Complice ? | |
Par le rabbin Shabtaï A. Rappoport * | |
A. est un Juif pratiquant, père de jeunes enfants. Son éducation et sa philosophie le portent à accorder beaucoup d'importance au shabbat, dont la stricte observance constitue une des principales valeurs familiales. L'ambiance festive du shabbat est nettement ressentie dans le foyer de A. et commence déjà quelques heures avant l'allumage des bougies, avec les préparatifs. La journée est ponctuée par les repas, auxquels se joignent en général quelques invités, par les séances d'étude de A. avec ses enfants et par les chants qui se poursuivent jusqu'à la cérémonie de Havdala, marquant la fin du shabbat. A. souhaite de tout son c?ur transmettre à ses enfants son profond attachement à shabbat, qu'il a lui-même hérité de ses parents. Un jour, K., un parent non pratiquant de sa femme, exprime le v?u de participer au repas du shabbat. Il refuse obstinément de passer la nuit chez A. et désire venir uniquement pour le repas. K. ne veut en aucune manière heurter les sentiments de A. et de ses voisins pratiquants en garant sa voiture devant la porte ou en repartant en plein shabbat au vu et au su de tous. Il s'engage à ranger la voiture à quelques rues de la maison, à parcourir la distance à pied à l'aller et au retour. A. et son épouse seraient heureux d'accueillir K. à leur table et de resserrer leurs liens, mais ils se demandent s'ils ont le droit de l'inviter dans ces conditions. K. ne violera-t-il pas le shabbat à cause d'eux, ce qui constitue une grave transgression de la loi juive ? Pendant des millénaires, des Juifs ont accepté de sacrifier leur vie pour demeurer fidèles à leur religion, en particulier pour respecter la sainteté du shabbat. Sont-ils autorisés à fermer les yeux lorsque leur invité profanera le shabbat pour célébrer le repas avec eux ? Première question: un Juif peut-il prétendre n'avoir rien vu lorsque son prochain transgresse un interdit ? La Torah écrit: «Reprends ton prochain et tu n'assumeras pas de faute à cause de lui» (Lévitique 19, 17). Le Talmud commente ce verset ainsi: «Si un homme remarque quelque chose d'inapproprié chez son voisin, il est tenu de le réprimander? Et s'il l'a fait et que l'autre ne l'a pas accepté, il doit le réprimander à nouveau» (Arakhin 17b). Le débat entre les sages se poursuit dans la guemara: jusqu'où s'applique le devoir de réprimande ? Jusqu'à ce que l'admonestant soit battu par l'admonesté, jusqu'à ce que ce dernier l'injurie ou jusqu'à ce qu'il le gronde ? Voici la décision de Rabbi Shlomo Luria, éminente autorité du XVIe siècle en Pologne (connu sous le nom de Maharshal): lorsqu'il est évident que l'auteur de la transgression n'acceptera pas la réprimande, il n'y a pas d'obligation à le réprimander (Commentaires du Maharshal au Sefer Mitsvot Gadol, mitsvot positives 11). Le Maharshal semble interpréter le devoir de réprimande (tel qu'il est débattu par les sages dans la guemara citée) comme suit: il est l'expression de l'effort qui doit être fait pour empêcher une transgression supplémentaire. Cette obligation découle de la responsabilité de chaque individu vis-à-vis de son prochain et non du besoin d'exprimer son horreur devant l'acte de transgression. S'il ne s'agissait que de cela, les conséquences de l'effet produit seraient sans importance. La décision du Maharshal a été admise et citée par des autorités rabbiniques au long des siècles suivants. Etant donné que K. refuse de passer la nuit chez A. et qu'il ne rentrera certainement pas à pied chez lui, la seule réaction souhaitable à la réprimande de A. consisterait à ne pas venir du tout. Une telle démarche est toutefois dépourvue de toute signification: en effet, K. n'étant pas pratiquant, il violera le shabbat où qu'il soit, en conduisant, en fumant, en cuisinant ou en s'adonnant à toute autre activité interdite ce jour-là. Par conséquent, en ce qui concerne le devoir de réprimander l'auteur d'une transgression, il ne s'applique pas dans le cas de A. face à son invité K. Deux autres problèmes demeurent toutefois, l'un étant un interdit de la Torah et l'autre un interdit rabbinique (décrété par les Sages). La Torah ordonne: «Ne place pas d'obstacle sur le chemin de l'aveugle» (Lévitique 19, 14). Selon une interprétation citée dans la guemara (Pessa'him 22b), l'aveugle est celui qui est sur le point de transgresser un commandement; on considère en effet que son jugement a été «aveuglé» par son penchant pour le mal (voir Maimonide, Livre des lois, Interdits 199). La possibilité de commettre la faute constitue «l'obstacle». Il s'ensuit que je n'ai pas le droit de procurer à autrui une occasion de fauter. Ce dernier interdit peut être interprété de deux manières. Selon une première explication, il découle (de même que le devoir de réprimander, selon le Maharshal) de ma responsabilité vis-à-vis de «l'aveugle» sur le point de fauter. Selon une deuxième, on considère qu'en rendant la faute possible, j'y participe (même si c'est un autre qui le commet). La première interprétation