L'affaire Kepiro | ||
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Par le Dr Efraïm Zuroff * | ||
A.M. n'avait sûrement pas la moindre idée des conséquences de sa bonne action; il ne pouvait se douter qu'elle permettrait de démasquer un des plus importants criminels de guerre nazis du monde. Mais c'est souvent le propre des bonnes actions d'avoir des conséquences inattendues. Dans son cas, c'est l'incroyable forfanterie d'une de ses connaissances en Ecosse, un Hongrois âgé, qui a tout déclenché: ce monsieur se vantait ouvertement de son rôle dans la déportation de Juifs à Auschwitz, en qualité de maître-sergent dans la gendarmerie hongroise. Ces propos ont poussé A.M. à envoyer en février 2005 un e-mail à l'adresse générale du Centre Wiesenthal de Los Angeles. «Bonjour, j'ai suivi de près toute la publicité concernant les horreurs perpétrées à Auschwitz, en particulier l'excellente émission de la BBC concernant les Juifs hongrois, diffusée hier soir? Il est notoire qu'un citoyen hongrois du nom de Istvan Bujdoso? était un membre du Csendor (gendarmerie) pendant la guerre? Il raconte volontiers comment il a participé aux déportations massives des Juifs, avec des descriptions imagées des trains etc. Il me semble que cet homme a échappé à toute forme de justice? et cela me chagrine qu'il ait pu s'installer en Ecosse et en plus se glorifier de son rôle. Vous pourriez peut-être transmettre cette information à une personne apte à enquêter de façon plus approfondie.» Et notre informateur écossais de terminer sur une note qui allait s'avérer plutôt ironique; en effet, il exprime deux v?ux, dont le premier ne s'est heureusement pas réalisé: «J'aimerais beaucoup que cet homme ferme sa bouche et aussi qu'il manifeste un certain regret pour son rôle joué dans la Shoa.» Jusqu'à ce jour, M. Bujdoso n'a pas exprimé le moindre regret pour sa participation dans les crimes de la Shoa; mais c'est précisément son irrépressible besoin de parler de cette période «héroïque» de son passé qui a permis de démasquer un collègue bien plus haut placé. Nous avons bien sûr accueilli avec joie l'information venue d'Ecosse (ce n'est pas tous les jours que nous obtenons un nom authentique et une allégation spécifique); toutefois, il nous manquait trois éléments essentiels pour poursuivre l'investigation. Nous n'étions pas en possession d'une date de naissance, de l'adresse actuelle et surtout, du lieu en Hongrie où le suspect avait participé aux déportations. Au cours des semaines qui ont suivi, j'ai correspondu avec A.M. dans l'espoir qu'il nous fournirait les éléments manquants. En fin de compte, il a pu nous envoyer le nouveau nom de Bujdoso, une photo récente de l'homme et son adresse actuelle; malheureusement, il a été incapable de déterminer le théâtre de ses crimes, plongeant notre enquête dans l'impasse. Nous avons passé en revue les registres de la gendarmerie hongroise et exploré plusieurs pistes mais nous n'avons pu découvrir dans quel lieu l'homme était en poste au printemps 1944. L'absence de cette information a rendu l'enquête virtuellement dormante pendant des mois, jusqu'au jour où Michael Tierney, un journaliste écossais, est venu en Israël écrire un article sur la chasse aux nazis pour le Glasgow Herald. Au cours de notre entretien, je lui ai parlé de notre suspect écossais en lui demandant s'il était prêt à enquêter pour tenter d'obtenir les informations qui nous faisaient défaut. Je n'ai pas eu du mal à persuader Michael, qui ne cachait pas sa sympathie pour nos efforts: il a aussitôt accepté et j'imagine que l'idée de réaliser un scoop local a dû également le motiver. Toutefois, des mois ont passé avant que l'affaire ne progresse. Au départ, le journaliste comptait sur l'aide d'un ami détective pour lui fournir les données biographiques mais il est apparu que dénicher la date de naissance était une entreprise beaucoup plus ardue qu'on ne le croyait. Au début de l'été 2006, il y a finalement eu une percée. Michael avait contacté Bujdoso directement et allait se rendre à Selkirk pour l'interviewer, soi-disant pour un reportage sur les Hongrois résidant en Ecosse. Je ne me faisais guère d'illusions, ayant été souvent déçu par les résultats de tentatives semblables. J'attendais donc, prudemment optimiste. Cette fois pourtant, il y a eu de bonnes nouvelles. D'une part le journaliste a pu déterminer la région où Bujdoso avait servi; d'autre part, apercevant au mur la photo d'un jeune officier de la gendarmerie hongroise, il l'a interrogé à ce sujet. Bujdoso n'a pas hésité à raconter qu'il était en contact avec cet homme, un officier de gendarmerie du nom de Sandor Kepiro, plus haut gradé que lui. Kepiro lui avait rendu visite en Ecosse deux ans auparavant et les deux camarades se parlaient de temps en temps par téléphone. Il ne m'a pas fallu longtemps pour comprendre l'envergure de cette information. Le nom de Sandor Kepiro ne me disait rien mais lorsque je suis allé consulter le Dr Gavriel Bar-Shaked, l'expert de Yad Vashem pour la Hongrie, ce dernier n'en a pas cru ses oreilles. Il m'a expliqué que Kepiro était un important criminel de guerre hongrois, figurant parmi les officiers de la gendarmerie et de l'armée responsables