Des Blanches au noir
Par Roland S. Süssmann
L'un de mes amis, qui est sur le point de s'installer à Jérusalem, m'a dit récemment: «En Israël on trouve tout, je ne déménage rien». Je ne savais pas à quel point il avait raison jusqu'à ce que l'on me parle du trafic de femmes en Israël, d'une traite des blanches aussi sordide que celle décrite dans les mauvais romans policiers les plus noirs. Bien que le phénomène ne constitue pas une spécialité de l'État hébreu, Israël est aujourd'hui montré du doigt sur la scène internationale comme étant parmi l'un des premiers pays au monde où ce genre de trafic se déroule pour ainsi dire librement.
Afin de combattre cet état de choses et à la demande des États-Unis, le gouvernement israélien a décidé en décembre 2002 de créer un centre d'accueil pour les jeunes filles souhaitant quitter la prostitution et témoigner contre leurs proxénètes. Afin d'en savoir plus sur la question, nous avons été à la rencontre de Me RINAT DAVIDOVICH qui, en plus de ses fonctions d'avocate, dirige le seul refuge en Israël pour ces femmes victimes de ce type de trafic. Elle nous a reçus dans le fameux refuge, une maison banale au centre de Tel-Aviv qui, malgré son aspect extérieur anodin, est très sévèrement gardée et protégée.

Qui sont les femmes qui habitent ce refuge ?

Le trafic de la traite des blanches est remarquablement bien organisé à travers toute l'ancienne Urss. Dans des régions comme la Moldavie, l'Ukraine, le Belarus et d'autres, la pauvreté est énorme. Souvent, ces jeunes filles répondent à des annonces offrant un travail honorable à l'étranger, espérant ainsi apporter un soutien financier à leurs familles démunies. Ce travail est censé leur rapporter US$.1'000, -- par mois, ce qui constitue une véritable fortune, pour ne pas dire une manne de survie. Il n'est pas rare que ces jeunes filles soient vendues par leurs parents à des proxénètes et ce dès l'âge de 13 ou 14 ans. Certaines arrivent chez nous avec des papiers certifiant qu'elles ont entre 21 et 24 ans, alors qu'elles n'ont souvent pas plus de 17 ans. Le schéma est ensuite le même pour toutes. Elles sont envoyées à Moscou d'où elles sont acheminées vers Israël par les chemins les plus divers. En arrivant ici, elles doivent travailler dans des bordels, en tant que stripteaseuses ou encore comme call-girls. Il faut bien comprendre que nous sommes face à une organisation internationale de crime organisé, très bien structurée et disposant de ramifications internationales de tout premier plan. Les filles sont donc réunies à Moscou puis amenées en Israël, souvent dans des conditions très difficiles et là, elles sont informées qu'elles doivent rembourser leur billet d'avion d'une valeur de US$.1'000,-. Étant totalement démunies, on leur met alors le marché en mains: elles doivent travailler pour rembourser donc, les premiers mois, elles ne touchent rien sur les clients. Une fois la «dette» payée, elles reçoivent en moyenne de 20 à 50 Shekalim par passe.
Concernant leur arrivée au centre, celle-ci est totalement indépendante de la question de la prostitution à proprement parler. En effet, depuis la nouvelle législation de 2001, il existe une police des étrangers en Israël chargée de découvrir, d'arrêter et d'expulser les travailleurs illégaux. Elle opère régulièrement des razzias dans les bordels afin d'arrêter les prostituées exerçant illégalement leur activité dans le pays. La police leur met ensuite le marché en mains: soit elles témoignent contre leur proxénète et quittent la prison pour s'installer dans le refuge, avec tous les avantages que cela comporte, soit elles sont expulsées. Curieusement, la prostitution n'est pas interdite en Israël; quant aux bordels, ils sont illégaux mais tolérés. Pour résumer la situation, je dirai qu'en plus d'être des victimes de la traite des blanches, ces filles travaillent au noir.

Ce trafic existe depuis très longtemps. Or votre centre n'a ouvert ses portes qu'en février 2004, soit près d'un an et demi après la décision gouvernementale de décembre 2002. Deux questions se posent: pourquoi le gouvernement a-t-il pris une décision si tardive et pourquoi a-t-il fallu un délai si long pour que ce centre fonctionne ?

En ce qui concerne la première partie de votre question, la réponse est très simple. Chaque année, les États-Unis établissent un rapport pays par pays qui évalue la manière dont les femmes victimes de la traite des blanches sont aidées. Israël était en très mauvaise position, puisque rien n'était fait pour elles. Les Américains ont donc fait pression pour que les choses changent. Quant à la seconde partie de votre question, il faut savoir que nous sommes une émanation de trois corps: le Ministère des Affaires sociales, responsable de la supervision générale du centre, le Ministère de la Sécurité intérieure, responsable de la garde du bâtiment, de la protection des femmes et de leur accompagnement dans les tribunaux, et finalement une organisation à but non lucratif, Maagan - Miklat lekorbanot skhar be-nachim - «Refuge pour victimes du trafic des femmes», chargée de la gestion effective et quotidienne du refuge. Coordonner ces différentes administrations n'a pas été simple, mais le centre a finalement vu le jour et il fonctionne bien.

