Gérer la bienfaisance

Doug Goldstein.
Par Roland S. Süssmann
Comment donner ? A qui donner ? Quand donner ? Quand et pourquoi refuser de donner ? Toutes ces questions, chacun d’entre nous se les pose chaque fois qu’il est sollicité ou simplement lorsqu’il s’agit de soutenir une cause. Dans le judaïsme, une seule question ne se pose pas: «pourquoi donner ?». La bienfaisance porte le nom de «Tsedaka» qui vient du mot «Tsedek» (juste), ce qui revient à dire que l’idée «de faire la charité» n’existe pas. En fait, il s’agit d’un simple acte de justice. Pour une raison qui nous échappe, l’Éternel a choisi de privilégier certains d’entre nous sur le plan financier et les a chargés de l’obligation et la responsabilité de venir en aide à leurs prochains, moins avantagés, pour rétablir un certain équilibre.
C’est là que les difficultés commencent. Il existe plusieurs formes de bienfaisances. Selon Maimonide, celles-ci s’échelonnent sur trois niveaux: le simple don, le prêt et la procuration d’un emploi. Faire le bien autour de soi lorsque l’on a le privilège de disposer d’avoirs permettant d’agir dans ce sens n’est pas toujours chose aisée, sauf si l’on choisit le premier niveau, celui du simple don, qui n’engage à rien. En effet, qui n’a pas glissé une pièce ou un petit billet dans la main d’un mendiant ou même d’un collecteur de fonds pour une institution religieuse dans le seul but de ne plus se faire importuner ? Mais lorsque nous voulons faire des dons plus importants, qui impliquent un investissement en temps et en énergie, la question se pose de manière totalement différente. Souvent, nous entendons dire que les organisations établies dépensent trop d’argent en faux-frais et frais administratifs, sans parler d’éventuels gaspillages des fonds, d’abus, voire même de corruption. Un certain nombre de questions simples et légitimes se posent alors: où va l’argent ? à quoi sert-il ? comment est-il géré ? Et là, deux solutions s’offrent au donateur: soit il fait son don et se désintéresse de la cause, soit il s’y intéresse et s’inquiète des détails relatifs à l’utilisation des fonds remis à l’organisation qu’il décide de soutenir. C’est à ce niveau que le philanthrope vit généralement ses premières frustrations, en n’obtenant aucune réponse satisfaisante.
Afin de nous guider dans notre réflexion sur ce sujet, nous avons été à la rencontre de DOUGLAS GOLDSTEIN, gestionnaire de fortune et conseiller financier à Jérusalem. Issu d’une famille de financiers (sa grand-mère, Miriam Rosowsky, était l’une des premières femmes à obtenir une licence de courtier en bourse aux USA, et sa mère était partenaire principale dans une très importante maison de courtage), M. Goldstein a fondé une société financière, Profile Investment Services, dont le but est avant tout d’aider la clientèle à planifier la gestion des biens familiaux. Dans ce cadre, il a été appelé à aider certains de ses clients à gérer leur «portefeuille de bienfaisance», ce qui à première vue peut sembler être une démarche surprenante.

Pourquoi et comment êtes-vous arrivé à vous occuper de la gestion des bienfaisances de vos clients ?