du massacre de plus de 1200 civils (juifs pour la plupart) dans la ville de Novi Sad, le 23 janvier 1942. En fait, ce Kepiro avait déjà été condamné à deux reprises par des tribunaux hongrois pour son rôle dans cette tuerie. En janvier 1944, il avait été condamné à 10 ans d'emprisonnement et en 1946 (par contumace), à 14 ans. Mais il n'avait jamais purgé sa peine. Quand les nazis occupèrent la Hongrie en mars 1944, Kepiro fut gracié et même promu; il réintégra les rangs de la gendarmerie comme officier supérieur. Après la guerre, il prit la fuite et on n'a plus entendu parler de lui depuis. Voilà pourquoi l'information d'Ecosse était tellement sensationnelle. Il manquait toutefois un élément: Kepiro était-il en vie ? Nous avons une fois de plus demandé à Michael Tierney de retourner chez Bujdoso et obtenir des détails supplémentaires concernant le nouveau suspect. En l'espace d'un jour, nous avons appris que Kepiro était rentré en Hongrie. Avec l'assistance d'amis à Budapest, nous avons pu remonter sa trace: il vivait dans une jolie maison de grès au 78 de la rue Leo Frankel, juste en face de la synagogue locale ! Ayant gagné l'Autriche en 1945, il s'était embarqué trois ans plus tard pour l'Argentine, où il avait vécu jusqu'en 1996. Selon ses propres dires, il s'était adressé cette année-là à l'ambassade de Hongrie à Buenos Aires, en demandant s'il pouvait rentrer dans son pays sans craindre d'être poursuivi et on lui avait répondu affirmativement. Le 1er août 2006, j'ai soumis les pièces à conviction dont je disposais ainsi que les informations concernant la résidence actuelle de Kepiro au ministère public hongrois en demandant que les verdicts autrefois prononcés soient appliqués dès que possible. On m'a répondu qu'il faudrait procéder à une révision des deux verdicts. Mais, m'assurait-on, si l'un d'eux sanctionnait le génocide, des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité, je n'avais rien à craindre: Kepiro serait puni en fin de compte. Si seulement les choses étaient aussi simples ! Six mois plus tard, aucun des deux verdicts n'avait été retrouvé dans les archives hongroises et le dossier était donc en suspens. Heureusement, grâce à l'aide du Dr Antonijevic, du musée des Victimes du génocide de Belgrade, j'ai pu obtenir une copie du jugement de 1944 des Archives nationales de Yougoslavie. En effet, Novi Sad (aujourd'hui en Serbie) se trouvait en territoire yougoslave occupé par les Hongrois au moment des faits. Mais le ministère public a fait remarquer que la condamnation de 1944 portait sur une violation du règlement des forces armées hongroises et qu'il y avait prescription pour ce genre de méfait; la peine ne pouvait donc être appliquée. La condamnation de 1946 portait bien sur des crimes de guerre mais ayant disparu des archives, le tribunal s'est retrouvé devant un dilemme judiciaire. C'est à ce moment que j'ai décidé d'exposer le cas Kepiro en public, ce qui a aussitôt engendré un intense débat public dans les médias locaux. Peu de temps après, le ministre hongrois des Affaires étrangères, Mme Kinga Goncz, s'est rendue en Israël. J'ai alors demandé que son gouvernement ouvre une enquête sur l'affaire Kepiro, estimant que les agissements des diplomates hongrois devaient être examinés: ont-ils délibérément brouillé les pistes menant à Kepiro en Argentine ? comment a-t-il pu rentrer impunément à Budapest ? Ce qui est apparu initialement comme le cas d'un criminel de guerre nazi en fuite ressemble de plus en plus à une intrigue tramée en haut lieu pour étouffer l'affaire. Cela aussi fait partie de l'incessante quête de vérité et de justice historique. Fin janvier 2007, j'ai été invité par la municipalité de Novi Sad comme principal orateur à la cérémonie annuelle commémorant les victimes du massacre de 1942. Elle se tenait sur les rives du Danube, non loin de l'endroit où la plupart des victimes sont tombées sous les balles des Hongrois. L'affaire Kepiro venant d'éclater, la cérémonie de cette année a pris un tour particulièrement poignant; la douleur, le traumatisme et la frustration des personnes trahies par les Hongrois pouvaient enfin se focaliser sur un individu précis. Mon appel pour la justice a-t-il été entendu à Budapest ? Moins de deux semaines plus tard, j'ai appris que Kepiro avait été invité à faire un exposé lors d'un congrès sur l'histoire de la gendarmerie hongroise; ce congrès devait se tenir au centre éducatif du ministère de la Justice. Kepiro avait intitulé sa conférence: «Comment je suis 'devenu' un criminel de guerre.» Nos accusations ayant été entre temps publiées, le ministère a annulé son invitation, refusant d'organiser le congrès sous ses auspices. Une question troublante demeure toutefois: comment un criminel de guerre hongrois, deux fois condamné mais toujours impuni, est-il libre de parler à un congrès respectable, bien que sa culpabilité dans la Shoa ait déjà été clairement établie par une cour de justice ? *Le Dr Efraïm Zuroff est chasseur de nazis, historien, spécialiste de la Shoa et directeur du bureau de Jérusalem du Centre Simon Wiesenthal de Los Angeles. Vous pouvez le contacter à: swcjerus@netvision.net.il ou visiter son site: www.operationlastchance.org. |