Les vendanges de l'amour
Par Roland S. Süssmann
Pessah dernier, j'ai rencontré des amis américains vivant à Jérusalem depuis de nombreuses années, qui étaient d'excellente humeur. Je leur ai demandé ce qui avait provoqué leur état euphorique et ils m'ont répondu: «Nous revenons d'un endroit magnifique où nous avons dégusté le plus fabuleux des vins et ce aux portes de Jérusalem. Il porte le nom de CASTEL et bien entendu, nous avons passé commande.» J'ai immédiatement voulu savoir quel était ce vin mystérieux dont tout le monde parlait, aussi bien les amateurs occasionnels et éclairés que les experts internationaux, son histoire et le secret de son succès. Afin de satisfaire ma curiosité, j'ai pris contact avec Eli Ben Zaken, le père des vins et des vignobles du Domaine du Castel.

Avant de retracer l'historique de votre vignoble, une question très simple s'impose. D'un point de vue qualitatif, votre vin fait aujourd'hui partie des grands vins français. Comment le définissez-vous et surtout comment expliquez-vous cette réussite ?

Je crois fermement en ce que certains peuvent considérer comme une lapalissade, mais qui est malgré tout fondamental, à savoir que l'on ne peut faire du bon vin qu'avec d'excellents raisins. J'ai donc planté une vigne très dense sur des terres et dans une vallée face aux vents d'été (nord-ouest). Nous astreignons nos vignes à un faible rendement, les raisins sont cueillis à la main et transportés dans de petites boîtes en bois. Notre vignoble n'est que de 15 hectares et nous avons une production de 40% de Cabernet Sauvignon, de 29% de Merlot, de 6% de Petit Verdot et de 25% de Chardonnay. Nous faisons un effort particulier pour réaliser nos vins en alliant les méthodes ancestrales aux technologies les plus modernes. Nous n'utilisons que les meilleures barriques françaises en chêne que nous ne gardons que deux à trois ans. Nous macérons nos raisins pendant 40 jours et vieillissons nos vins durant 32 mois avant de les mettre sur le marché. Nos vins sont particulièrement bien étudiés pour le vieillissement et atteignent leur meilleure qualité quelques années après leur mise en bouteilles.

Mais qui est Eli Ben Zaken et comment êtes-vous entré dans la fabrication et le commerce du vin ? Êtes-vous issu d'une famille qui a une longue tradition de vignerons ?

Absolument pas. La famille de mon père était depuis trois générations en Égypte et ma mère était d'origine italienne. Nous avons vécu en Égypte jusqu'en 1958, date à laquelle nous sommes partis nous installer en Italie. Pour ma part, j'ai fait mes études en Angleterre avant de faire l'École de Traduction et d'Interprétation à Genève. Je suis allé pour la première fois en Israël en 1967 et ai été très marqué par la Guerre des Six Jours. En 1968, ayant compris que les Juifs ne pouvaient pas faire la révolution chez les autres, j'ai décidé de venir m'établir définitivement en Israël. J'ai très rapidement réalisé que pour vivre en Israël et y prendre effectivement racine, il ne fallait pas que j'habite dans un appartement, mais dans une maison. Avec mon épouse, nous nous sommes installés dans un coin perdu mais magnifique des collines de la Haute Judée situé à 17 km de Jérusalem, dans la vallée de Ramat Razriel, où nous avons créé un élevage avicole. Cette activité découlait simplement du fait qu'avec la maison que nous avions achetée, qui en réalité était une ferme, il y avait aussi un poulailler. Puis la Guerre du Kippour a éclaté et je suis parti pratiquement six mois à l'armée. Quand je suis revenu, les poules avaient vieilli et l'exploitation était devenue impossible. Par manque de moyens, je l'ai fermée et me suis fait engager dans un kibboutz avoisinant, où j'ai travaillé pendant trois ans dans la plus grande couveuse de poussins du Moyen-Orient. A défaut d'être bien payé, le travail était assez intéressant car nous mettions constamment au point des nouvelles techniques. En 1980, ayant réalisé que nous ne pouvions pas bien gagner notre vie dans l'agriculture, nous avons ouvert un restaurant à Jérusalem, «Mama Mia», que nous avons dû fermer il y a deux ans. Le restaurant se trouvait au centre de Jérusalem, là où la plupart des attentats suicides étaient perpétrés. Par conséquent, nous n'avions plus de clients et je ne voulais pas exposer ma famille à ce genre de risques.
Toutefois, pendant les années 80, nos affaires allant mieux, nous avons décidé d'entreprendre un voyage d'agrément en Europe, où nous avons retrouvé des amis de jeunesse. Ils avaient fait carrière, vivaient bien, mangeaient bien et buvaient bien. Je me suis alors rendu compte qu'il n'existait aucun vin israélien véritablement de très grande qualité. En rentrant, j'ai donc décidé de planter une vigne dans mon domaine. Nous étions alors en 1988 et c'est en 1992 que j'ai produit le premier vin, un vin rouge que j'ai intitulé le Grand Vin, un mélange de Cabernet et de Merlot dont nous avons sorti deux fûts, soit six cents bouteilles. J'ai fait venir des barriques neuves de France et me suis lancé dans une étude approfondie de tout ce qui touche au monde du vin en lisant la littérature technique et en visitant des vignobles, des châteaux, des caves et des salons du vin. En 1995, nous avons sorti un Bordeaux (mélange de Cabernet et de Merlot) qui a eu énormément de succès.