Lorsque vous nous dites qu'elles sont transportées dans des conditions difficiles, à quoi pensez-vous exactement ?

Au début, elles venaient simplement en tant que touristes en Israël et étaient prises en charge dès leur arrivée par un membre du crime organisé. Depuis que le gouvernement leur a fermé ce type d'accès, les choses se sont compliquées. Maintenant, elles atterrissent dans un petit aéroport du Sinaï ou à Charm El Cheik, d'où elles doivent marcher jusqu'à la frontière israélo-égyptienne. Il n'est pas rare que sur le chemin, elles se fassent violer par des Bédouins à titre de droit de passage. Il faut bien comprendre qu'elles débarquent en Égypte sans passeport, sans argent et sans liberté. Imaginez la scène de ces jeunes femmes arrivant d'un pays d'Europe de l'Est et marchant des heures dans le désert avec leurs escarpins à talons hauts ! Si la situation n'était pas aussi dramatique, elle serait comique. Arrivées à la frontière, elles passent par les fameux tunnels où se déroulent les trafics de drogues et d'armes, ou plus simplement par des endroits mal gardés. De plus, comme les trafiquants sont toujours à la recherche de nouveaux moyens pour infiltrer les filles, ils ont fait une nouvelle trouvaille. Ils achètent l'identité d'une famille vivant dans l'un des pays de l'Est qui est sur le point de partir en Alyah et apprennent à connaître toute l'histoire de cette famille dans les moindres détails, qu'ils enseignent à la fille qui connaît ainsi tout sur le «pedigree juif» de sa famille. Non seulement les filles arrivent ici en toute légalité, mais elles obtiennent en plus la nationalité israélienne et peuvent donc travailler légalement. Ce sont les proxénètes qui encaissent le «sal klita» - l'allocation d'aide à l'intégration ! Les choses vont très loin car certaines arrivent déguisées en bonnes mères de famille avec des enfants, un chien et un mari qui, en fait, est son gardien. Elles sont très difficiles à localiser et à saisir car souvent, elles sont en Israël depuis trois ou cinq ans et parlent couramment hébreu. Lorsque la police les découvre, leur nationalité est annulée et elles sont expulsées. D'autres filles sont infiltrées en Israël depuis des yachts de luxe qui font «la tournée de la Méditerranée» et qui les débarquent clandestinement dans une marina du pays. Récemment, la police a arrêté des filles venues de Belarus avec un visa pour se faire soigner leur psoriasis inexistant dans les hôtels de la mer Morte...

Quelles sont les jeunes femmes qui peuvent être accueillies dans votre refuge ?

Comme je vous l'ai dit, le gouvernement a décidé de n'ouvrir les portes du refuge qu'aux filles qui acceptent de témoigner contre leurs proxénètes. Les États-Unis réitèrent régulièrement leurs demandes afin que nous acceptions chaque fille qui réussit à s'enfuir mais pour l'instant, nous n'avons pas donné suite à cette demande. Aujourd'hui, nous abritons 45 jeunes femmes et disposons de 50 places.

Comment fonctionne le refuge ?

Il s'agit d'un centre ouvert et non pas d'une prison ou d'une institution de redressement. Notre but est avant tout d'aider ces jeunes femmes traumatisées à retrouver leur équilibre intérieur; la plupart devaient recevoir entre 30 et 50 «clients» par jour et être disponibles de 10h du matin à 6h le lendemain matin. Pour oublier, certaines se sont droguées, d'autres sont devenues alcooliques, nous devons donc les soigner. Nous leur offrons un environnement serein et sécurisé. Elles vivent dans des chambres à deux, où aucun d'entre nous n'a accès sans y avoir été invité. Nous leur procurons une prolongation de leur visa, de la nourriture, des habits et autres nécessités de base; droit d'appeler leurs familles pour dire qu'elles sont en sécurité; accès aux services médicaux et sociaux (toutes ou presque ont des maladies vénériennes et jusqu'à présent, nous avons eu deux cas de Sida); assistance juridique; argent de poche, activités culturelles et finalement, après autorisation, le droit de quitter le refuge pour un temps déterminé.
Nous avons instauré un règlement assez strict, qui doit être suivi. Il inclut les obligations suivantes: respect des règles et des horaires du refuge, hygiène et entretien des chambres, tournus pour l'entretien des salles communes et à la cuisine; interdiction de posséder ou d'utiliser des drogues; interdiction d'introduire de l'alcool dans le refuge; interdiction d'avoir des relations sexuelles dans le refuge; interdiction de s'adonner à la prostitution pendant qu'elles habitent dans le refuge; interdiction d'y inviter des étrangers; la violence est interdite; la fumée est autorisée dans des zones désignées; interdiction formelle de révéler à quiconque l'endroit où se trouve le refuge; finalement, obligation de se rendre au tribunal dès qu'elles sont convoquées.

