que l’année dernière aux États-Unis, 98'000 personnes sont mortes suite à des erreurs médicales, soit l’équivalent d’un avion Boeing 747 plein de passagers qui s’écraserait tous les jours en mer ! En Israël, les chiffres sont également terrifiants et une simple comparaison décrit l’ampleur de ce fléau. En 2006, il y a eu 400 morts sur les routes… et 2000 décès dus à des erreurs médicales ! Existe-t-il un moyen d’améliorer la sécurité des patients ? Absolument, car il est démontré que 60% des erreurs médicales pourraient être évitées. Le MSR que nous allons découvrir s’est justement fixé comme mission première de réduire les erreurs médicales et d’augmenter la qualité des soins. Le but de cet organisme est aussi d’améliorer les capacités cliniques et de communication des professionnels de la santé, sans pour autant exposer les patients aux risques normaux des pratiques de la formation médicale. Au MSR, les futurs médecins et autres membres de la profession médicale peuvent pratiquer leurs interventions et les gestes les plus simples sur des mannequins, au lieu de faire leur apprentissage sur des patients réels et de les faire souffrir inutilement. Afin de nous familiariser avec le MSR, nous avons visité le centre où nous avons été reçus par son fondateur, le Dr AMITAI ZIV, qui est également vice-directeur du Centre médical Chaïm Sheba. La première question qui se pose est de savoir comment vous est venue l’idée de créer un centre de simulation médicale ? Ayant une formation de pilote de l’armée de l’air et d’instructeur, lorsque j’ai fait mes études de médecine, j’ai eu un choc culturel quand j’ai découvert que la formation pratique ne se faisait pas comme dans l’aviation sur des simulateurs, mais directement sur les patients. Mon idée était donc d’appliquer les méthodes qui avaient fait leurs preuves dans l’aviation et de créer un centre de simulation complet prenant en compte tous les aspects du monde médical, j’entends par là les médecins, les chirurgiens, les infirmières, les assistantes sociales, les pharmaciens et ce aussi bien dans le monde civil que militaire. En ce qui concerne le domaine militaire, j’ai participé à la création d’un simulateur spécialement dessiné et mis en place pour les besoins de la médecine militaire (voir l’article Sauver des vies). Notre activité est générée par les erreurs qui se passent dans le monde médical: l’administration d’un faux médicament, d’une fausse dose, une fausse intervention faite sur le mauvais patient, etc. La médecine n’est pas une profession sûre, mais je suis très privilégié puisque je travaille sur les mannequins informatisés et robotisés du MSR, où il est justement recommandé de commettre des erreurs. MSR est le premier et l’unique centre de simulation national au monde qui soit à la fois multidisciplinaire et multinorme. Dans le domaine médical, des erreurs arrivent régulièrement et il n’est pas rare qu’elles soient stoppées avant d’atteindre le patient. Malheureusement, ce n’est souvent pas le cas, et l’un des moyens d’éviter la catastrophe est la formation, ce qui implique une bonne préparation et d’être paré pour faire face aux différentes situations, sans oublier la compétence, bien entendu. Pouvez-vous nous décrire votre activité un peu plus en détails ? Nous avons la capacité de réaliser n’importe quel environnement que nous souhaitons. Ainsi, nous pouvons simuler un champ de bataille, une salle d’opération ou toute autre scène médicale. Notre centre a été un peu conçu comme un hôpital virtuel. Mais notre but principal est de changer la culture et l’attitude dans le monde médical en Israël et sur le plan international. Pour ce faire, nous avons une différente façon d’enseigner et de former les médecins. Un programme spécial a été créé pour les internes à qui nous faisons subir, pendant la première semaine de leur internat, un séminaire de cinq jours dans des conditions extrêmes, que nous avons surnommé le «scénario du cauchemar». Ce cours est avant tout destiné à préparer les internes à leur entrée à l’hôpital et à leur faire rencontrer des situations difficiles et des problèmes auxquels ils pourront être confrontés pendant leur travail en milieu hospitalier. Un candidat doit par exemple transporter un bébé avec des problèmes respiratoires d’un étage à un autre de l’hôpital. Quelqu’un qui a suivi des cours théoriques ne sait pas quoi faire pour éviter que le bébé ne meure étouffé dans l’ascenseur. Tout cela semble simple mais, placés face à la réalité, les nouveaux internes sont souvent totalement désarmés. Il est important de savoir également que les examens pratiques des anesthésistes se font sur nos mannequins et que de plus en plus de spécialisations suivent cet exemple. Il faut bien comprendre que pour l’instant, la culture médicale que nous voulons changer pourrait se résumer aux termes suivants: «voir le patient, traiter le patient, faire des essais sur le patient au risque de le tuer». Nous poussons énormément le système du débriefing, tous nos cours sont filmés puis discutés, les participants sont interrogés à fond sur ce qu’ils