Et après ? | |
Par Emmanuel Halperin, notre correspondant à Jérusalem | |
- Et après ? Vous verrez, ce sera l'embellie, un "nouveau Proche-Orient" verra le jour (mais pas le mirage que M. Peres croyait voir poindre à l'horizon d'Oslo), la pax americana étendra son doux rayonnement sur toute la région, les fanatiques battront partout en retraite, la démocratisation des États arabes permettra un réel dialogue avec Israël et la prospérité économique sera au rendez-vous. Il y aura bien quelques problèmes à résoudre, et il faudra faire des sacrifices, mais nous saurons, avec un haut degré de certitude, que les concessions nécessaires seront suivies d'effets positifs et durables, et que l'avenir d'Israël et son enracinement dans ce nouveau Proche-Orient seront enfin assurés. - Vous voulez rire ? Il n'y a pas d'après. Il n'y aura que l'enlisement, la recrudescence du terrorisme anti-américain et anti-israélien, un Vietnam des sables, un Liban du désert. Et pour jeter du lest, pour essayer d'amadouer le Monstre, les puissances de la coalition, en cela - et en cela seulement - ardemment soutenues par les États qui s'opposent à la guerre d'Irak, exigeront d'Israël un lourd tribut, sans contrepartie, sans garanties, sans paix. Tout homme de bonne foi doit admettre que ces deux scénarios sont possibles et qu'il n'y a sans doute pas de troisième voie. L'enjeu de cette guerre ("qui n'est pas la nôtre", comme s'évertuent à le souligner, à juste titre, les dirigeants israéliens) est donc d'une extrême importance. Ses conséquences peuvent être négatives, elles peuvent être bénéfiques, mais cela ne dépend que fort peu de ce que pense, de ce qu'espère, de ce que fait le gouvernement israélien. Les dangers sont réels et d'ores et déjà visibles: le lien qu'établit la diplomatie britannique et à un moindre degré celle des États-Unis, entre le changement de régime à Bagdad et la création rapide d'un État palestinien "viable"; le recours à une thématique accréditant la thèse qu'en dernière analyse "tout le problème est là" et que seule "la paix à Jérusalem" pourra désamorcer l'extrémisme arabe et l'intégrisme islamique; le parallèle entre l'Irak et Israël, pour leur non-respect des résolutions contraignantes de l'ONU, alors qu'Israël les respecte (évacuation du Liban au centimètre près) et qu'il est scandaleux de mettre sur le même pied agresseur et agressé; enfin la nouvelle - ancienne théorie d'une conspiration sioniste, donc juive, pour pousser les États-Unis vers la guerre, faisant ainsi rejaillir le sang des victimes sur Israël - tout cela existe bel et bien, enfle avec chaque revers militaire ou politique, chaque tempête de sable, et suscite de légitimes inquiétudes à Jérusalem. La fameuse "feuille de route" concoctée par le Quartet (États-Unis, Union européenne, Russie et Nations Unies) prévoit la création d'un État palestinien dans deux ans. Dans un premier temps sans doute, l'essentiel des mesures à prendre pour relancer une négociation incombe aux palestiniens: un gouvernement réformateur que dirigera Abou Mazen, promu soudain au rang d'interlocuteur fiable (on passe sous silence le fait que cet Abou Mazen est l'auteur d'un ouvrage négationniste dans lequel il se gargarise de la thèse d'une collusion entre les sionistes et les nazis - c'est dire à quel type d'historien on a à faire); la reconnaissance du droit d'Israël à l'existence; la fin de l'Intifada armée; la fin de l'incitation à la haine et à la violence. Tout cela doit précéder un retrait de l'armée israélienne et la création d'un État palestinien aux frontières provisoires. On peut donc estimer qu'il faudra du temps - beaucoup plus de temps que prévu par les auteurs de la feuille de route - pour en arriver là, et que cela donne à Israël la possibilité de s'assurer que toutes les conditions ont bien été remplies avant de prendre des risques réels pour sa sécurité. Soit. Mais le préambule du document s'appuie notamment sur l'initiative de paix saoudienne, entérinée l'an dernier à Beyrouth par un sommet arabe. Or cette décision du sommet insiste sur le droit au retour des réfugiés palestiniens. Tout est bien sûr ouvert à des négociations, y compris la question des réfugiés et le statut de Jérusalem, mais l'État palestinien indépendant dont le président Bush a "la vision" n'est pas acceptable par Israël si sa souveraineté n'est pas strictement limitée: en particulier par sa démilitarisation, et donc par le contrôle de