Combien de personnes travaillent actuellement dans le refuge ?

Le personnel comprend un directeur, un adjoint, deux aides sociales, neuf conseillers et une «mère du foyer». C'est elle qui accueille les filles lorsqu'elles arrivent, les entoure avec gentillesse, les rassure, les aide à organiser leurs chambres et leur apprend au fur et à mesure à s'acclimater à la vie du refuge. Tout notre personnel parle russe couramment et suit des cours de formation pour savoir comment gérer des personnes ayant été aussi maltraitées, souvent torturées et victimes de violences sexuelles de tous genres. De plus, nous travaillons avec des volontaires qui organisent diverses activités, cours d'anglais, d'informatique, de sport, etc. Quant à l'aide médicale, elle est prise en charge par le Ministère de la Santé et dispensée dans la plupart des cas à l'hôpital Ichilov, situé à proximité. Ces jeunes femmes disposent des mêmes soins médicaux que les citoyens israéliens bénéficiant de l'assurance maladie nationale, y compris ceux d'ordre psychiatrique si nécessaire.

Font-elles preuve de troubles psychologiques graves ?

Toutes ont subi un traumatisme dans leur enfance (viol, inceste, coups, etc.), mais bien entendu l'expérience terrible dont elles sortent à peine les déstabilise et nous estimons qu'il est également de notre devoir de les aider à surmonter ce type de difficultés.

Les filles qui habitent dans le refuge ne sont ni juives ni Israéliennes. Pourquoi estimez-vous nécessaire qu'elles bénéficient d'une telle aide aux frais du contribuable israélien ?


En fait, il ne s'agit que d'un juste retour des choses car, grâce à leurs témoignages, elles nous permettent de débarrasser notre société d'éléments nocifs pour de nombreuses années.

Que deviennent-elles lorsqu'elles quittent le refuge ?

Pendant qu'elles sont ici, elles ont un permis de travail et nous leur trouvons une activité quelques heures par jour. En général, nous les plaçons dans des fabriques de conditionnement ou dans des cuisines de restaurants, à la plonge, etc. Elles n'obtiennent pas de travail dans des domiciles privés ou en tant que serveuses. Bien entendu, les patrons sont au courant de leur situation et travaillent en coopération directe avec l'un de nos coordinateurs. Ce dernier est immédiatement averti si une fille ne se présente pas à son travail ou en cas de problème.

Vous avez affaire à des personnes qui ont été durement éprouvées, souvent dans leur prime jeunesse. Il ne doit pas être facile de maintenir une certaine discipline. Comment vous y prenez-vous ?

Il est vrai qu'il arrive que certaines filles sortent du refuge pour continuer à se prostituer pour leur propre compte. En général, nous le savons assez vite et intervenons. D'autres disparaissent pendant un mois, mais nous faisons beaucoup de difficultés pour les reprendre, parce qu'elles doivent comprendre qu'elles ne vivent pas dans une gare doublée d'une auberge. Dans l'ensemble, elles savent qu'elles ne peuvent pas faire ce qu'elles veulent. D'un autre côté, elles ont un peu le beau rôle, car toutes les accusations et condamnations de leurs proxénètes dépendent uniquement de leurs témoignages. Certains procès durent plus longtemps que d'autres, par conséquent certaines de nos protégées restent chez nous entre six mois et plus d'une année. Après la fin du procès, elles peuvent obtenir un visa de travail pour une année. Cela dit, il faut bien comprendre qu'un grand nombre de ces filles proviennent de régions où la vie est misérable, où l'eau courante et l'électricité constituent encore un luxe. Il est donc compréhensible qu'après avoir vécu en Israël, société de consommation occidentalisée, un grand nombre d'entre elles ne veulent pas renter dans leur pays.

Gardez-vous des contacts avec celles qui repartent chez elles ?

Tout d'abord, nous nous assurons par le biais des NGO, avec lesquelles nous travaillons en étroite collaboration, qu'en arrivant chez elles personne ne tentera d'en abuser. Ceci commence déjà à l'aéroport, où il n'est pas rare que des douaniers ou des policiers tentent de leur faire payer, en argent ou en nature, différentes sortes d'amendes inventées pour l'occasion. Nous restons en contact avec celles qui veulent bien nous donner de leurs nouvelles, et perdons la trace des autres. Récemment, j'ai reçu une carte postale de l'une de nos anciennes pensionnaires qui se prostitue aujourd'hui en Turquie.