Le massacre de la fosse ardéatine | |
Par le Dr Efraïm Zuroff | |
Le 23 mars 1944, des résistants italiens faisant partie d’un groupe communiste antinazi, firent exploser une puissante bombe sur la Via Rasella à Rome, au passage d’une unité de police SS, tuant 33 soldats allemands. Le lendemain, le haut commandement allemand à Berlin ordonna, au nom de Hitler, d’exécuter dix Italiens pour chacun des Allemands tués. L’homme chargé de cette mission fut le SS Obersturmbannführer (lieutenant-colonel) Herbert Kappler, chef de la Gestapo à Rome. Secondé par Pietro Caruso, le chef de la police italienne, Kappler rassembla au cours d’une rafle 335 Italiens, soit cinq otages supplémentaires. Ils furent emmenés dans les environs de Rome, dans les grottes Ardéatines, où ils furent abattus, par groupes de cinq, par 73 officiers SS, chacun d’entre eux devant tuer au moins un Italien. Les otages furent enterrés sur place. Parmi les victimes se trouvaient 75 Juifs qui avaient déjà été appréhendés en vue de leur déportation pour Auschwitz. Rappelons que la déportation des Juifs de Rome vers les camps d’extermination avait commencé le 16 octobre 1943 avec l’arrestation massive des Juifs locaux. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Kappler fut arrêté par les forces britanniques et livré aux Italiens en 1947. Un an après, il fut condamné à la prison à vie par un tribunal militaire, non pas pour le massacre des grottes Ardéatines, mais pour le meurtre des cinq otages supplémentaires exécutés en sus du nombre imposé par l’ordre initial. Plusieurs de ses acolytes, dont son adjoint le SS Sturmbannführer Durant Domizlakk, furent acquittés, la motivation de cette décision étant «qu’ils avaient simplement obéi aux ordres de leurs supérieurs». En 1977, Kappler fut hospitalisé à Rome et en profita pour s’évader et gagner l’Allemagne, où il mourut un an plus tard. Alors que quelques-uns des officiers placés sous les ordres de Kappler furent jugés et acquittés en Italie peu après la guerre, la plupart de ceux qui avaient personnellement participé aux meurtres ne furent jamais poursuivis et réussirent à échapper à la justice. Uniquement deux d’entre eux furent finalement arrêtés et condamnés de nombreuses années après les faits, alors que nul ne pensait plus qu’ils seraient un jour tenus de rendre compte de leurs crimes. Nous relatons ici comment un projet d’enquête sur les néonazis allemands a abouti dans les années 1990 à l’arrestation de deux des nazis qui avaient assassiné les civils italiens – juifs et non-juifs – dans les grottes Ardéatines le 24 mars 1944. Au début de l’année 1993, un agent israélien du nom de Yaron Svoray fut envoyé en Allemagne par le Centre Simon Wiesenthal pour enquêter secrètement sur le mouvement néonazi local et ses liens avec des éléments d’extrême droite dans d’autres pays. Sous le couvert de «Ron Furey, correspondant de The Right Way», une pseudo publication d’extrême droite autrichienne, Svoray réussit à s’introduire dans les milieux néonazis et à gagner la confiance de plusieurs leaders du mouvement. C’est ainsi qu’il apprit que Juan Maler, éditeur argentin de littérature antisémite, était en réalité Reinhard Kops, un ex-officier nazi de l’Abwehr (le renseignement militaire) qui avait servi en Bulgarie, en Serbie et en Macédoine. L’unité qu’il commandait avait joué un rôle actif dans la répression contre les partisans locaux dans ces régions. Plus tard, il s’enfuit en Argentine par la «filière des rats», ce réseau monté par des anciens nazis et des prêtres catholiques pour faciliter l’évasion de criminels de guerre vers l’Amérique du Sud. Parmi les autres nazis ayant fui par cette filière vers l’Argentine, on compte Adolf Eichmann et le Dr Josef Mengele. Un an plus tard, Sam Donaldson, reporter américain de la chaîne ABC pour l’émission Prime Time Live, préparant un programme sur les criminels de guerre nazis ayant trouvé asile en Argentine, adressait une demande d’assistance au Centre Simon Wiesenthal; il souhaitait obtenir pour son enquête des informations, des pistes, etc. Le Centre cita le nom de Kops et début 1994, l’équipe de Donaldson se rendit à San Carlos de Bariloche, un site de ski dans les Andes, à quelque 1800 km au sud-ouest de Buenos Aires. Une importante communauté allemande y résidait et Kops en était un de ses membres. Confronté à Donaldson, Kops déclara qu’il y avait à Bariloche des nazis plus importants que lui, par exemple son voisin Erich Priebke qui avait fait son service à la Gestapo de Rome. Le journaliste eut vite fait de dénicher Priebke et d’apprendre qu’il était parmi les officiers SS ayant perpétré le massacre des grottes Ardéatines. En fait, lorsque Donaldson l’interrogea sur ses activités pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’ex-Hauptsturmführer (capitaine) reconnut ouvertement sa présence lors des exécutions, non sans avoir déclaré au préalable qu’il n’avait personnellement tué personne et que par ailleurs, ces exécutions étaient justifiées puisqu’il s’agissait de «terroristes communistes… qui avaient tué des soldats allemands». Comme Kappler lui-même, Priebke avait été capturé par les Britanniques à la fin de la guerre, mais en 1946 il s’était échappé d’un camp de prisonniers; en 1952, il se trouvait déjà à Bariloche en compagnie de sa femme et de ses deux fils. Contrairement à d’autres fugitifs criminels de guerre nazis, Priebke ne modifia jamais son nom et ne fit même aucune tentative pour cacher son passé. Pendant de nombreuses années, il avait possédé une épicerie fine, qui vendait des spécialités viennoises, viandes fumées et fromages, appelée par ses concitoyens la «Nazi Delicatessen». Priebke occupa aussi la fonction de président local de l’association culturelle germano-argentine. Le lieu de résidence de Priebke ayant été découvert, un tribunal militaire italien lança un mandat d’arrêt contre lui et le gouvernement italien entama les démarches officielles pour obtenir son extradition. A Bariloche même, un juge argentin émit un ordre d’assignation à domicile. Tandis que Priebke attendait la décision du gouvernement argentin concernant son extradition – auquel cas il serait jugé en Italie –, des détails supplémentaires sur son rôle dans le massacre des civils italiens furent mis à jour. Il y avait notamment sa propre déclaration, faite en 1946, dans laquelle il reconnaissait avoir participé à la rafle des otages et avoir personnellement abattu deux des victimes. Des témoins interviewés par la radio italienne affirmèrent que Priebke avait torturé certains des otages avant leur exécution. Le 4 mai 1995, l’extradition de Priebke fut entérinée par un juge argentin mais trois mois plus tard, une cour d’appel annula cette décision, arguant que vu le temps écoulé, il y avait désormais prescription. A ce point de l’affaire, l’Allemagne effectua une demande d’extradition pour accusations de meurtre (démarche que Priebke n’avait pas l’intention de contrer) mais en fin de compte, il fut extradé en Italie. Son procès s’ouvrit le 8 mai 1996 à Rome. Les débats donnèrent lieu à plusieurs surprises. La première fut le témoignage du SS Sturmbannführer Karl Hass, qui avait servi à l’ambassade d’Allemagne à Rome en 1944. Après l’arrestation de Priebke, il donna plusieurs interviews dans lesquelles il laissait entendre que l’accusé aurait pu refuser de participer aux exécutions. Il se rendit à Rome pour témoigner au procès mais après avoir subi un interrogatoire préliminaire, Hass tenta de fuir de sa chambre d’hôtel et se cassa la hanche en sautant du deuxième étage. Les procureurs italiens le confièrent à l’hôpital militaire Celio de Rome et Hass modifia sa version: Priebke n’avait pas eu d’autre choix que d’obéir aux ordres, disait-il, mais dans le même temps, il ne laissait aucun doute quant à son rôle actif dans les exécutions. Il reconnaissait de surcroît (contredisant ainsi ses interviews antérieures) qu’il avait lui-même tué deux des otages. Cet aveu signifiait qu’il pouvait également être poursuivi pour le massacre des grottes Ardéatines et les procureurs italiens finirent par le mettre en accusation. La seconde surprise fut la découverte par la radio italienne d’une interview donnée par Kappler lui-même en 1974, où il déclarait également que Priebke aurait pu refuser de participer aux exécutions. En 1996, Priebke fut condamné pour ses crimes mais mis en liberté par le tribunal en raison des statuts de prescription et d’autres circonstances atténuantes. Cette décision ne manqua pas de choquer les proches et les amis des victimes qui, venus entendre le verdict, réagirent avec colère et consternation. Une foule de protestataires, en majorité des jeunes Juifs de Rome, empêchèrent Priebke et les juges de quitter les lieux pendant huit heures. Suite au tollé soulevé par l’affaire, il y eut annulation du verdict et Priebke fut arrêté pour la seconde fois. Un an plus tard, en 1997, Priebke fut jugé à nouveau, mais cette fois en même temps que Hass. Tous deux furent condamnés, le premier à 15 ans de prison, le second à dix ans et huit mois. Hass fut mis en liberté en raison de circonstances atténuantes et la sentence de Priebke fut commuée en cinq ans de prison; néanmoins, ils firent tous deux appel. Les procureurs italiens réagirent en exigeant des peines encore plus sévères et le 28 mars 1998, renversant complètement les verdicts antérieurs, les juges condamnèrent les deux accusés à la prison à vie. Le Dr Efraïm Zuroff, chasseur de nazis, historien, spécialiste de la Shoa et directeur du bureau de Jérusalem du Centre Simon Wiesenthal de Los Angeles. |