Dans le cadre de l’activité de ma société financière, nous sommes très intimement liés à la gérance des patrimoines et ceci va de la simple gestion de fortune à l’établissement de plans de succession, en passant par d’éventuelles donations aux enfants, etc. Certains de mes clients ont commencé à me parler de leurs projets de bienfaisance et du fait qu’ils étaient déçus et frustrés par les différentes options s’offrant à eux. Je me suis très rapidement rendu compte que l’un des problèmes majeurs résidait dans le manque total de compréhension entre le donateur et le bénéficiaire, même lorsqu’un dialogue avait pu être établi entre les deux parties. Ceci n’est d’ailleurs pas une situation typiquement juive ou israélienne. Je vous citerai l’exemple du cyclone Katrina qui s’est abattu l’année dernière sur les États-Unis. A l’époque, l’aide financière a afflué de toutes parts, en particulier dans les caisses des grandes organisations de solidarité. Aujourd’hui, celles-ci sont traînées devant les tribunaux par le Congrès américain qui s’étonne du fait qu’une grande partie des victimes de cette catastrophe naturelle n’ait rien touché, bien que des centaines de millions de dollars aient été versées à ces organisations. De plus, ces fonds ont été donnés par des personnes désirant apporter leur aide de bon cœur et qui, aujourd’hui, se sentent flouées. Je pense qu’il est faux de croire qu’en envoyant un simple chèque à une organisation, on a «ainsi accompli son devoir». Nous vivons à une époque où l’exigence de transparence est devenue pratiquement la norme dans tous les domaines. Les dons basés uniquement sur la sympathie que l’on éprouve à l’égard de celui qui sollicite les fonds font partie d’un passé très largement révolu. Selon moi, il est essentiel d’apporter un soutien important uniquement à des causes avec lesquelles on peut s’identifier, tant sur le plan de la philosophie que sur celui de l’action. Le donateur doit donc poser un certain nombre de questions primordiales. Une fois par an, Forbes publie un article dont le but est l’évaluation des organisations charitables. La première question posée concerne l’efficacité du collecteur de fonds. Celle-ci se mesure au taux de commission qu’il touche. Il est évident que si ce dernier est trop important, la cause ne mérite pas d’être soutenue. La question suivante porte sur la manière dont l’argent est investi jusqu’à l’utilisation des fonds auxquels ils sont destinés. Finalement, il faut savoir si l’argent est dépensé avec parcimonie et à bon escient, ou si les fonds sont dilapidés sans vergogne. C’est en général sur cette question précise que les premiers problèmes surgissent.

Afin d’illustrer concrètement vos propos, pouvez-vous nous donner un exemple que vous avez vécu ?

L’une des premières situations à laquelle notre bureau, le «Profile Family Office», a été confronté découlait très clairement de cette incompréhension entre les donateurs et les bénéficiaires dont je vous ai parlé. Les bienfaiteurs avaient décidé d’offrir une bibliothèque à une école. Six mois après avoir fait le don, un membre de la famille a téléphoné au bibliothécaire afin de lui demander où en était la bibliothèque. Avec la plus grande sincérité, il lui a répondu: «votre argent nous est bien parvenu et est à la banque». Un peu étonné, le donateur lui a alors demandé pourquoi il n’avait pas acheté de livres. Le bibliothécaire lui a simplement dit qu’il ne pouvait pas acheter de livres parce qu’il n’avait pas d’étagères pour les ranger. Le donateur l’a rassuré et lui a «appris» qu’il pouvait utiliser une partie de l’argent pour acheter le mobilier nécessaire. Quelques mois plus tard, en se rendant sur place, il a constaté que les étagères étaient installées, mais qu’il n’y avait aucun livre. Lorsqu’il s’est renseigné sur le pourquoi de la chose, le bibliothécaire lui a dit: «la politique de l’école veut que chaque livre qui entre dans notre bibliothèque soit d’abord lu par un responsable». Sur ce, le donateur lui a demandé combien de livres il pouvait lire par semaine. Au vu de la réponse, il lui a alors suggéré d’engager d’autres bibliothécaires pour lire des livres, étant donné qu’une grande partie de son don était toujours sur un compte en banque. Ce à quoi le bibliothécaire lui a répondu, toujours en toute sincérité: «mais nous ne pouvons pas faire cela puisque vous nous avez donné de l’argent uniquement pour acheter des livres et des étagères…». A la demande de notre client, nous sommes alors intervenus et avons élaboré un plan précis avec le bibliothécaire, qui a établi qu’il fallait des tables, des chaises, un ordinateur, d’autres employés, du papier, des crayons, etc. Ces besoins étaient largement couverts par le don initial. Cette situation était simplement le résultat de l’incompétence du bibliothécaire à concevoir un projet dans son ensemble et dans les moindres détails.
C’est ainsi que nous avons en fait commencé cette activité. J’en ai ensuite parlé à d’autres philanthropes de mon cercle de connaissances qui ont été intéressés par l’idée de faire gérer et surtout vérifier leurs bienfaisances d’importance par une tierce partie. Je pense qu’il est utile que je vous cite un autre exemple qui démontre combien il est indispensable de poser les bonnes questions. L’un de mes clients a souhaité rénover et agrandir l’immeuble d’une institution s’occupant de personnes gravement dépressives. Lorsqu’il nous a confié le mandat, nous pensions qu’il s’agissait de négocier des prix avec les différents corps de métier. Je me suis donc rendu chez la directrice de cette institution et lui ai simplement demandé à qui appartenait l’immeuble. Je pensais qu’elle me donnerait un extrait du cadastre. Après s’être absentée quelques minutes de son bureau, elle est revenue avec trois sacs remplis de classeurs de correspondances entre les avocats de différentes parties qui tous réclamaient le droit de propriété sur cet immeuble. Si nous n’étions pas intervenus en posant les bonnes questions, notre donateur aurait payé tous les travaux pour probablement s’entendre dire en fin de compte par un prétendant: «merci bien, nous venons prendre les clefs…». Cette affaire aurait traîné devant les tribunaux pendant des années, sans parler de toute la frustration dont notre généreux donateur aurait été victime. Il y a eu d’autres cas où des donateurs ont versé de très grandes sommes d’argent pour agrandir une école, voire rajouter un bâtiment et, lorsqu’ils sont revenus un an plus tard pour voir l’avancée des travaux, les responsables leur ont dit: «malheureusement, nous avions besoin de l’argent pour payer des salaires ou des dettes».
Tous les exemples que je vous ai donnés ne sont pas faits pour décourager les donateurs, mais pour les mettre en garde et leur dire qu’il est primordial de poser les bonnes questions et pour ce faire de s’entourer des gens capables d’entreprendre les recherches nécessaires afin que les donations ne tombent pas dans un tonneau sans fond. Notre organisation dispose d’experts de tout premier plan dans les domaines les plus variés: éducation, fiscalité, lois, etc.