ses frontières par Israël. Les responsables israéliens ont formulé pas moins d'une centaine de remarques, de réserves, quant aux clauses énoncées dans la feuille de route. Mais aussi bien les Américains que les Britanniques - et par conséquent, cela va de soi, les Russes et les Français - estiment et font savoir qu'il n'y a pas lieu de modifier ce document, et que son application tel qu'il est devra commencer aussitôt fini l'épisode irakien. Cela met le gouvernement Sharon dans la nécessité d'accepter le projet dans son ensemble, c'est-à-dire de replacer Israël dans la logique des Accords d'Oslo, dont on a pu voir combien ils ont fait progresser la cause de la paix. Trois ans de violences d'une terrible cruauté, une économie durement touchée, une image tronquée et souvent catastrophique à l'étranger, tout cela pour retourner à la case départ avec, face à eux, une haine décuplée, la commisération unilatérale de l'Occident pour les souffrances des palestiniens et une équipe d'interlocuteurs imposés qui seront en gros les mêmes qu'il y a dix ans: voilà ce que les dirigeants israéliens redoutent et à quoi ils se préparent. Il y a ceux, pourtant, qui dégagent en touche. Ils estiment, ces incorrigibles optimistes, que les assurances données par les américano-britanniques - "nous allons maintenant nous occuper d'Israël" - sont purement de circonstance, ont pour but de caresser dans le bon sens les Arabes et le monde musulman. En réalité, disent-ils, M. Bush et ses collaborateurs n'éprouvent aucune passion brûlante pour Arafat, pour ses amis ou pour ses successeurs, et s'ils ont une "vision" d'un Proche-Orient idéal, ce n'est pas pour autant leur "mission" primordiale dans ce bas monde que de le faire advenir. Selon cette analyse, l'après Irak se fera d'abord en Irak et ce ne sera pas une mince affaire que de stabiliser cet État et cette société. Dans un second temps, les Américains auront à cœur de poursuivre leur lutte à mort contre le terrorisme international en essayant - pas nécessairement cette fois par les armes mais plutôt par la diplomatie ou la persuasion politique - de neutraliser la puissance régionale véritablement la plus dangereuse - elle serait à moins de dix-huit mois de son objectif: la possession de la bombe atomique - l'Iran fondamentaliste, cet Iran qui avec l'aide de la Syrie soutient le féroce ennemi d'Israël qu'est le Hezbollah libanais. Autrement dit, les États-Unis de Bush laisseront Israël plus ou moins tranquille d'ici aux prochaines présidentielles américaines de fin 2004, ce qui permettra à l'armée israélienne de rétablir la sécurité de la population, notamment grâce à la barrière de séparation édifiée ces jours-ci. Cette période d'accalmie permettra aussi de redonner confiance aux entreprises et aux investisseurs et de relancer - après une cure d'austérité sévère déjà entamée - la croissance économique. Mais n'est-ce pas trop beau ? La tentation isolationniste des États-Unis peut à tout moment refaire surface, si l'opinion publique, à la suite de quelques échecs sur le terrain, de quelques attentats-suicide dont l'armée américaine serait la victime (comme à Beyrouth en 1983) exigeait d'abandonner la partie, de se replier sur le territoire national. Or Israël a besoin de l'Amérique, d'une Amérique qui refuse de composer avec l'Islam intégriste, qui n'accepte pas - comme le font certains gouvernements européens - une partie du discours de cet Islam, en particulier son rejet violent d'Israël et des Juifs. Et il y a un autre danger: c'est que par reconnaissance pour les nations européennes qui l'ont soutenue, par volonté aussi de se réconcilier avec celles qui l'ont lâchée, l'Administration américaine n'accepte de suivre l'Europe dans sa politique arabe, ou du moins ne la soutienne en partie. Israël sait bien qu'au carrefour politique où il va se trouver, le choix de la voie à prendre dépend fort peu de son inclination ou de sa volonté. Il va falloir naviguer avec grande prudence pour ne pas rencontrer de tempête et pour saisir au bon moment les quelques vents favorables. Est-ce possible quand la majorité parlementaire (68 sur 120) est somme toute réduite, que le Parti travailliste s'installe dans l'opposition, que les tensions sociales, alimentées par une politique économique néo-thatchériste favorisant les hauts revenus, s'exacerbent et s'enveniment ? Entre les espoirs et les craintes, il est aujourd'hui bien difficile de raison garder. |