Dilemme et loyauté | |
Par Roland S. Süssmann | |
L'histoire de la Finlande pendant la Deuxième Guerre mondiale et en particulier son attitude à l'égard des Juifs est à la fois unique, exemplaire et surprenante: elle s'est volontairement alliée à l'Allemagne nazie mais parallèlement, elle a sauvé sa population juive. En effet, ce pays a vécu trois guerres successives; tout d'abord, celle connue sous le nom de "Guerre d'Hiver" qui, de 1939 à 1940, a opposé ce petit pays à la grande Russie et à sa puissante Armée rouge; celle de 1941 à 1944, où la Finlande a lutté contre l'URSS aux côtés du Reich; enfin, celle de 1944 à 1945, où les Finlandais ont combattu les Allemands. Lorsque ces derniers ont été chassés du territoire finlandais, ils ont tout détruit et brûlé sur leur passage, en particulier en Laponie où se trouve la cité de Rovaniemi, qui détient le triste titre de la ville d'Europe la plus détruite au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Les historiens se perdent en conjonctures pour expliquer cette situation paradoxale où d'une part prévalait cette alliance militaire avec l'Allemagne nazie, constituant en fait un effort de collaboration pour assurer le succès du régime de Hitler, et d'autre part la détermination du maréchal Carl Gustaf Mannerheim à sauver les Juifs de Finlande. Certains estiment que pour garantir son indépendance à long terme, la Finlande n'avait pas le choix, d'autres expriment des théories contraires, mais ce n'est pas dans nos colonnes que cette affaire trouvera une réponse définitive ou satisfaisante. Cela dit, il faut souligner trois phénomènes: le premier est le fait que la Finlande n'a pas ouvert ses portes aux réfugiés juifs, alors que les Allemands et leurs complices locaux massacraient la population juive, riche de 300'000 âmes, dans les pays baltes situés à ses portes. Il faut rappeler que la politique des frontières fermées n'était pas uniquement pratiquée contre les Juifs, mais contre tous les étrangers en général. Deuxièmement, la Finlande a sauvé ses propres citoyens juifs, elle ne les a pas livrés aux Allemands et n'a jamais proclamé de lois antisémites ni imposé le port de l'étoile jaune. Sur les nombreuses interrogations que suscite cette époque, l'historien finlandais Hannu Rautkallio écrit dans la préface de son livre, somme toute assez controversé en Finlande, "Finland and the Holocaust - The Rescue of Finlands Jews", un début d'explication qui peut être plausible, mais qui laisse la porte ouverte à de nombreuses autres théories : "...le fait que la Finlande n'ait pas été impliquée dans la politique raciale des nazis était dû à la position sans ambiguïté du gouvernement de Carl Gustaf Mannerheim et d'un certain nombre d'officiels: la question de l'extradition sur des bases ethniques n'aurait jamais pu constituer un sujet de discussion. Elle allait simplement contre toutes les traditions nationales d'adhérence aux valeurs de justice occidentale et aux préceptes de moralité." Il continue en disant: " ... mais les Allemands ont-ils réclamé l'extradition des Juifs de Finlande ? Si une telle demande n'a jamais été formulée, peut-on à juste titre évoquer la courageuse résistance des Finlandais à la pression allemande ?" Il répond à cette question en disant: "Les Allemands savaient pertinemment quel tollé public la simple évocation d'une action coercitive envers des Juifs natifs de Finlande aurait provoqué." Le troisième phénomène inhérent uniquement à la Finlande réside dans le fait que, comme tout le monde, les jeunes Juifs étaient obligatoirement enrôlés dans l'armée et donc contraints de combattre aux côtés du Reich. Les Juifs étaient considérés comme citoyens à part entière avec tous les droits mais aussi toutes les obligations que cela impliquait. L'armée avait autorisé la transformation d'une tente en synagogue. Celle-ci était installée à Syväri, en Carélie, à environ un kilomètre et demi du front, et, dans la mesure où un minyan (quorum requis pour la tenue d'un office en commun) pouvait être réuni, les soldats juifs pouvaient y tenir leurs offices les jours de shabbat et de fêtes. Un soldat, Isaac Smolar, était chargé de garder le Sefer Torah pendant toute la période des hostilités; son surnom de guerre était "Shorka (Smolar) - Shoul (Synagogue)". A deux kilomètres se trouvait un camp de soldats allemands. En hiver, les soldats juifs se rendaient à ski à la synagogue et ce sous le nez des Allemands qui n'ont jamais réagi. A Helsinki, il existe une association des vétérans juifs de la Deuxième Guerre mondiale et nous avons rencontré son secrétaire général, HARRY MATSO, lui-même un ancien combattant d'infanterie qui a passé trois ans au front. Depuis