La Shoa en Serbie
Par le Dr Efraim Zuroff *
Nulle part en Europe, la relation entre la géographie et la politique n'a eu une signification aussi déterminante pour le sort des communautés juives pendant la Shoa que dans les Balkans. La majorité des pays d'Europe occidentale et septentrionale - à l'exception de la France -, ont conservé leur intégrité territoriale sous l'occupation nazie tout au long de la guerre; dans une certaine mesure, cela est aussi valable pour l'Europe orientale. En revanche, pratiquement chaque nation des Balkans a subi d'importantes modifications de frontières, y compris la cession de territoires à d'autres pays ou l'annexion de nouveaux territoires, mesures qui eurent des conséquences funestes pour les communautés juives locales.
La Yougoslavie en constitue sans doute l'exemple le plus frappant: sa communauté juive fut déchirée pendant la Shoa, se retrouvant dans cinq pays ou zones d'occupation différents et sous cinq administrations différentes. Voici un bref compte rendu du sort des Juifs de Serbie, lesquels constituaient une des composantes majeures du judaïsme yougoslave. Avant la Shoa, près de 80'000 Juifs vivaient en Yougoslavie, avec environ 60% d'ashkénazes et 40% de séfarades.
Le 6 avril 1941, l'Allemagne nazie, avec ses alliés italiens, hongrois et bulgares, attaqua la Yougoslavie et divisa le pays en cinq zones d'occupation. La Serbie et la région du Banat demeurèrent sous occupation militaire allemande; la Croatie, la Bosnie et la Srem furent livrées aux Oustachis, le mouvement croate fasciste établit l'État indépendant de Croatie (NDH), tandis qu'une grande partie de la côte dalmatienne, les îles adriatiques et une partie du Kosovo restèrent sous occupation militaire italienne; la Macédoine fut donnée à la Bulgarie, et Backa annexée par la Hongrie. Dès ce moment, les destinées des diverses communautés juives de l'ex-Yougoslavie se scindèrent, chacune d'elles se trouvant soumise à des conditions géopolitiques différentes. La tragédie des Juifs de Serbie est parmi les plus brutales et les plus expéditives de la Shoa.
Après l'occupation de la Serbie, les Allemands établirent une administration militaire: toute la région fut placée sous la tutelle du Feldmarschall Wilhelm List, commandant des Forces militaires allemandes du Sud-Est. Pour régler les questions civiles, une administration civile fut créée, dirigée par le Gruppenführer Harald Turner. La police fut placée sous la juridiction d'un Einsatzgruppe spécial de la Police de Sécurité et de la SD, principalement constituée d'employés du Bureau central de la sécurité du Reich (RSHA), sous le commandement du Standardführer Wilhelm Fuchs, auparavant adjudant de Heinrich Himmler. Fonctionnant comme police de sécurité pour toute la Serbie, cette unité était dotée de larges pouvoirs juridiques et autres concernant le judaïsme serbe. En fait, une section spéciale pour les affaires juives avait été formée, composante de la Division 4 (Gestapo) et dirigée par le Untersturmführer Stracke.
En plus de l'administration militaire, les Allemands avaient installé un gouvernement Quisling dirigé par le général Milan Nedic, qui écrasera durement la résistance serbe et appliquera avec rigueur les mesures anti-juives. Les sbires du général participaient aux rafles des Juifs à travers toute la Serbie, ils servaient comme gardes dans les camps nazis, remplissant également diverses autres fonctions. Par ailleurs, la police locale de Belgrade, avec son chef Dragomir Jovanovic, et la "police spéciale" en particulier participaient également de façon fort active aux exactions des nazis contre les Juifs.
Trois jours après leur entrée dans Belgrade, les nazis ordonnèrent à tous les Juifs de se présenter à la date du 19 avril au quartier-général des Pompiers de Belgrade pour immatriculation. Près de 8'500 personnes obtempérèrent et chacune d'elles reçut un brassard jaune portant la mention "juif" en serbe et en allemand. (Il y avait à Belgrade avant la Deuxième Guerre mondiale près de 11'500 Juifs inscrits sur le registre de la communauté juive.) Mais cette mesure n'était que le prélude à la publication le 30 mai 1941 des décrets définissant le terme de "juif" et réglementant pratiquement chaque aspect de la vie juive.
Selon les nazis, était considéré comme Juif tout individu ayant trois grands-parents juifs ou toute personne ayant un ou deux grands-parents juifs qui, à la date du 5 avril 1941, était membre d'une communauté juive et/ou marié à un conjoint juif. Entre autres restrictions, les décrets du 30 mai 1941 obligeaient tous les Juifs entre 14 et 60 ans à effectuer des travaux forcés, limitant très strictement le travail de professionnels juifs, interdisant aux Juifs l'accès à la plupart des lieux publics et leur imposant un couvre-feu spécial de 8 h du soir à 6 h du matin.
Avant la publication des décrets du 30 mai, les Juifs étaient déjà forcés d'effectuer des travaux extrêmement difficiles et souvent dangereux de 6 h du matin jusqu'à 5 h de l'après-midi, sans compensation aucune. L'exploitation du travail juif était accompagnée par les nazis de la confiscation d'autant de biens juifs que possible. Des centaines de magasins juifs furent pillés, des appartements saisis de force, sans parler du vol des trésors culturels juifs effectué par le Sonderkommando Rosenberg.
