Racheter des captifs ?
Par le rabbin Shabtaï A. Rappoport *
Âgé de vingt ans, A. est né dans une famille respectable. Après avoir achevé son service militaire dans une unité d’infanterie de l’armée israélienne, il s’embarque pour une grande randonnée en Amérique du Sud, en compagnie d’une douzaine de jeunes, filles et garçons. Au début, ils voyagent ensemble, découvrant merveilles naturelles, peuples exotiques et coutumes inconnues. Au bout de quelques semaines, le groupe de randonneurs se scinde en deux: A. et quelques-uns de ses compagnons décident d’explorer une région montagneuse dont on sait qu’elle n’est pas très sûre pour les touristes en raison de son instabilité politique.
Comme on l’a appris après, les premiers jours de ce voyage se sont passés sans encombre. Les indigènes rencontrés par A. et ses compagnons sont amicaux. Mais en s’enfonçant plus profondément dans les montagnes, les jeunes tombent sur un groupe de résistance locale et sont faits prisonniers. Cette faction dissidente se trouve être liée à des organisations islamistes aussitôt mises au courant de la capture d’otages israéliens. Des négociations s’engagent, à l’issue desquelles des armes et des munitions sont passées en fraude aux kidnappeurs. Là-dessus, le Hizbollah, l’organisation terroriste chiite du Liban, annonce qu’elle tient le sort des Israéliens captifs entre ses mains. Le porte-parole du Hizbollah déclare que les prisonniers sont des criminels de guerre et qu’ils seront jugés en tant que tels et condamnés à mort, à moins qu’Israël ne libère six cents «combattants de la liberté» arabes, détenus dans ses prisons. A cette condition uniquement, les otages seront rendus à leurs familles.
La menace diffusée par la télévision israélienne bouleverse la population. Les familles des otages entament une campagne publique, exerçant une pression croissante sur le gouvernement pour qu’il accepte sans délai les conditions du Hizbollah. Elles sont prêtes à tout pour préserver la sécurité et le bien-être de leurs proches. D’autre part, de nombreux dirigeants politiques s’opposent catégoriquement à ce qu’Israël cède aux exigences des terroristes. Les familles s’adressent à un groupe d’éminents rabbins, les priant de stipuler que le commandement biblique du rachat des captifs et le devoir de secourir une vie menacée l’emportent sur toute autre considération. «Quand nos enfants seront rentrés sains et saufs à la maison, Israël pourra se livrer à des actions punitives contre le Hizbollah, mais il faut avant tout qu’ils soient délivrés», dit l’une des mères.
Est-il vrai que les prisonniers dont la vie est menacée doivent être délivrés à n’importe quel prix ? Qu’en est-il du risque posé par la libération de tant de terroristes, mesure susceptible de coûter la vie à d’autres personnes innocentes ? Certains invoquent le principe selon lequel «un doute ne peut annuler une certitude» (Pessahim 9a) autrement dit, une menace future hypothétique ne doit pas entraver le devoir de rachat et d’assistance en cas de danger immédiat et certain.
Pour répondre à cette question, examinons d’abord la célèbre Michna: «On ne rachètera pas les captifs à un prix supérieur à leur valeur, [afin de préserver] le bon ordre du monde» (Guittin 45a). La «valeur» équivaut ici au prix du captif obtenu sur le marché des esclaves par celui qui le détient. A première vue, cette règle ne semble pas pertinente dans notre cas, dans la mesure où la libération des otages n’a rien à voir avec le prix qu’ils pourraient atteindre sur un quelconque marché d’esclaves. A l’époque de la Michna – l’époque gréco-romaine – les bandits s’emparaient de civils dans le but de les vendre comme esclaves et par conséquent, le rachat des personnes enlevées constituait une alternative à cette vente; de nos jours, par contre, les otages sont détenus dans l’unique but d’obtenir par la force la libération de terroristes emprisonnés.
La Guemara donne deux explications possibles à la règle établie par la Michna. D’une part, elle est destinée à protéger la communauté d’un fardeau économique qui deviendrait excessif si le prix à payer pour le rachat des captifs n’était pas limité; d’autre part, la Michna craint qu’une surenchère ne stimule l’activité des bandits et ne les encourage à enlever d’autres personnes. En prenant en considération les deux motifs invoqués, on peut se demander si des proches parents sont autorisés à payer une rançon supérieure à la norme fixée ci-dessus, dans la mesure où ce n’est pas la communauté qui en supporte la charge. Une telle rançon serait permise dans le cadre du premier motif, mais elle serait interdite dans le cadre du second. Rabbi Shlomo Lurie, autorité polonaise éminente du XVIe siècle – le Maharshal – stipule que le premier motif, visant à éviter au public un fardeau économique trop lourd, constitue le facteur contraignant (Yam Shel Shlomo, Guittin, chap. V 66). Il en découle qu’un individu peut racheter un membre de sa famille même à un prix prohibitif, sans considérer le risque potentiel pour d’autres personnes susceptibles d’être enlevées par les bandits (second motif).
Cette décision juridique semble étrange. Comment se fait-il que protéger la communauté d’un fardeau économique excessif constitue un motif plus valable qu’éviter à d’autres personnes le risque de perdre leur liberté et leur vie ? Il faut souligner qu’aux yeux de la Guemara, la captivité est un état où l’homme se trouve en danger de mort, cette mort pouvant être provoquée par la maladie, par l’épée et par la faim. Danger de mort, danger mortel, menace pour la vie: tous ces termes se rapportent au concept de pikoua’h nefesh (sauver une vie) qui, selon la Halakha, annule pratiquement tous les autres commandements. Pourquoi dans ce cas le rachat du captif ne justifie-t-il pas d’imposer un fardeau économique à la communauté ?