Pourquoi avez-vous décidé de faire du Bordeaux plutôt qu'un autre type de vin, comme par exemple du Bourgogne ?

Tout d'abord parce que nos raisins sont faits pour les vins d'assemblage comme le sont tous les Bordeaux. D'ailleurs là-bas, les mélanges se font selon les châteaux et les régions. Il n'existe aucun Bordeaux qui soit fait d'un seul cépage.

Comment vous êtes-vous fait connaître ?

Nous avons distribué nos six cents bouteilles à quelques journalistes et à des amateurs éclairés. En Israël, il y a très peu d'experts en vin et par conséquent, nous avons dû nous fier aux premières appréciations de très bons amateurs. Puis en mars 1995 est survenu un événement particulièrement encourageant. Mme Serena Sutcliffe, qui dirige le Département des vins chez Sotheby's à Londres et qui, avec son mari David Peppercorn fait partie des dix plus grands critiques de vin au monde, a fait une tournée des vignobles israéliens. Son mari est également un expert en Bordeaux et auteur de plusieurs livres sur le sujet. Comme notre vin n'était pas encore mis en bouteilles, Mme Sutcliffe n'est donc pas venue chez nous. Toutefois, elle s'est liée d'amitié avec une journaliste de nos connaissances qui, lors d'un voyage à Londres, nous a proposé de lui apporter l'une de nos bouteilles. Un mois plus tard, notre amie journaliste a reçu un fax extrêmement élogieux. Vous pouvez bien imaginer à quel point nous étions heureux et encouragés. Nous avons contacté Mme Sutcliffe, avec laquelle nous nous sommes liés d'amitié. Aujourd'hui, elle est la marraine de notre vignoble et de nos vins.

Pour vous, le «train était entré en gare» et vous deviez donc décider si vous vouliez vraiment vous lancer à fond dans la production de vin. Pourquoi et comment avez-vous choisi de vous engager dans cette voie ?

Créer un vignoble constitue une décision fondamentale. Il ne s'agit pas de trouver une nouvelle technologie et de la commercialiser pendant un certain temps, mais de fonder quelque chose qui puisse durer pendant plusieurs générations. C'est une opération à long terme: création du vignoble, reconnaissance des vins, etc. Mon fils Ariel, qui avait fini l'armée, m'a dit que le monde du vin l'intéressait. Je lui ai donc trouvé une cave en Bourgogne où il a été travailler pendant deux ans tout en faisant des études à Bonn. Mon gendre, qui était alors dans les assurances, a accepté de changer de métier et de venir travailler avec moi. J'étais donc assuré que la nouvelle génération me suivrait. Ceci était d'autant plus important pour moi que j'avais déjà 51 ans quand j'ai décidé de relever ce nouveau défi. C'est ainsi que nous avons créé un vignoble.

