L'Europe islamisée ? | |
Par le professeur Moshé Sharon * | |
En 1683, les armées de l'islam assiègent Vienne pour la deuxième fois. Le premier siège s'était produit un siècle et demi auparavant. Le vaste Empire islamique ottoman, sous le long règne de Soliman le Magnifique (1520-1566), était alors à son apogée. Il avait étendu ses frontières jusqu'au Danube, bien à l'ouest de Budapest, convoitant toujours la ville de Vienne qui faisait rempart entre ses armées et l'Europe occidentale. Soliman se considérait comme le souverain du monde et traitait les grands monarques d'Europe comme ses sujets. La conquête réelle du reste de l'Europe n'était pour lui qu'une question de temps. Heureusement pour le monde de la chrétienté, lorsque les musulmans tentent d'assiéger Vienne pour la seconde fois, environ 117 ans après la mort de Soliman, l'Empire ottoman se trouve déjà sur le déclin. Son expansion vers l'Ouest a été freinée et les bastions chrétiens sont désormais capables de menacer l'Empire islamique plutôt que de se laisser menacer par lui. Toutefois, pour les Ottomans, les pays chrétiens d'Europe demeurent Dar al-Harb, «territoire de la guerre», terme classique utilisé par les musulmans pour désigner tous les territoires ne se trouvant pas encore sous domination islamique. Revêtu d'une signification à la fois juridique et politique, ce terme est également chargé de croyance religieuse et de ferveur émotionnelle. Sur le plan juridique, il définit les relations entre les terres d'islam et les terres des infidèles, en arabe Kuffar (au singulier kafir): tous les non-musulmans, principalement les Juifs et les chrétiens, tombent dans cette catégorie. Par conséquent, aux yeux de l'islam, ils se trouvent en état de guerre avec les musulmans, en théorie et en pratique. Il n'est pas nécessaire de déclarer cette guerre puisque, pour l'islam, c'est le seul rapport possible entre les deux mondes. Il s'agit de surcroît d'une partie du plan divin; en effet, après avoir été envoyé par Allah «avec l'instruction et la religion véritable», Mahomet n'avait d'autre voie que «de l'élever au-dessus de toute autre religion» (Coran, sourate 9 verset 33). En d'autres mots, Allah a imposé à la Communauté des croyants de conquérir le monde entier et de le soumettre à la loi islamique. Le feu du djihad, la guerre sainte, doit brûler dans le c½ur de tout musulman. Tâche collective et individuelle, elle incombe à tout dirigeant musulman, en particulier à celui qui se trouve à la tête de l'empire musulman; il se doit de poursuivre cet objectif sans jamais renoncer. Juridiquement, on comprend donc que l'Europe soit désignée comme «territoire de la guerre». Tout chrétien issu de ce territoire - Dar al-Harb - possédait le statut de harbi, à ne pas confondre avec le statut de dhimmi, imposé aux chrétiens et aux Juifs autorisés à vivre sous domination islamique comme sujets de troisième classe. Le harbi était simplement un ennemi de l'islam, même quand nul acte de guerre ne marquait leurs relations. Cette approche juridique reflétait l'obligation religieuse de maintenir en permanence l'état de djihad, de la guerre sainte. Puisque nul ne peut abolir ce devoir inscrit dans les paroles divines du Coran, il demeure une option patente. Pareillement, le territoire de la guerre ne peut changer de statut jusqu'à ce qu'il soit conquis par les musulmans, devenant ainsi partie du territoire de l'islam ou dar el islam. Le côté émotionnel de cette obligation religieuse détermine largement les relations entre musulmans et kafirs. Le Coran et la tradition islamique enseignent aux musulmans que leur Communauté des croyants est «la meilleure nation jamais créée pour les hommes» (Coran, sourate 3 verset 110), que la vérité de leur religion constitue la seule vérité parfaite et qu'eux-mêmes, en tant que croyants, se trouvent toujours du bon côté tandis que les infidèles se trouvent toujours du mauvais côté. Plus que toute autre partie du monde, l'Europe a toujours incarné le territoire de la guerre. Ennemie principale de l'islam depuis ses débuts dans l'histoire, elle a été le terrain de prédilection du djihad. Mais l'Europe s'est révélée un adversaire coriace, qui a su combattre et résister aux assauts de l'islam. Au Moyen Âge, les croisades ont conduit les Européens au c½ur des pays islamiques, fait sans précédent. Si l'islam a su se remettre de cette victoire des infidèles, les musulmans se sont néanmoins trouvés pour la première fois en position défensive et assaillis de doutes quant au