La réponse semble liée à l’explication d’une décision juridique également étrange à première vue. La Guemara (Baba Metsiya 62a) cite le cas suivant: «Deux individus voyageant (loin de toute civilisation) se retrouvent avec une cruche d’eau. Si tous deux en boivent, tous deux mourront; si un seul boit, il pourra regagner la civilisation… Rabbi Akiva nous enseigne: ‘Que ton frère vive avec toi’ (Lévitique, XXV, 36) – ta vie l’emporte sur la sienne.» Bien entendu, l’enseignement de R. Akiva s’applique dans le cas spécifique où il y va de la vie du propriétaire de la cruche contre celle de son compagnon. Si la cruche contient plus d’eau qu’il n’en a besoin pour boire mais qu’en la partageant avec son compagnon il devra se priver de laver ses vêtements, il est évident que la vie de son compagnon l’emporte sur toute considération de mauvaise hygiène ou d’inconfort.
Toutefois, lorsque la Guemara (Nedarim 80b-81a) applique ce raisonnement à deux communautés plutôt qu’à deux individus, elle le modifie radicalement. Le texte commente le cas d’un puits appartenant à une ville, auquel s’approvisionnent également les habitants d’une ville voisine. Lorsqu’il n’y a pas assez d’eau pour les habitants des deux villes et qu’en partageant, les habitants de la première ville n’auront pas assez d’eau à boire, «leurs vies ont la priorité». Si, en partageant, l’eau ne suffira pas aux besoins de lessive des deux villes, «leur lessive [celle des habitants de la première ville] a la priorité sur celle des étrangers». Ces deux décisions juridiques sont tout à fait conformes avec l’enseignement de R. Akiva sus-cité. Mais là-dessus, Rabbi Yossé stipule que «dans le cas d’un choix entre la vie des étrangers et leur propre lessive… leur lessive l’emporte sur la vie des étrangers… Les escarres causées par le port de vêtements sales provoquent la folie.» Le jugement de R. Yossé a été accepté par les législateurs postérieurs (Rav Akhai Gaon, Che’iltot 147).
La validité de ce jugement est l’objet d’une discussion parmi les commentateurs plus tardifs. Pourquoi la lessive d’une ville a-t-elle priorité sur la vie des habitants d’une autre ville ? Même en admettant que le port de vêtements sales puisse provoquer la folie – qui équivaut à la mort – ce risque semble assez douteux comparé au risque immédiat encouru par ceux qui n’ont pas d’eau à boire. Dans son commentaire aux Che’iltot, Rabbi Naftali Zvi Berlin (le Netsiv de Volozhyn, XIXe siècle) établit la distinction suivante: un individu peut certes accepter de risquer sa vie pour sauver celle de son prochain, mais les dirigeants d’une communauté ne sont pas autorisés à prendre le moindre risque mettant en danger la vie de leurs administrés, fût-il statistiquement très faible, pour sauver la vie d’étrangers. Il explique qu’un tel geste doit être fait bénévolement, or dans chaque communauté on compte des mineurs non habilités à s’engager à des actes bénévoles. Pour mieux faire comprendre cette décision juridique, Rabbi Yekutiel Yehouda Halberstam (le Rabbi de Klozenburg) souligne qu’un risque potentiel, considéré comme négligeable à l’échelle individuelle, peut devenir un danger mortel lorsqu’il s’agit d’une communauté entière (Divré Yatsiv ‘Hochen Michpat 79). C’est pourquoi, dans le cas d’une ville, on considère la pénurie d’eau pour laver les vêtements comme un danger mortel pour les habitants et par conséquent, ce besoin l’emporte sur le besoin de boire des étrangers.
Voilà pourquoi un fardeau économique excessif pour le public équivaut à un danger mortel. Dans la mesure où les fonds publics disponibles servent également des besoins vitaux, une réduction sévère des ces fonds, entraînée par le rachat des captifs à un prix prohibitif, peut compromettre des vies; à l’échelle publique, cette réduction est donc considérée comme une menace mortelle. Lorsqu’une communauté est confrontée à un tel dilemme, la règle veut qu’elle s’en tienne au statu quo, comme dans le cas de l’eau, et qu’elle ne modifie pas l’affectation des fonds. Toutefois, un individu a le droit de racheter un proche parent, même à un prix prohibitif, parce que face au risque certain encouru par son proche, il n’est pas obligé de tenir compte du risque statistiquement faible d’encourager d’autres enlèvements. L’obligation de considérer un faible risque pour la communauté comme l’équivalent d’un danger mortel incombe uniquement aux responsables communautaires.
Il s’ensuit que le Gouvernement israélien ne doit pas libérer des terroristes, même pour sauver la vie de A. et de ses compagnons. Une telle libération est considérée comme un véritable danger mortel; lorsqu’on met en balance d’un côté ce danger-là et de l’autre le danger encouru par les prisonniers, la décision qui s’impose est de maintenir le statu quo et de s’abstenir de tout acte mettant en danger la vie des citoyens.

* Le rabbin Shabtaï A. Rappoport dirige la yéshivah «Shvout Israël» à Efrat (Goush Etzion). Il a publié entre autres travaux les deux derniers volumes de «Responsa» rédigés par le rabbin Moshé Feinstein z.ts.l. Il met actuellement au point une banque de données informatisées qui englobera toutes les questions de Halakha. Adressez vos questions ou commentaires à E-mail: shrap@bezeqint.net.