Pensez-vous qu’en général, les bénéficiaires sont de bonne foi ?

Absolument, bien qu’il puisse y avoir des exceptions. Toutefois, je pense qu’il est primordial de rendre responsables les attributaires de dons importants et de s’assurer qu’ils sachent bien qu’ils peuvent être appelés à tout instant à rendre des comptes sur les fonds qui, en définitive, leur sont confiés dans un but bien précis. Il faut absolument qu’ils comprennent que leur responsabilité réside dans le fait que les projets dont ils s’occupent ne doivent pas stagner mais sont appelés à être en évolution permanente. Si nécessaire, il faut changer les responsables. Pour notre part, nous avisons toujours nos clients de réduire progressivement les donations jusqu’à ce que les projets soient gérés et traités correctement.

Quelle est votre opinion au sujet des grandes organisations juives qui proposent des projets clefs en main ?

Là encore, la question de la transparence est de toute première importance. Prenons l’exemple d’un hôpital qui demande US$.100\'000,-- pour construire une chambre. Tout le monde sait qu’une telle opération coûte en fait US$.50\'000, -- et que le reste des fonds est destiné à l’entretien de cette pièce, ce qui est parfaitement justifié. A ce sujet, je voudrais souligner que c’est une grave erreur de croire que donner les fonds pour la construction d’un immeuble est suffisant en soi. Il faut prévoir un budget d’entretien, quitte à construire un immeuble plus petit. Pour en revenir aux projets «clefs en main» proposés par les grandes organisations juives, qu’il s’agisse de centres journaliers d’accueil pour des enfants dont les mères travaillent ou des projets de développements dans le Néguev ou en Galilée, etc., les éventuels donateurs doivent au préalable demander un budget documenté, une étude de faisabilité, une comptabilité précise, etc. Cela dit, je pense que les projets «clefs en main» peuvent constituer une excellente solution pour des donateurs souhaitant réaliser quelque chose d’important mais qui n’ont matériellement pas le temps de s’en occuper. Il faut simplement qu’ils s’assurent de la bonne gestion du projet qu’ils ont décidé de soutenir.

Vous avez fait de la gestion de la bienfaisance une partie de votre commerce. Comment êtes-vous rémunéré et prenez-vous un pourcentage sur les donations ?