Étiez-vous le premier à vous lancer dans la plantation de vignes dans cette région ?

Aux temps bibliques, il y avait des vignobles sur ces terres et à l'époque des Croisés, ceux-ci avaient construit une série de châteaux sur la route vers Jérusalem, d'où le nom de notre domaine CASTEL. Nous avons effectivement réalisé une ½uvre de pionniers en étant les premiers à planter de la vigne en Haute Judée. Aujourd'hui, nous disposons de 15 hectares, mais la région en compte maintenant 60 situés entre 400 m et 700 m d'altitude. Constituée avant tout d'argile et de pierre calcaire bien drainée, la terre ici est très favorable à ce genre de culture.
Pour notre part, nous sommes au maximum de la capacité de développement que nous voulions atteindre. Nous produisons annuellement environ 100'000 bouteilles, ce qui est un petit rendement pour un pays chaud. Nous avons planté nos vignobles à haute densité. En Israël, on plante en moyenne 2000 pieds de vigne par hectare, mais nous en avons 6700; chaque vigne peut donner jusqu'à sept bouteilles de vin, mais chez nous, chacune donne un peu moins d'une bouteille ! De plus, chacune de nos vignes est fermentée individuellement dans des petits tanks d'une capacité variant entre 50 et 120 hectolitres.

Vous nous avez parlé de votre vin rouge d'assemblage, mais nous avons également entendu parler de votre excellent vin blanc. Quand et pourquoi vous êtes-vous lancé dans la production de ce dernier ?

En 1998, nous avons tenté un premier essai d'un vin blanc dont nous avons fait trois barriques. Il s'agit d'un Chardonnay fabriqué selon la plus pure tradition bourguignonne, c'est-à-dire fermenté pendant douze mois dans des barriques en chêne français dont la moitié est neuve et l'autre moitié a un an et demi. C'est un vin de garde. La même année, nous avons décidé de suivre l'école bordelaise et avons créé un second vin. Le Dr Emil Peynaud, le père de la vinification moderne, fondateur de la Faculté d'½nologie de Bordeaux et conseiller de plus de 60 châteaux, dont en particulier le «Château Margaux», estimait qu'un vignoble se devait d'avoir un second vin, et ce pour de nombreuses raisons. Nous avons donc créé le Petit Castel, composé à 60% de Merlot, à 40% de Cabernet Sauvignon et vieilli pendant 16 mois dans des cuves en chêne français. Notre premier vin reste le Grand Vin, constitué à 70% de Cabernet Sauvignon, à 22% de Merlot, à 6% de Petit Verdot, à 2% de Cabernet Franc et vieilli pendant 24 mois dans de nouvelles cuves en chêne français.

Au début, votre vin n'était pas cacher. Aujourd'hui, tous vos vins sont cachers. Pourquoi avez-vous procédé à ce changement qui implique un certain nombre de complications ?

