Deux solitudes | |
Par Emmanuel Halperin, notre correspondant à Jérusalem | |
Les Israéliens ne sont pas les seuls en ce monde à se sentir trop souvent isolés. L’année écoulée a vu les Américains les rejoindre dans ce registre, ou du moins dans la perception inquiétante d’une solitude. Non pas celle d’une paisible retraite, loin du chaos. Au contraire, celle de l’accusé, coupable aux yeux des autres d’être le fauteur du chaos. L’Amérique de Bush sèmerait la violence dans un univers somme toute pacifique de par sa hantise du terrorisme islamique et de son hégémonisme chaussé de grosses bottes; Israël, par son intransigeance – «l’intransigeance du gouvernement israélien» est une formule constante, depuis des décennies dans les médias et les communiqués gouvernementaux européens – serait la cause du désordre et du malheur dans un Proche-Orient qui, sans cela, se serait contenté de vendre son or noir au plus offrant. Cette conjonction apparente de destins crée sans doute un réel sentiment de solidarité. Et il est vrai que jamais dans l’histoire des deux pays les liens n’ont été aussi étroits, la confiance aussi forte, l’aide aussi efficace. Le soutien de Washington à Jérusalem est perçu par les Juifs américains comme quasiment inconditionnel, aussi fort de la part des Démocrates que des Républicains, ce qui explique en grande partie pourquoi les électeurs juifs restent fidèles à leurs choix traditionnels, et ne désertent pas en masse le camp Démocrate. Le «grand Satan» et le «petit Satan», dénoncés par les intégristes d’Allah, sont donc aujourd’hui montrés du doigt, cloués au pilori de la «légitimité internationale». Mais l’analogie s’arrête là. Et pas seulement parce que l’un est un géant et l’autre un tout petit pays dénué de ressources naturelles. Car si la «communauté internationale» - c’est-à-dire, pour être clair, les États arabes et musulmans, les non-alignés qui les soutiennent par automatisme, et les Européens qui n’ont de cesse de clamer leur non-engagement, dans l’espoir fallacieux de sanctuariser leur vieux continent – demande aux Américains de changer leur fusil d’épaule, elle exige d’Israël qu’il dépose les armes, qu’il cesse son combat. On prie l’un de se réformer, de modifier sa politique; on somme l’autre de se métamorphoser, de renoncer à sa raison d’être. Comment expliquer autrement le refus flagrant de la Cour de La Haye dans son arrêt frappant d’illégalité la barrière de protection édifiée pour sauver des vies, de prendre en compte le mobile, la cause première et unique de l’édification de cette barrière, c’est-à-dire la sauvegarde des Israéliens ? Comment expliquer, en Europe, la forte condamnation (de principe) des violences antisémites, associée aux vifs encouragements (de fait) apportés à la délégitimation du mouvement de libération du peuple juif, le Sionisme ? L’Amérique de Bush ou de Kerry a le prestige, la marge de manœuvre, le temps et la force de mettre une sourdine à son attitude volontariste. Elle peut, demain, battre sa coulpe, reconnaître qu’elle en a trop fait en Irak, se replier sur elle-même, en vertu d’une tradition bien ancrée dans l’histoire de cette nation. Elle peut, sans trop de risque, sans céder sur l’essentiel – la protection de son territoire et de ses intérêts dans le monde – essayer de se faire aimer. Toute autre est la situation de l’État d’Israël. Quatre ans après le déclenchement planifié de la guerre palestinienne – avec plus de mille morts, essentiellement des civils, du côté israélien, soit plus que pendant le conflit de 1967 face aux armées de trois États arabes – les slogans mensongers, les haines affichées, les menaces de boycottage brandies avec colère, continuent de pleuvoir sur une nation dont on condamne le refus de se laisser tuer. Cibler nos assassins ? C’est un crime odieux. Empêcher les terroristes de circuler sur les routes ? Une grave atteinte aux droits de l’homme. S’abriter derrière du béton et des barbelés ? Une réédition du mur de Berlin construit contre la liberté. Refuser le droit au retour de millions