Travail forcé en uniforme

Par le professeur Szita Szabolcs *
A partir de 1938 fut votée en Hongrie une série de lois discriminatoires qui peu à peu s’attaquèrent à la population juive quant à ses droits, à la possibilité d’exercer certaines professions et à celle d’être propriétaires. Même si ces mesures et ces dispositions se firent avec le temps de plus en plus rigoureuses, la vie elle-même, l’existence des Juifs hongrois, au nombre d’environ 825’000, ne fut pas sérieusement menacée avant l’occupation du pays par les troupes allemandes le 19 mars 1944. Au contraire des pays voisins, les familles juives hongroises ne furent pas parquées dans des ghettos ou des camps de travail. Les Juifs ne furent pas contraints de porter des insignes discriminatoires, on ne les déportait pas.
Mais une des dispositions, le service de travail obligatoire, sans armes, dans l’armée, entrée en vigueur en 1939, finit, petit à petit, par constituer un problème grave. Année après année, il revêtit un caractère de plus en plus dur, de plus en plus humiliant. Conformément à la seconde loi sur les Juifs (article IV de la loi de 1939), les citoyens hongrois considérés comme Juifs perdirent le droit de servir dans l’armée comme officiers, sous-officiers et gradés. D’autres mesures discriminatoires suivirent. Après que la Hongrie eut déclaré la guerre à l’Union soviétique en juin 1941, il fut décidé de déchoir de leurs grades tous les officiers de réserve tenus pour Juifs et de mobiliser uniquement dans les compagnies de travailleurs, comme simples manœuvres, les Juifs aptes au service.
Au début de 1942, dix compagnies de travailleurs furent engagées en Ukraine dans les troupes d’occupation hongroises. Ces unités, comptant en moyenne 225 hommes, se distinguaient par leur numérotation. Les nombres à partir de 100 signifiaient compagnies juives, celles commençant à 400 désignaient les prétendues unités spéciales composées d’hommes considérés comme politiquement peu sûrs. Les membres de diverses minorités ethniques, comme les Roumains, les Ruthènes et les Serbes, devaient également servir comme travailleurs dans l’armée.
Des milliers de Juifs mobilisés pour ce service militaire sans armes furent envoyés au front. En même temps qu’eux, on expédia dans la zone des combats des centaines de ressortissants des minorités nationales, c’est-à-dire les personnes originaires des régions de minorités considérées comme suspectes pour raisons politiques. 25’000 hommes non pourvus d’armes furent engagés avec les troupes combattantes de la 2ème armée hongroise, composée de 200’000 soldats, cependant que 17’000 autres travailleurs forcés étaient au service des troupes d’occupation dans des unités techniques, de transport et de santé. Un service particulièrement dur était celui dans les cols des Carpates.
Dans les compagnies de travailleurs mobilisés mais restés au pays, servaient, en avril 1941, 9’629 Juifs. En mai ils étaient 18’834, en juin 17’257. Durant les mois suivants, ce chiffre diminua continûment. En avril 1942, l’armée ne comptait plus que 8’161 travailleurs juifs, mais peu de temps après leur nombre augmenta brusquement: en mai, il y avait dans l’armée 13’808 travailleurs forcés juifs, en juin ils étaient 24'375.
En septembre 1942, il existait 152 compagnies de travailleurs sur le théâtre des opérations, dont 130 unités purement juives, on comptait 15 compagnies spéciales de «politiques» alors que 6 étaient chargées d’entretenir les routes. Dans l’arrière-pays, 33’000 personnes, en 152 compagnies de travailleurs, servaient sans armes dans l’armée. Parmi elles 61 passaient pour juives et 73 pour compagnies de «nationalités», de sorte qu’on estime à 80’000 le nombre des travailleurs militaires forcés (y compris 10’000 personnes faisant partie du contingent en temps de paix).
Sur la ligne de front, les hommes dépourvus d’armes furent traités durement dès le début et progressivement, les travailleurs forcés juifs furent réduits à une situation désespérée, laissés sans défense. Recevant de lamentables rations alimentaires minimes, les pauvres hères devaient s’occuper de tâches techniques, de travaux qui leur étaient absolument étrangers et qui étaient méprisés par l’ensemble de l’armée hongroise (les combattants eurent à en payer le prix lors des assauts ultérieurs de l’Armée rouge: les défenses et les abris, mal construits et de mauvaise qualité, conduisirent à de lourdes pertes hongroises). On fit creuser des tranchées, ramasser des cadavres à des Juifs peu à peu à bout de forces. Ils bâtirent des routes, des barrages routiers, des fortins, des bunkers. Il leur fallait, sous un feu nourri, édifier des obstacles anti-chars, déminer ou poser des mines.
Karoly Barta, ministre de la Défense, ordonna que les travailleurs juifs auprès d’unités combattantes portent un nouvel «uniforme». Il devait se composer de vêtements civils, d’un brassard jaune à la manche gauche et d’un calot de soldat sans insigne. Cette disposition absurde fut immédiatement appliquée.