soutien indéfectible d'Allah. Mais l'islam ne s'est pas remis de la perte de l'Espagne («le joyau de la couronne islamique»). Une fois conquise, l'Espagne était désormais territoire de l'islam. Sa reconquête par les infidèles a été vécue comme un grave revers de l'histoire, car elle réfutait la règle selon laquelle une terre devenue islamique devait le rester à tout jamais. Jusqu'à ce jour, l'Espagne, que les Arabes s'obstinent à appeler Andalus, est considérée comme un territoire islamique perdu dont la reconquête ne constitue pas un rêve, mais un objectif politique et un devoir religieux. Après la destruction du dernier symbole de la chrétienté romaine en Orient par la conquête de Constantinople en 1453, l'offensive des Ottomans contre l'Europe au XVIe siècle s'inscrivait comme le prolongement naturel de l'idée du djihad. Toutefois, l'Empire ottoman échoua, dut opérer une retraite, subit une dégradation progressive et fut finalement démantelé lors de la Grande Guerre de 1918. Par ailleurs, la civilisation chrétienne et le style de vie moderne de l'Europe triomphent également. Le régime nationaliste instauré en Turquie au XXe siècle modifie radicalement la nature de l'État et de la société, en important d'Europe tout ce que la civilisation occidentale a à offrir, de l'écriture à la technologie et du système gouvernemental à la mode vestimentaire, avec le but déclaré de construire une Turquie laïque moderne et d'écarter l'islam de la vie de l'État et de la société. L'établissement de l'État d'Israël constitue un développement politique supplémentaire vécu par l'islam comme un important revers, plus grave encore que la perte de l'Espagne au XVe siècle. En effet, la fondation de l'État d'Israël en terre d'islam est considérée comme un double échec: non seulement en raison de la perte d'un territoire mais surtout en raison de cette situation inacceptable où des Juifs, des dhimmis, gouvernent des musulmans. Une telle situation représente un affront à la loi divine elle-même, elle ne peut être tolérée et doit absolument être modifiée. En plus, l'Europe n'est plus l'unique terre des infidèles et les croyants d'Allah ont dû subir l'avènement d'une puissance nouvelle: l'Amérique. Non seulement elle appartient également à cette catégorie, mais elle se trouve être un adversaire plus résistant encore que l'Europe, sur le plan militaire comme sur le plan idéologique. Toutefois, dans l'Europe d'après-guerre (la Deuxième Guerre mondiale), les militants musulmans modernes détectent rapidement des signes de vieillissement et de faiblesse; parallèlement, il leur apparaît que le puissant Nouveau Monde montre parfois une vulnérabilité surprenante. Dans ce contexte, l'islam émerge comme une grande puissance attendant l'occasion de manifester sa force. Cette vision a été résumée lors du sommet islamique, le 16 octobre 2003, par le premier ministre de Malaisie, le Dr Muhammad Mahatir: le monde des musulmans, fort d'un milliard trois cents millions d'individus, possède à la fois de riches ressources naturelles et un vaste réservoir humain et il est donc inconcevable qu'il ne puisse réaliser ses objectifs ou qu'il se laisse battre par quelques millions de Juifs. Toutefois, ce n'est pas tout que de disposer de ressources pouvant être transformées en armes; s'en servir dans la pratique est une autre affaire, moins aisée que Mahatir et ses semblables ne le pensent. Il faut à nouveau souligner que l'islam est une religion guerrière et une civilisation combattante. Les musulmans ont marqué l'histoire avant tout par leurs conquêtes militaires. Ils sont capables d'en faire autant à notre époque, en modifiant quelque peu la stratégie et la tactique, mais en maintenant le même cap. Les mouvements de renouveau musulmans - les Gardiens de la Révolution iraniens, les Frères musulmans, al-Qaida, le Hamas et le Djihad islamique, pour n'en mentionner que quelques-uns - ont cherché et trouvé les maillons faibles dans la défense de l'Occident. D'une part, ils ont prouvé que la terreur, semblable à celle pratiquée par les assassins musulmans au Moyen Âge, peut être bien plus dévastatrice que la somme des dommages physiques et des pertes humaines qu'elle cause sur le terrain. Ainsi, un seul acte de terreur a conduit à un changement de gouvernement en Espagne. D'autre part, à l'instar des Soviétiques, ils ont vite découvert les incroyables ressources offertes par le système démocratique européen, ses idéologies libérales, ses intellectuels de gauche, ses médias et même ses