Absolument pas. Nous avons un tarif horaire qui est le même pour tous, quelle que soit la somme qui doit être distribuée. De plus, notre compagnie a une fondation de bienfaisance et en général, nous apportons notre modeste contribution aux organismes soutenus par nos clients. Nous faisons aussi partie d’une organisation intitulée «Jewish Fonders Network», qui est ouverte aux donateurs et aux responsables de fondations. Aucun collecteur de fonds ou conservateur de musée ne peut en faire partie. Il s’agit d’un forum international où les membres se réunissent une fois par an afin d’échanger des idées et de faire partager les problèmes et les expériences vécues, bonnes ou mauvaises. Mais les rencontres de la JFN génèrent aussi des projets concrets. Par exemple, nous avons décidé de faire faire une étude de faisabilité très complète à laquelle participent des scientifiques de haut niveau et des professionnels de tout premier plan, afin de voir s’il serait possible d’initier en Israël une source d’énergie alternative en construisant des fermes éoliennes sur la Méditerranée, à environ 500 mètres des côtes israéliennes, où le vent souffle très fort pendant toute l’année. Il est évident qu’aucun gouvernement israélien ne se lancera dans un tel projet, bien que pratiquement 25% de l’énergie utilisée en Espagne soit d’origine éolienne. Je ne parle pas de l’indépendance qu’un tel projet apporterait à Israël ou du nombre d’emplois qui seraient ainsi créés ni même de l’importance des sommes qui seraient investies dans le pays.

Que pourrait-on faire afin de créer plus de transparence dans le monde des organisations charitables israéliennes, qu’elles soient grandes ou petites ?

Je crois qu’il serait utile de fonder un organe de contrôle et de surveillance suprême auprès duquel toutes ces organisations auraient des comptes à rendre. De plus, nous constatons aujourd’hui qu’un grand nombre de ces organismes sont gérés de bon cœur et en toute sincérité par des médecins, des rabbins, des infirmières ou encore des assistantes sociales, qui n’ont aucune idée de ce qu’est diriger une affaire ou mener un projet à bien. Dans un certain sens, il est même injuste de leur demander de gérer ces organismes, car ils ne savent pas qu’ils ne sont pas à même de le faire. Il faut que des hommes d’affaires s’en occupent, car les bonnes intentions ne suffisent pas. Il faut aussi que les donateurs soient disposés à faire preuve de fermeté (en réduisant leurs dons) afin d’imposer des gestionnaires capables de diriger les organismes de bienfaisance de manière professionnelle et efficace.

Pour terminer, pourriez-vous nous donner les quelques points essentiels auxquels il faut penser avant de Ffaire un don important ?

Comme je vous l’ai dit, il est très utile de pouvoir s’identifier avec la cause que l’on soutient. Il est essentiel d’envoyer dès le début un expert externe qui soit à même de vérifier les comptes, les questions fiscales, etc. Je peux vous affirmer que c’est à ce stade très préliminaire que nous détectons une grande partie des problèmes et ce qui n’est pas conforme dans une organisation charitable. Finalement, il faut que les bénéficiaires de dons importants soient disposés à travailler selon les exigences et les buts fixés par le donateur. Pour ce faire, la disponibilité de coopérer doit être vérifiée et acquise dès le départ. Sur ce point précis, il est toujours plus facile d’obtenir satisfaction en faisant un don important à une organisation plus petite ou de taille moyenne. Les grandes institutions disposent de budgets énormes et ce n’est pas un philanthrope qui ne donne «qu’un million de dollars» qui peut imposer ses vues.
En conclusion, je voudrais souligner que les personnes qui s’occupent d’organisations de bienfaisance en Israël font un travail magnifique, à leur niveau. Ils savent remarquablement s’occuper d’enfants en difficulté, de personnes âgées, d’institutions éducatives, etc., ce qui, après tout, est leur métier. Mais je pense que, pour le philanthrope, l’acte de bienfaisance doit être et rester une source de satisfaction et non de frustration, comme c’est malheureusement encore toujours et bien trop souvent le cas. Une partie de notre métier est justement d’aider les généreux donateurs à trouver plaisir et contentement dans leurs activités caritatives.