La plupart des compagnies engagées au front subirent de lourdes pertes. En 1942/43, les pertes en vies humaines furent dues en particulier au manque de formation militaire et au manque d’expérience d’hommes contraints à des activités difficiles et dangereuses, à l’engagement absurde de personnes désarmées en première ligne et, bien sûr, au feu ennemi. De plus, des morts furent fréquemment causées par des cruautés commises en nombre croissant. Beaucoup de commandants de compagnie et de gardiens traitaient les Juifs qu’ils méprisaient profondément comme les derniers des hommes, rivalisant en actes d’humiliation quotidiens, en tortures physiques et psychiques, pour finalement les massacrer.
Suscité par les lois anti-juives, la propagande d’extrême droite largement répandue ainsi que par l’influence allemande, l’antisémitisme politique gagnait l’armée hongroise. Il ressort indubitablement des protocoles des tribunaux populaires siégeant après la guerre, ainsi que des souvenirs des survivants, que les actes de cruauté des commandants – en général officiers de réserve ou sous-officiers – ou des gardiens étaient plus ou moins inspirés par la haine raciale. Parmi les 214 membres Juifs de la compagnie n° 101/28, il n’y eut pas plus de 24 survivants. Parmi les victimes on compte le remarquable journaliste et deux fois champion olympique épéiste Attila Petschauer. La compagnie 109/42 subit des pertes encore plus lourdes: sur ses 220 Juifs, militaires désarmés, ils ne furent que 5 à rentrer d’Ukraine.
Henrik Imre Seik, commandant de la compagnie de travailleurs n° 101/310 ramena 22 de ses subordonnés en Hongrie. Le chef de compagnie Rudolf Stinka rapatria sa compagnie «dans sa serviette»: aucun de ses hommes ne survécut. Des 205 travailleurs forcés sous les ordres du lieutenant István Fiam, qui de ses propres mains maltraita voire tua des Juifs à lui confiés, pas plus de 15 revinrent dans leur pays. Zoltán Farkasdi, chef de la compagnie 101/339, incita ses gardiens à commettre des actes de cruauté, fit mourir de faim ou sous les coups les Juifs de son unité.
A l’automne 1942 le ministre de la Défense Bartha perdit son poste. Son successeur, Vilmos Nagy, avait personnellement assisté sur le front de l’Est aux chicanes gratuites et cruelles auxquelles les travailleurs forcés juifs étaient soumis dans bien des endroits par leurs gardiens chrétiens. Le traitement bestial infligé aux intellectuels juifs attira également son attention. En tant que ministre, il insista sur le respect de la loi, sur la prise en considération d’aspects humanitaires. Sous son ministère, le sort des travailleurs forcés juifs connut une certaine amélioration.
Le Ministère hongrois de la Défense établit des statistiques propres à cette partie de l’armée. D’après les indications officielles, de l’entrée en guerre de la Hongrie jusqu’au 31 décembre 1942, 1’628 «travailleurs» tombèrent, 160 furent portés disparus, il y eut 319 blessés et 42 hommes furent faits prisonniers. Le 9 mars 1943, le ministre de la Défense Vilmos Nagy promulgua une ordonnance portant sur une réglementation nouvelle des conditions de vie dans les compagnies de travailleurs juifs. Il y réglait jusqu’au traitement à réserver aux intéressés. Ses ordres eurent – même si c’est de façon transitoire et avec des exceptions locales – des conséquences positives et améliorèrent nettement le sort des travailleurs forcés. Il fut par exemple décidé de démobiliser les travailleurs juifs de plus de 42 ans. Toutefois, en compensation de cette mesure favorable, un nombre nettement plus élevé d’hommes de 24 à 42 ans fut mobilisé.
Le ministre Imre Nagy n’eut pas le temps de faire passer dans la pratique de façon conséquente ses intentions humanitaires. Par suite des exigences des extrémistes hongrois de droite et des nationaux-socialistes allemands, il dut céder sa place le 12 juin 1943 au général d’armée Lajos Csatay.
Le manque criant de main d’œuvre dans l’économie allemande eut une influence décisive sur le sort des Hongrois mobilisés pour le service du travail. Les Allemands exigèrent du premier ministre hongrois Miklós Kállay des travailleurs pour l’organisation Todt. En juillet le gouvernement, après avoir tergiversé, accepta et 15 compagnies hongroises de travailleurs partirent pour des «tâches spéciales» dans la Serbie occupée.
Ils furent utilisés dans différents camps de travail allemands aux environs de la cité minière de Bor. Ils construisirent routes et chemins de fer, furent soumis aux conditions les pires dans la construction de ce qu’on appela le «tunnel de passage». Ils avaient à y fournir un travail extrêmement dur, dans l’eau jusqu’aux genoux, étouffés par la poussière et les gaz des explosions.
Selon les chiffres officiels de l’état-major, les pertes des compagnies de travailleurs juifs en 1943 se montèrent à 23’308 personnes: 2’158 morts, 716 blessés, 18’843 disparus et 1’591 faits prisonniers.
Fin 1943, les usines d’armement hongroises réclamèrent de la main d’œuvre en nombre croissant, de sorte que les compagnies de travailleurs furent désormais surtout engagées sur le territoire national.