a sa source dans une autre lecture du verset «Ne place pas d'obstacle sur le chemin de l'aveugle: les Sages y voient l'interdit de donner délibérément un mauvais conseil, que ce soit d'ordre personnel, commercial ou social, à celui qui est ignorant dans ce domaine. Car en suivant ce conseil (obstacle), la personne (l'aveugle) risque de «trébucher», de subir un tort. Rav Moshé Feinstein, célèbre autorité halakhique du XXe siècle, fait remarquer que dans le cadre de la première interprétation, l'assistance à une transgression rabbinique possède la gravité d'une transgression de la Torah. Violer un interdit rabbinique est au moins aussi répréhensible que conseiller un mauvais placement financier; étant donné qu'un tel conseil constitue une transgression de la Torah, il en va de même pour l'aide donnée à une transgression rabbinique. Conséquence, quelque peu paradoxale, de ce raisonnement: en aidant autrui à violer un interdit rabbinique, je commets une faute plus grave que lui. Selon la seconde interprétation, devenir l'auxiliaire d'une transgression rabbinique ne peut être plus grave que la transgression elle-même (Dibrot Moshé, Shabbat, Siman 2). L'injonction «Ne place pas d'obstacle sur le chemin de l'aveugle» ne s'applique que lorsque la transgression n'aurait pu se faire sans auxiliaire (Traité Avoda Zara 6b). Elle n'est donc pas pertinente dans le cas de A., puisque son invité violera le shabbat, qu'il vienne chez A. ou qu'il ne vienne pas. Il existe toutefois un interdit rabbinique portant sur l'assistance donnée à autrui pour violer un commandement, même s'il peut le faire sans cette assistance (Tossafot, Shabbat 3a, Dibour Ha'Matchil Bava De'Reisha). Rav Moshé Feinstein éclaire le problème. Comment s'explique l'interdit rabbinique sanctionnant l'assistance à une transgression ? La seule raison possible est la suivante: celui qui aide autrui à commettre une transgression exprime en fait une approbation. Il est non seulement l'auxiliaire de l'acte - qui aurait pu être commis sans son aide - mais également de l'attitude de dédain face à D' et à ses commandements. Toutefois, quand la nature de la coopération est telle qu'elle n'implique en aucune façon une approbation de la transgression, l'interdit rabbinique - portant sur les cas où la violation aurait eu lieu même sans assistance - ne s'applique pas. Le même argument intervient dans une décision du Rav Moshé Feinstein concernant un cas semblable: peut-on inviter à un repas d'affaires un associé non pratiquant lorsqu'on sait que ce dernier ne prononcera pas les bénédictions requises pour le repas (Igrot Moshé, Vol.VIII, Orach Chaim V, Siman 13) ? Autre argument présenté dans la responsum sus-mentionnée: celui qui viole les commandements parce qu'il a reçu dès son jeune âge une éducation non religieuse est considéré comme un pécheur involontaire (Maimonide, Lois des insurgés 3, 3). Par conséquent, aider cet homme à commettre une transgression qui n'en est pas vraiment une ne sera pas considéré comme une faute. Ainsi, lorsque A. invite son parent K. pour un repas de shabbat, ce dernier se rapproche de la branche pratiquante de la famille et apprend à mieux connaître son patrimoine religieux: A. n'en devient pas pour autant l'auxiliaire de la transgression du shabbat commise par son invité. Il accomplit un geste d'amitié adéquat, indiqué envers tout Juif, en particulier lorsqu'il s'agit d'une personne de la famille. Par conséquent, A. peut inviter son parent non pratiquant sans que son respect du shabbat soit compromis et sans que sa fidélité à la foi juive soit diminuée. Soulignons que cette position n'est admissible que lorsque deux conditions sont réunies. Premièrement: être sûr que nulle réprimande n'aura d'effet sur l'invité et qu'on est donc exempté du devoir de le réprimander pour sa violation du shabbat. Deuxièmement: être sûr que cet invité violera en tous les cas le shabbat, qu'il vienne ou ne vienne pas au repas, car dans ce cas l'injonction «Ne place pas d'obstacle sur le chemin de l'aveugle» n'est plus pertinente. Pour s'assurer que ces deux conditions sont remplies, il faut bien entendu examiner chaque cas de façon ponctuelle. On ne pourra pas considérer ces conditions comme évidentes dans les cas suivants: invitation ouverte à venir pour un shabbat (sans fixer lequel), organisation d'une activité de groupe où plusieurs personnes se déplaceront en voiture, violant ainsi le shabbat, ou, a fortiori, activité de groupe se produisant régulièrement le shabbat. Par conséquent, dans ces cas-là, on n'a pas le droit d'inviter un Juif non pratiquant si cela entraîne une violation du shabbat. * Le rabbin Shabtaï A. Rappoport dirige la yéshivah «Shvout Israël» à Efrat (Goush Etzion). Il a publié entre autres travaux les deux derniers volumes de «Responsa» rédigés par le rabbin Moshé Feinstein z.ts.l. Il met actuellement au point une banque de données informatisées qui englobera toutes les questions de Halakha. Adressez vos questions ou commentaires à E-mail: shrap@bezeqint.net. |