ont fait, comment ils l’ont vécu, ce qu’ils ont tiré de leurs erreurs, etc. De plus, nous interviewons ensuite les instructeurs qui font les débriefings pour voir de quelle manière améliorer les cours ou le matériel de simulation. Vous nous avez dit que vous êtes en fait une sorte d’hôpital virtuel. Comment êtes-vous exactement installés ? Notre centre se trouve au milieu du pays, ce qui est idéal pour tous les étudiants, aussi bien ceux de Haïfa que ceux de Beer-Sheva. Notre hôpital virtuel comporte une salle d’urgence, une salle d’opération, une unité de soins intensifs et en 2005, nous avons ouvert une salle de traumatologie, de cardiologie ainsi qu’une salle de réception pour les patients qui viennent pour des soins ambulatoires. Toutes ces simulations sont faites sous l’œil de 30 caméras digitales, d’un équipement de microphones, etc. Nous utilisons actuellement plus de 50 différents types d’appareils de simulations et avons engagé une centaine d’acteurs, y compris des adolescents et des personnes âgées dont certaines ont 80 ans. Comment choisissez-vous votre personnel ? Nous recrutons des personnes ayant une large expérience dans tous les différents domaines médicaux et paramédicaux que nous enseignons. Mais nous avons aussi des employés spécialisés dans les technologies audio-visuelles, informatiques, etc. L’idée de travailler sur des mannequins existe depuis assez longtemps, en quoi votre technique est-elle différente ? Dans le temps, la simulation médicale était limitée à des mannequins utilisés dans les écoles de médecine, les hôpitaux et les cours d’urgence, surtout pour apprendre les premiers gestes de survie. Nos mannequins sont totalement informatisés, ils nous servent à enseigner comment utiliser les différents instruments. Afin d’illustrer mes propos, je vous citerai l’exemple d’un médecin qui doit faire une colonoscopie. Il apprend la technique sur une poupée qui réagit, qui crie quand elle a mal (par la voie d’un acteur caché derrière un microphone) et qui dit quand tout va bien. De plus, les messages d’erreurs sont régulièrement diffusés sur un écran, par exemple «vous venez d’éclater un vaisseau sanguin». Un médecin peut également s’exercer à enlever un polype, etc. L’enseignement ne se termine pas par la fin de l’intervention, mais par la façon d’apprendre une mauvaise nouvelle à un patient et à sa famille. Ainsi, après avoir fini son intervention, le médecin reçoit son patient dans son cabinet et lui annonce qu’il a découvert un cancer. Le cabinet médical est situé dans une pièce dotée d’une vitre à sens unique derrière laquelle se trouvent des étudiants qui regardent comment se déroule la consultation. Ils prennent des notes, l’élève est filmé et, lors du débriefing, toute son intervention est analysée et commentée. Les malades sont joués par de véritables acteurs de théâtre, que nous formons pour leur rôle. De plus, nous ne formons pas que des médecins, mais aussi les instructeurs. Lorsque vous parlez de changer la «culture médicale», pensez-vous pouvoir faire descendre les médecins de leur piédestal du haut duquel ils s’adressent souvent à leurs patients ? C’est exactement notre but. Nous voulons qu’ils deviennent plus humbles, qu’ils apprennent à admettre une erreur et à traiter d’égal à égal avec leurs patients. Il y a encore trop de médecins qui, lorsqu’ils se retrouvent face à leur patient, passent leur temps à pianoter sur l’ordinateur sans même regarder leur interlocuteur. C’est ce genre d’attitude que nous voulons changer. Curieusement, notre démarche est assez bien acceptée par le monde médical. Comment êtes-vous financés ? Nous fonctionnons dans le cadre du Centre médical Sheba. De plus, les institutions qui nous envoient leurs élèves, le Magen David Adom, les facultés de médecine, etc. payent pour les cours de leurs étudiants. Nous vendons notre savoir-faire un peu partout à travers le monde, y compris à la fameuse clinique Mayo, en Inde, en Europe et en Turquie. Nous acceptons volontiers des donations. Certaines grandes industries pharmaceutiques participent aussi un peu à notre financement et nous coopérons également activement avec certaines. Johnson & Johnson a par exemple mis au point des nouveaux stents que la FDA n’approuvera que lorsque les médecins sauront les implanter. Nous avons donc toute une équipe de chirurgiens cardiaques qui s’entraînent dans ce but sur nos mannequins. Nous proposons également des cours aux représentants de ces sociétés qui doivent proposer un nouveau médicament aux médecins, souvent très arrogants. Notre budget annuel de fonctionnement se situe autour des deux millions de dollars, mais l’achat de l’équipement est nettement plus élevé. Un ensemble de mannequins informatisés coûte pratiquement US$.200'000,--. Israël est un pays en guerre, régulièrement confronté au terrorisme, et qui devra éventuellement aussi faire face à une guerre chimique. Dans votre centre, ce genre de situation est-il aussi simulé ? En raison du terrorisme et de la situation, nous avons développé tout une palette de programmes en coopération directe avec les