Nous n'avions et n'avons toujours aucun problème pour commercialiser nos vins en Israël. Les grands restaurants ne sont pas cachers, la majorité des amateurs de bons vins ne mangent pas cacher et, pour une grande partie de notre population, le fait que le vignoble soit en Israël et que le vin soit produit par des Juifs plus ou moins traditionalistes, constitue un label suffisant pour en consommer. J'ai toujours cru qu'il en était de même à l'étranger. Nous avons commencé à exporter en 1999, mais nous avons rapidement réalisé qu'il était assez difficile de convaincre un public d'amateurs non juifs d'acheter un vin en provenance d'Israël coûtant environ 48 euros. Le marché du vin en Israël même étant malgré tout assez limité, nous étions obligés de développer nos exportations. J'avais fait un faux calcul, je pensais que comme la majorité des Juifs de la Diaspora n'étaient pas religieux, ils seraient fiers d'acheter un vin israélien de haute qualité, sans se préoccuper de la question de la cacherouth. Mais je me suis rendu compte qu'à travers le monde, les Juifs qui ne sont pas religieux ne sont tout simplement pas concernés par Israël et que ceux qui se sentent attachés à l'État juif sont pour le moins traditionalistes. Cette constatation a été pour moi une grande surprise, car j'ai toujours été sioniste avant d'être religieux. C'est en 2002 que nous avons fait la première cuvée cachère, suite à une commande importante d'un client français vivant à Jérusalem. Il nous a envoyé une personne pour surveiller la cacherouth ayant une grande expérience dans ce domaine, qui avait coopéré avec le rabbin Rottenberg de Paris. Nous nous sommes liés d'amitié et à un moment donné, je lui ai dit que si je me lançais dans le vin cacher, ce serait uniquement en coopération avec lui. Une fois la décision prise, nous avons obtenu le feu vert du Grand Rabbinat d'Israël et de «son» rabbin, le Grand Rabbin Ovadia Joseph. Il nous a ensuite envoyé un «chomer» (surveillant de la cacherouth), le rabbin Maïmon, un homme charmant avec lequel je peux facilement travailler. Il faut savoir que le processus de cachérisation commence dès le moment où il y a possibilité de fermentation. Dès cet instant, seules les personnes qui tiennent le shabbat en public ont le droit de toucher au vin. Grâce au rabbin Maïmon, tout le processus de cachérisation nous a été facilité et depuis 2003, où nous n'avions qu'une seule cuvée cachère, tous nos vins sont strictement et exclusivement cachers.

Comment votre vin a-t-il été reçu par la communauté non juive ?

A cet égard, je vous citerai une anecdote que j'ai vécue, qui est aussi révélatrice que désagréable. A l'issue d'une dégustation à l'aveuglette où notre vin a été très hautement noté, l'un des jurés a fait la remarque suivante: «si les Juifs se mettent à faire du bon vin, où allons-nous ?». Nous participons rarement à des concours, notre vin n'étant pas un bon vin de concours. Ceux-ci ne sont généralement pas des vins fins, intellectuels et compliqués, il s'agit plutôt de vins lourds, attaquant la bouche tout de suite pour procurer une grande impression, car les jurés qui goûtent entre 60 et 70 vins différents par jour ont automatiquement le palais déformé. Cela dit, nous avons eu les honneurs du «Decanter», l'un des magazines de vins les plus prestigieux au monde, où nous avons été nommés deux fois «Vin du mois», une fois pour nos vins rouges et une autre pour notre vin blanc. La «bible» de l'amateur de vin, le «Hugh Johnson's Pocket Wine Book», qui sort chaque année, nous a accordé trois étoiles l'année dernière, et ce pour la seconde fois. Nous sommes la seule cave en Israël à avoir atteint ce niveau. «Ramat Hagolan» a eu entre deux et trois. On m'a dit qu'il n'y avait aucune chance qu'une cave israélienne en obtienne quatre, ce qui est le maximum..., mais je ne désespère pas.

Nous le voyons, Eli Ben Zaken et sa production de vins constituent une source de fierté supplémentaire pour Israël, participant ainsi à améliorer l'image positive de l'État juif à travers le monde par le biais d'un secteur très apprécié de tous. Sa démarche est extrêmement importante car, outre la qualité de ses produits, les vins CASTEL démontrent aux antisémites de tous bords qu'Israël - l'État juif - n'est pas ce pays de sauvages dominateurs, mais une nation qui a sa place dans le monde occidental et méditerranéen, dont il partage la weltanschauung dans de nombreux domaines, y compris celui de l'½nologie.
Charles Baudelaire disait: «Qu'ils sont grands les spectacles du vin illuminés par le soleil intérieur, qu'elle est vraie et brûlante, cette seconde jeunesse que l'homme puise en lui !». Je ne sais pas si cette maxime contient effectivement un fond de vérité, mais à en juger au succès fulgurant remporté par les excellents vins israéliens et cachers du Domaine du Castel, tout m'incite à croire que cet adage s'applique à tous, y compris à nos coreligionnaires de stricte observance.