Après l’occupation de la Hongrie par les Allemands, le 19 mars 1944, le gouvernement Sztójay livra la population juive, jusque-là en grande partie préservée, aux nationaux-socialistes. Le président du conseil hongrois, Döme Sztójay, promit le 13 avril au plénipotentiaire d’Hitler, Edmund Veesenmayer, de remettre au Reich avant la fin du mois 50’000 Juifs aptes au travail. Le 16 avril commença également le transfert forcé des Juifs dans des ghettos, qui s’étendit à l’ensemble de la population juive jusque dans les provinces.
La puissance occupante, aidée des autorités hongroises, ouvrit un nouveau chapitre de l’anéantissement du judaïsme européen. L’idéologie raciste nazie prit le dessus et de surcroît les Allemands se virent fournir une masse de travailleurs gratuits.
Des centaines de milliers de Juifs, entassés dans des wagons à bestiaux surchargés, furent expédiés à Auschwitz, mais les Juifs qui, sans armes, faisaient leur service de travailleurs dans l’armée, ne furent pas déportés.
Le 1er mai, la puissance occupante accepta de porter le nombre des compagnies de travailleurs de 210 à 575 (c’est ainsi que l’armée hongroise réussit à soustraire 125’000 hommes juifs à la déportation). Simultanément, on décida de regrouper les travailleurs forcés juifs dans des camps sévèrement gardés.
Cet accord, valable un temps, améliora la situation. Il faut supposer que certains dirigeants, responsables civils et militaires, agirent ainsi pour conserver une main d’œuvre indispensable, mais également – probablement plus ou moins au courant du vrai «but» de la déportation – en raison de motifs humanitaires. Les bureaux locaux de recrutement de l’armée ont mobilisé un nombre considérable d’hommes juifs pour le service militaire, c’est-à-dire du travail. Les ordres de mobilisation furent même en certains endroits transmis jusque dans les ghettos et les camps de «rassemblement»  des Juifs, strictement gardés. Quelques officiers hongrois courageux sont allés jusqu’à mobiliser dans les ghettos des jeunes, physiquement aptes, de moins de 18 ans (parmi eux des garçons de 13-15 ans !) ainsi que des hommes de plus de 48 ans et les ont ainsi sauvés de l’enfer d’Auschwitz-Birkenau.
Le 15 octobre un putsch porta au pouvoir les extrémistes de droite. Il déclencha la phase finale pour le service militaire «sans armes» et les membres des compagnies de travailleurs. Les SS en massacrèrent plusieurs centaines dans la province hongroise. L’Obersturmbannführer SS Adolf Eichmann formula ses exigences: tout d’abord il réclama pour l’Allemagne en deux étapes 50’000 travailleurs juifs à chaque fois. Peu après, il exigea l’ensemble des Juifs aptes au travail, que la langue officielle désigna par le terme de «Juifs d’emprunt».
En l’espace de dix jours, 35’000 Juifs de Budapest furent «ramassés» en une série de razzias. Tout d’abord, ils durent creuser des tranchées, édifier des retranchements autour de la capitale. Après le 6 novembre, on les mena en marches forcées vers la frontière Ouest (désormais frontière hungaro-allemande) où ils furent remis à une commission sous les ordres de l’ancien commandant du camp d’Auschwitz, Rudolf Hoess.
70 compagnies de travailleurs furent également mises à la disposition des SS. Par dessus le marché, les Juifs tout juste acceptables pour les Allemands, donc plus ou moins aptes au travail, furent chassés en direction de l’Ouest à pied, sous les coups, dans des conditions inhumaines. Sur la route de Vienne marchaient des civils: femmes, adolescents, hommes âgés. Au Sud de ces colonnes venaient les compagnies de travailleurs engagés en Hongrie et au Nord celles retirées du front Est.
Jusqu’à fin novembre les compagnies de travailleurs de Budapest, au total 17’800 hommes environ, furent entassés dans des wagons et transportés dans le Reich soit pour édifier des positions militaires, soit pour travailler en usines. Avant que l’Armée rouge encerclât Budapest le 24 décembre, de 50’000 à 70’000 Juifs furent ainsi déportés de Hongrie. Fin 1944 on supprima le service militaire «sans armes». Les Juifs remis aux SS furent dès lors considérés comme déportés. Ils furent utilisés pour construire des fortifications sur des centaines de kilomètres de frontières, durent fournir des efforts surhumains et mirent ainsi en pratique la directive nazie «d’anéantissement par le travail»: jusqu’aux derniers jours de mars 1945, un travailleur Juif sur trois finit dans les fosses communes. Les survivants furent mis en route et dirigés dans d’infernales marches de la mort par-dessus les Alpes vers les camps de Mauthausen et de Gunskirchen. Ceux qui survécurent à cette dernière épreuve furent libérés par les troupes américaines les 4 et 5 mai 1945.
On estime que le nombre des victimes juives dans les compagnies de travailleurs de l’armée hongroise au cours de la Deuxième Guerre mondiale se situe entre 65’000 et 70’000.


* Le professeur Szita Szabolcs, historien et maître de recherches au Centre de documentation sur l’Holocauste de Budapest.