d’ennemis ? Une politique raciste, digne de l’Apartheid. Il est le plus souvent pratiquement impossible d’engager un dialogue fondé sur la raison et sur les faits, tant l’intolérance à l’égard des actes d’Israël est devenue systématique. Ce n’est même plus une opinion, c’est désormais une foi. Le peuple palestinien crucifié, telle est la vérité du nouvel Évangile. Entendons-nous. La politique d’Israël, ces quatre dernières années, sous les gouvernements Barak et Sharon, n’entrera certes pas dans les annales comme un modèle d’intelligence et d’humanisme. Elle a été, elle est toujours critiquée à chaque instant, et parfois fort justement, par la gauche ou par la droite ou par le centre ou par ceux qui ne savent plus qui ils sont ni où ils sont. Presque chaque Israélien, «s’il était le gouvernement», est intimement convaincu qu’il saurait mieux gérer la crise. Il y a les tenants du rouleau compresseur, ceux de la branche d’olivier. Ce sont parfois les mêmes. Que les attentats échouent pendant quelques semaines, et les modérés croient l’heure venue de proposer des concessions. Qu’ils réussissent, et les durs sont de nouveau là pour prôner des actes de force. Les uns comme les autres savent au fond d’eux-mêmes qu’il n’y a pas, dans l’état actuel des choses, de solution en vue. Il est facile, trop facile, de répondre aux critiques de l’extérieur: n’agiriez-vous pas comme nous à notre place ? Nombreux sont les cas dans l’histoire contemporaine, celle de l’Amérique, comme celle de l’Europe, où les grandes nations civilisées se sont montrées infiniment plus brutales qu’Israël lorsque leurs simples intérêts – non leur existence – étaient en jeu. Trop facile, non pas parce que nous devons être meilleurs – quoique certains l’attendent de nous – mais parce que de telles comparaisons ne résolvent rien. Face à ce sentiment de solitude, aux reproches hypocrites de ceux de l’extérieur comme aux critiques impatientes de ceux d’ici, le gouvernement israélien se scinde, s’effrite, se délite. S’il y a une majorité d’Israéliens favorable à un repli unilatéral de la bande de Gaza, comme l’indiquent les sondages, on ne trouve pas cette majorité au sein du Likoud et des partis de droite, portés au pouvoir aux dernières élections. A quelle majorité faut-il se vouer ? A celle des sondages ? A celle du parlement où siègent aussi des députés arabes antisionistes ? Ou à celle de l’équipe dirigeante choisie par les électeurs ? Le projet de M. Sharon bat de l’aile. Il a beau dire, on ne voit pas comment il pourra réaliser ce désengagement unilatéral et sans contrepartie à la date annoncée, soit à la fin de l’année prochaine. C’est pourtant tout ce qu’il a trouvé pour tenter de débloquer la situation, pour écarter la menace d’une solution imposée, au lendemain des élections américaines. Car c’est bien de cela qu’il est question et qui doit nous préoccuper. La fin de la solitude américaine peut assez facilement s’acheter, au moins en partie, en devises israéliennes. Qu’on y songe: si l’Amérique de 2005 décidait de reconquérir les cœurs dans le tiers monde et même en Europe, en dictant à Israël une politique contraire à nos intérêts mais, à court terme, utile à ceux de Washington, qui donc l’en empêcherait ? Le redoutable lobby Juif ? Les néo conservateurs américains ? Les fondamentalistes chrétiens des États-Unis ? Vous voulez rire. Les États sont des monstres froids. Et une telle politique serait, dans l’immédiat, payante. En revanche, la solitude d’Israël est redevenue une donnée fondamentale de notre existence. A l’exception du peuple juif en Diaspora – et encore – il n’y a pas d’allié inconditionnel, pas de soutien fraternel, pas de cause commune à long terme. Au seuil de cette nouvelle année, il faut bien sûr raison garder, plier peut-être un peu pour ne pas rompre, mais surtout s’appuyer sur une certitude: la guerre d’Indépendance d’Israël n’est pas terminée, mais notre présence sur ce sol est fondée en droit et en justice et nul désormais ne pourra remettre en question cette formidable vérité. |