gouvernements. Pour qui sait les manipuler, c'est un jeu d'enfant d'en faire des outils pour atteindre ses objectifs. Le djihad pour la conquête de l'Europe a commencé il y a déjà quelques décennies et les Européens y participent, non en tant qu'ennemis des musulmans, mais comme collaborateurs à part entière du camp islamique. L'établissement de l'Union européenne a aboli les frontières entre les divers États, gommant les contours des entités nationales, affaiblissant les sentiments patriotiques, les anciennes valeurs, le sens de la dignité nationale et le besoin d'une défense nationale. Dans le même temps se créait ainsi une infrastructure extraordinairement favorable à l'infiltration de l'Europe par l'islam avec l'intégration de millions de musulmans qui gardent leur identité, préservent leurs valeurs et considèrent l'Europe entière comme leur propre territoire. Ben Laden, Qaradawi, les ayatollahs d'Iran et bien d'autres prêcheurs de l'islam leur enseignent qu'ils débarquent en Europe comme maîtres et non comme immigrants. Se servant des lois démocratiques et exploitant les intellectuels de gauche, ces «idiots utiles» (selon l'expression immortelle de Lénine), ces musulmans se comportent en effet comme des maîtres et non comme hôtes dans les pays qui les accueillent. Des milliers de mosquées ont été construites dans chaque pays, depuis la Finlande jusqu'en France. Le mode de vie islamique est même imposé aux institutions économiques et la version islamique de l'histoire et de la pensée s'insinue dans toutes les facettes de la vie politique et intellectuelle, affectant le système éducatif à tous les niveaux. Dès 1983, l'Europe officielle se réunissait lors du Symposium de Hambourg pour humblement reconnaître la contribution de l'islam à la civilisation européenne et pour encourager l'étude de la langue arabe et de la civilisation islamique, non pas d'après la «méthode orientaliste» (objective et scientifique), mais en accord avec les méthodes traditionnelles islamiques; ces dernières incitent l'étudiant à se démarquer du patrimoine judéo-chrétien tout en minimisant sa contribution à la civilisation occidentale. Cette tentative dérisoire d'éloigner l'Europe moderne de ses véritables sources morales, culturelles et historiques, où le judaïsme occupe une place centrale, relève aussi d'une man½uvre politique. Man½uvre constituant d'ailleurs un des succès de l'islam, sous-produit naturel de l'infiltration de sa propre version de l'histoire moderne dans la société et les institutions européennes. La propagande musulmane a réussi à présenter la fondation de l'État d'Israël comme un péché commis par les Européens vis-à-vis du monde de l'islam; né de la mauvaise conscience de l'Europe de l'après-guerre, l'État juif lui a permis d'expier à bon marché les crimes des nazis et de leurs collaborateurs, aux dépens des malheureux arabes. Cette idée a fini par bien s'incruster non seulement dans les esprits des «idiots utiles» de la gauche européenne, mais même dans les milieux des affaires et dans les sphères politiques. Aujourd'hui plus que jamais, ces divers cercles et bien entendu les médias se font l'écho de cette opinion et affirment, en langage politiquement correct, que l'établissement d'Israël a été une «erreur morale et politique». En d'autres termes, l'Europe serait ravie d'assister à un vaste pogrom arabe, auquel elle apporterait sa silencieuse contribution, et qui la débarrasserait de ce péché et de sa culpabilité. La politique européenne au Moyen-Orient, en particulier l'hostilité officielle à l'égard d'Israël et le caractère unilatéral de sa position pro-arabe, provient en grande partie de ces sentiments, qui la forgent et l'orientent dans ce sens. Dans ce tableau, il nous faut encore mentionner l'antisémitisme invétéré de l'Europe, qu'elle a réussi à refouler pour un temps mais dont elle ne s'est jamais vraiment départie. Au lieu de se montrer vigilante et d'accorder toute son attention à la conquête progressive du continent par l'islam et à la perte graduelle de son caractère occidental, l'Europe se rabat à nouveau sur l'antique bouc émissaire, solution éternelle à tous ses problèmes: les Juifs et, de nos jours, fort commodément, leur État également. L'éventualité d'une Europe islamique d'ici une cinquantaine d'années ne peut être exclue et elle y aura elle-même contribué. *Le professeur Moshé Sharon, autorité mondiale de la langue et de la civilisation arabes et professeur d'Histoire islamique à l'Université hébraïque de Jérusalem. |