quand votre organisation existe-t-elle ? Elle a été fondée en 1979 car, avant, nous étions membres de la Fédération finlandaise des Vétérans de Guerre. Nous étions environ 300 soldats juifs dans l'armée finlandaise, plus 40 femmes qui travaillaient en uniforme dans les hôpitaux. Sur les 300, vingt-trois sont tombés au champ d'honneur. Il y avait alors environ 2'000 Juifs dans le pays, 7% d'entre eux servaient sous les drapeaux, pourcentage égalé par aucune autre communauté de Finlande. Huit de nos soldats ont disparu en Carélie et les autres sont enterrés dans le carré des vétérans du cimetière juif de Helsinki. Nous sommes la seule société de vétérans en Finlande à disposer d'un secteur spécialement réservé à ses membres dans un cimetière. Comment étaient les relations entre les Allemands et les soldats juifs de l'armée finlandaise ? Avant tout, je voudrais dire que nous nous sommes battus pour l'indépendance de la Finlande, car si l'Allemagne ou l'URSS avait gagné la guerre, c'est toute la communauté juive de notre pays qui en aurait subi les conséquences dramatiques. C'est en ayant ce terrible danger à l'esprit que nous avons combattu. D'un autre côté, nous n'étions que des soldats de l'armée de Finlande enrôlés comme tous les autres citoyens de leur âge et qui ont défendu leur pays qui, d'ailleurs, n'a jamais été occupé par l'Allemagne. Les Allemands étaient présents, mais en tant qu'alliés, ce qui était bien différent. Nous avions des contacts avec eux, mais ils se limitaient au strict minimum. Le commandement finlandais était très au fait de la situation. Au quartier général commun, un Juif travaillait directement pour le maréchal Mannerheim, mais les Allemands ne savaient pas qu'il était juif. De plus, tant que le travail était accompli et que les ordres étaient exécutés, il n'y avait aucune obligation d'entretenir des contacts personnels avec eux. Pour ma part, je n'ai jamais salué un soldat ou un gradé allemand. Parmi des milliers d'anecdotes, l'une d'elles, restée fameuse dans les annales, illustre bien l'état de nos relations avec les Allemands. Le capitaine de bataillon Salomon Klass reçut l'ordre du quartier général d'entreprendre une opération pour délivrer une unité d'infanterie allemande encerclée par les Russes. En bon soldat, il exécuta l'ordre et parvint à sauver les hommes. Quelque temps plus tard, alors qu'il était assis dans sa tente, deux militaires se présentèrent; il s'agissait de deux hauts gradés allemands. Salomon Klass ne s'est pas levé et n'a pas salué. Il leur a demandé le but de leur visite et ils lui ont répondu: "Nous sommes ici au nom du Führer afin de vous remercier pour votre intervention et pour vous décorer, de sa part, de l'Ordre de la Croix d'argent." Le capitaine Klass s'est alors levé et leur a répondu: "Je suis un Juif et un soldat de l'armée de Finlande. Jamais je n'accepterai ou ne porterai une décoration qui m'a été décernée par Hitler." Les deux Allemands ont claqué les talons, fait le salut hitlérien et sont partis. Je connais deux autres cas similaires où un médecin juif, chef d'un hôpital militaire, et une infirmière juive ont refusé des décorations allemandes en disant qu'ils étaient juifs. Nous étions au courant que les Allemands avaient une liste de tous les Juifs de Finlande, car le chef de la police de Helsinki était un grand sympathisant des nazis. Mais nous savions également qu'aussi longtemps que nous servirions dans l'armée, rien n'arriverait aux Juifs. Selon certaines sources, Himmler, qui est souvent venu à Helsinki, aurait évoqué la question de la remise des Juifs finlandais aux nazis, et le maréchal Mannerheim aurait répondu: "Ici, nous n'avons pas de problème juif. Ce sont des citoyens finlandais qui vont à l'armée. Tant qu'un Juif portera le même uniforme gris que moi, vous ne toucherez à aucun Juif de mon pays." En fait, c'est lui qui nous a sauvés. Au cours d'une cérémonie qui s'est tenue à la synagogue de Helsinki le 6 décembre 1944, le maréchal Mannerheim a été honoré et l'un des officiels l'a remercié pour la fermeté dont il avait fait preuve à un moment qui aurait pu être fatal pour les Juifs de Finlande. Le Maréchal a simplement répondu: "Je n'ai rien fait de plus que ce que toute personne dotée d'un véritable sens de la justice était tenue de faire." L'histoire du judaïsme finlandais pendant la Shoa est unique. Les soldats juifs, contraints de se battre aux côtés des Allemands, étaient bien conscients de la particularité et du paradoxe de leur situation. Ils avaient simplement le sentiment de remplir leur devoir de Juifs et de Finlandais. Pendant toute cette période si difficile, ils ont combattu en affichant fièrement leur identité juive. |