autorités médicales civiles et militaires, afin d’être parés contre toute éventualité, les menaces conventionnelles et non-conventionnelles. Nous avons simulé des situations de préhospitalisation et ce au niveau national. C’est ainsi que 7000 membres du corps médical et 500 civils ont participé à un entraînement simulé dans un champ de bataille. Il faut savoir que les médecins qui sont intégrés dans les corps médicaux militaires ont toutes sortes de spécialisations: un psychiatre n’a absolument pas l’expérience nécessaire pour soigner les victimes d’une attaque terroriste ou des soldats blessés sur un champ de bataille. Pendant la Seconde guerre du Liban, avant de partir vers le nord, tous les médecins mobilisés sont venus faire un bref stage dans nos murs. De plus, nous avons créé un programme de simulation spécial en cas d’attaque biologique ou chimique, auquel ont participé des forces spéciales de l’armée ainsi que des équipes médicales en provenance de plusieurs hôpitaux en Israël. Vous nous avez beaucoup parlé des différents cours de communication que vous offrez. Pouvez-vous nous donner un exemple ? Je vous en donnerai deux. Le premier est une mise en situation par nos acteurs, où un couple débarque avec un bébé gravement blessé. Il est évident que c’est le père qui a battu l’enfant, comme il bat visiblement la mère apeurée. Tous mentent en disant que l’enfant est tombé d’une table par mégarde. Nous enseignons à nos médecins comment traiter avec la mère, comment traiter avec le père qui est violent et qui terrorise la mère, comment, si nécessaire, le faire sortir de la salle sans qu’il prenne ombrage, etc. L’autre exemple se déroule dans une pharmacie, où une personne âgée, qui vient avec une prescription, ne comprend pas comment prendre les médicaments. Elle risque d’en prendre trop ou trop peu, ce qui peut la tuer. Le pharmacien apprend à détecter le problème, à parler avec patience à la personne, à téléphoner au médecin. Mais pour corser un peu la chose, pendant qu’il téléphone au médecin, nous introduisons dans le scénario un macho agressif qui demande à être servi en priorité. Le pharmacien apprend comment traiter ce genre de situation avec calme, professionnalisme et détermination. Dans le même esprit, nous enseignons aux assistants sociaux comment repérer des femmes, des enfants ou des personnes âgées battus, abusés ou terrifiés. Bien entendu, je l’ai déjà dit mais c’est un point essentiel, nous apprenons à nos élèves comment transmettre une mauvaise nouvelle avec tact et sensibilité. Visiblement, votre activité compte de nombreux volets, tous importants. Mais y a-t-il un aspect que vous développez particulièrement ? En fait, nous apportons une attention identique à chacun des secteurs. Toutefois, il y a un point sur lequel je voudrais attirer votre attention plus spécifiquement. Depuis quelques années, pour être admis à la Faculté de médecine à l’Université de Tel-Aviv, à celle du Technion de Haïfa et à l’École dentaire de Hadassa, les candidats sont obligés de venir passer une journée test chez nous. Au cours de cette dernière, nous observons avant tout les qualités humaines de la personne et la manière dont elle se conduit face à un malade, face à une urgence, face à un drame personnel ou un dilemme familial. Nous ne lui demandons pas de parler, juste d’agir. Si nous estimons que la personne n’est pas à la hauteur sur le plan humain, nous ne la laissons pas entrer en faculté de médecine. Nous changeons les règles d’admission dans le monde médical. Nous recevons chaque année 700 candidats à qui nous expliquons que la médecine n’est pas une question de mathématiques, mais avant tout un programme humain ! Comment envisagez-vous l’avenir de MSR ? Bien entendu, nous voulons nous développer dans les domaines dans lesquels nous sommes déjà présents et souhaitons établir plus de lieux de simulation dans ceux dans lesquels nous ne sommes pas encore présents. Mais nous menons aussi une recherche dynamique. A ce sujet, je vous donnerai l’exemple d’un blessé défiguré qui arrive à l’hôpital. Après avoir réussi à recomposer son visage sur un mannequin, le médecin ou le chirurgien traitant pourra s’y exercer avant de s’attaquer au patient même. Nous voulons promouvoir l’image d’Israël dans le domaine médical dans lequel nous sommes avancés. A long terme, cette reconnaissance nous permettra de vendre notre savoir-faire de manière suffisamment importante pour qu’elle puisse financer notre fonctionnement et notre développement. Dans cet esprit, nous ne vendons pas seulement notre savoir-faire, nous organisons aussi des cours pour des membres du corps médical en provenance de pays en voie de développement. En juin dernier, nous avons reçu une dizaine de médecins d’Ethiopie pour un cours sur la question du SIDA qui leur a été donné en amharique par des médecins éthiopiens israéliens. Voyez-vous, en hébreu, MSR se dit «messer» ce qui signifie message. Notre message au monde médical est de faire en sorte que le système médical soit plus sûr, plus humble, plus honnête, plus transparent et surtout plus humain. |