Lorsque éclata une révolte armée serbe le 7 juillet 1941, les nazis en profitèrent pour appliquer la Solution finale en Serbie, sous le couvert d'une opération destinée à stopper la violence anti-allemande. Le processus fut accompagné d'une campagne antisémite, dont le point culminant fut une exposition à Belgrade sur les francs-maçons (c.-à-d. les Juifs), qui fut visitée par près de cent mille personnes.
En pratique, les rafles massives d'hommes juifs en Serbie débutèrent fin août 1941; en l'espace de deux mois plus de 3000 hommes juifs de Belgrade furent envoyés à Topovske-Supa, où ils furent astreints à des travaux forcés sous la supervision de Volksdeutsche locaux. (Ils avaient été précédés par 1000 Juifs du Banat.) En septembre 1941, les Allemands commencèrent à exécuter quelques-uns des internés du camp; en octobre, on passa aux fusillades massives et vers la fin de novembre, il n'y avait plus que 300 hommes juifs vivants. On les envoya préparer le camp à Sajmiste (Zemlin), édifié sur un terrain de foire dans la banlieue de Belgrade, sur le territoire de l'État indépendant de Croatie; ce camp était destiné à ce qu'il restait des femmes et enfants juifs de Serbie.
A la mi-décembre 1941, toutes les femmes et tous les enfants juifs demeurés à Belgrade furent emmenés à Sajmiste, où ils furent rejoints peu après par les femmes et enfants juifs de Sabac (19 janvier 1942), de Nis (fin février 1942), puis de Kosovska-Mitrovica, Novi-Pazar et Pristina (mi-mars 1942). Les conditions de vie dans le camp étaient absolument terribles, la ration de pain quotidienne se montant à environ 200 grammes par interné.
Les 17 et 19 février 1942, les hommes juifs de Nis furent fusillés; ils étaient les derniers hommes juifs de Serbie, tous les autres ayant déjà été assassinés, par fusillade également. Les seuls Juifs survivants, à part les quelques hommes qui réussirent à se cacher, exploit presque impossible, étaient les femmes et les enfants incarcérés à Sajmiste. A la mi-mars 1942, les nazis commencèrent à les assassiner dans des camions spéciaux envoyés d'Allemagne; c'est le seul pays, en dehors de l'Europe de l'Est, où ces véhicules de destruction étaient utilisés. Le 10 mai 1942, tous les internés de Sajmiste (entre 7000 et 8000 Juifs au total) furent tués, y compris les patients et le personnel soignant de l'hôpital juif et leurs familles. Turner put donc affirmer que la Serbie était le seul pays dans lequel la question juive avait été réglée.
Si ce compte rendu ne mentionne pas la réaction du judaïsme serbe, c'est parce que les membres de la communauté n'avaient pratiquement aucun moyen de se sauver. Près de 90% des Juifs de Serbie furent assassinés et l'ensemble du processus se fit en l'espace de treize mois - de début avril 1941 jusqu'à la mi-mai 1942. Les dirigeants firent bien quelques tentatives pour alléger les souffrances des membres de la communauté, mais la combinaison de plusieurs facteurs scella irrémédiablement le sort des Juifs serbes: la rigueur de la mainmise allemande en Serbie, l'application relativement précoce de la Solution finale et la rapidité de l'exécution, et enfin l'absence relative de havres où s'évader ou se cacher ainsi que la faible assistance de la part de la population locale.
En somme, la meilleure chance de salut pour un Juif de Serbie durant la Deuxième Guerre mondiale était de s'échapper vers la zone italienne; mais cette solution ne fut possible que les trois premiers mois de l'occupation allemande. Or, à ce moment là, personne ne pouvait prévoir la fin du judaïsme serbe. Seule une poignée de Juifs survécut en fin de compte, les uns en se cachant dans leur communauté ou ailleurs, les autres en rejoignant les partisans de Tito. On estime que seuls 1900 Juifs survécurent en Serbie et dans la région du Banat sur une population qui comptait avant-guerre un peu plus de 17'000 Juifs.
En étudiant l'histoire des Juifs de Serbie pendant la Shoa, on est frappé par l'anonymat de cette communauté et le voile d'ignorance et d'oubli dans lesquels son sort a sombré. En dépit de plusieurs caractéristiques uniques, quelques experts seulement connaissent vraiment son histoire, ses souffrances et ses tribulations, qui ne sont pas parvenues au grand public. C'est, hélas, le destin de ces petites communautés juives qui, avant la Shoa, n'avaient pas marqué de façon particulièrement frappante le monde juif et qui ont donc eu le malheur de demeurer inconnues dans la mort également.


*Le Dr Efraïm Zuroff, chasseur de nazis, historien, spécialiste de la Shoa et directeur du bureau de Jérusalem du Centre Simon Wiesenthal de Los Angeles. La principale source de cette étude est l'article sur la Serbie rédigé par Menahem Shelah (rédacteur) dans Toldot Ha-Shoa: Yugoslavia, Jérusalem, 5750 (1990).