Confronter le passé! | |
Par le Dr Efraïm Zuroff * | |
En Estonie, nous avons récemment assisté à un fait rare, pour ainsi dire sans précédent: dans un journal local, l'ambassadeur des États-Unis a signé un éditorial où il se livre à une vive critique des autorités estoniennes, dénonçant le fait qu'aucune poursuite judiciaire n'a été entamée contre les citoyens du pays coupables de crimes de guerre et de collaboration avec les nazis. Dans l'article paru le 28 mai dernier dans le quotidien estonien Eesti Paevaleht, l'ambassadeur Joseph De Thomas reproche à l'État où il est en poste de n'avoir pas su affronter de façon appropriée son rôle dans la Shoa; il met le doigt sur trois points principaux, suggérant aussitôt les mesures suivantes pour remédier à la situation. Avant tout, écrit-il, "l'Estonie doit faire justice là où il y a eu crime", c'est-à-dire adopter une attitude sans équivoque en ce qui concerne la poursuite des criminels de guerre nazis estoniens, dont pas un seul n'a été amené devant les tribunaux depuis que l'Estonie a obtenu son indépendance face à l'Union soviétique. Rappelons que, dans le même temps, les criminels communistes étaient poursuivis et nombre d'entre eux jugés. Comme deuxième étape, "L'Estonie doit reconnaître que la Shoa fait partie de son histoire", en observant le Jour de la Shoa d'une manière digne et significative et en marquant, pour ne pas les laisser dans l'oubli, tous les lieux du pays où crimes et massacres ont été perpétrés. Enfin, préconise l'ambassadeur, "Enseignez le passé aux enfants" en veillant à ce que le sujet de la Shoa soit évoqué de façon adéquate dans les manuels d'histoire estoniens ce qui, à sa connaissance, n'est pas actuellement le cas. L'article de l'ambassadeur De Thomas a évidemment soulevé un tollé et un flot de protestations outrées d'Estoniens de tous bords, fonctionnaires, journalistes et simples citoyens; presque à l'unanimité, ils ont pris la défense de leur pays, estimant que la question de la Shoa avait été traitée comme il se doit. Dans ces lettres, certains font remarquer que les manuels d'histoire estoniens consacrent plus d'une page et demie à la Shoa - confirmant ainsi les dires de l'ambassadeur -, d'autres affirment que cette focalisation sur la poursuite des criminels nazis, plutôt que sur celle des criminels communistes, représente une application discriminatoire de la justice, en violation avec la constitution estonienne (sans parler des principes judiciaires américains). On a aussi pu lire les accusations portées par l'éminent chroniqueur Eerik-Niiles Kross, fils du célèbre écrivain estonien Jaan Kross; il a l'audace de prétendre que si les Estoniens n'ont pas manifesté beaucoup d'ardeur pour perpétuer le souvenir des Juifs estoniens assassinés pendant l'occupation allemande, c'est surtout en raison des "exagérations ridicules d'Efraïm Zuroff" [concernant la complicité des Estoniens dans les crimes de la Shoa] et "des activités des Juifs estoniens dans les bataillons meurtriers soviétiques" [agents du KGB qui exercèrent des sévices contre des milliers de citoyens estoniens, dont des centaines de citoyens juifs, en 1941 et après la Deuxième Guerre mondiale]. Bref, on peut dire que la réplique des Estoniens a été essentiellement une réaction de déni, en particulier pour ce qui touche la poursuite de leurs criminels de guerre nazis. Ayant étudié la question pendant de nombreuses années et étant personnellement engagé dans les tentatives de mener les criminels de guerre estoniens devant la justice, je suis à même d'apprécier la pertinence de l'article de l'ambassadeur De Thomas: non seulement il reflète de façon correcte la réalité estonienne, mais il met le doigt sur le c?ur du problème, le refus des Estoniens de reconnaître pleinement la participation de nombre de leurs concitoyens aux crimes commis pendant la Shoa. Certes, l'amnésie générale concernant le rôle des collaborateurs locaux dans l'application de la Solution finale est endémique dans tous les pays baltes; la situation en Estonie présente toutefois des difficultés particulières, et ce pour plusieurs raisons. Premier facteur: la communauté juive locale d'avant-guerre était extrêmement petite, elle ne comptait environ que 4500 personnes. Deuxièmement, près de 80 % de la population juive estonienne réussit à s'échapper dans les territoires soviétiques avant l'arrivée des Nazis; un millier de Juifs seulement se trouvait encore en Estonie pendant l'occupation nazie. Troisièmement, parmi les Juifs assassinés sur le sol estonien, la grande majorité était des Juifs étrangers et non des citoyens d'Estonie, ce qui rend l'identification avec les victimes plus difficile et ne favorise pas l'empathie éventuelle éprouvée pour elles; quant à assumer la responsabilité des massacres et châtier les coupables, c'est là visiblement trop demander. Enfin, il faut mentionner le fait que la plupart des crimes commis contre les Juifs par les bataillons de police estoniens, sur le sol du pays mais surtout à l'étranger (notamment en Biélorussie, en Pologne et en Lituanie) n'étaient pas connus du public estonien. C'est récemment seulement que tous ces faits ont été révélés. L'ensemble de ces facteurs a longtemps permis aux Estoniens de croire que, contrairement à leurs voisins baltes, ils n'étaient pour ainsi dire pas vraiment concernés par le problème de la collaboration locale avec les Nazis. En Lituanie et en Lettonie, on le sait, les autorités ont été obligées d'affronter cette question à peine l'indépendance obtenue. Les faits historiques démentent toutefois catégoriquement cette innocence présumée; en témoignent les conclusions de la Commission internationale sur les crimes contre l'Humanité, établie en 1998 sur l'initiative du président estonien Lemart Meri. La Commission était chargée d'enquêter sur les crimes perpétrés en Estonie durant l'occupation nazie et sous l'occupation soviétique. D'après un récapitulatif des conclusions publié en janvier 2001, de nombreux Estoniens portent une responsabilité au moins partielle dans les actes suivants: 1. le meurtre de presque tous les Juifs estoniens qui vivaient dans ce pays pendant l'occupation nazie; 2. le meurtre de près de 3000 Juifs déportés en 1942 du ghetto de Theresienstadt, transférés au camp de travail de Jagala et assassinés à Kalevi-Liiva; 3. le meurtre de milliers de Juifs étrangers déportés dans les camps de Vaivara et tués avant la percée russe à l'intérieur de l'Estonie; 4. la persécution et/ou le meurtre de milliers de Juifs en Estonie, en Biélorussie, en Pologne et en Lituanie par des membres de la Légion estonienne et divers bataillons de police estoniens; Toutefois, la révélation de ces événements par la Commission n'a jamais donné lieu à des poursuites judiciaires et pas un seul des criminels estoniens de la Shoa (vivant dans le pays ou à l'étranger) n'a été inquiété pendant la dizaine d'années écoulées depuis l'accession de l'Estonie à l'indépendance. En fait, durant toute cette période, les autorités estoniennes n'ont pas ouvert la moindre enquête à ce sujet de leur propre initiative. En revanche, elles ont pris soin de signaler les nombreuses procédures intentées par les Soviétiques contre des collaborateurs estoniens au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, qui se sont poursuivies jusqu'au milieu des années 70; les Estoniens estiment que leur pays a été en quelque sorte "nettoyé" et qu'aucun criminel estonien nazi n'a échappé à ces poursuites. Il n'en demeure pas moins que l'Estonie aurait pu faire juger de nombreux criminels nazis estoniens depuis l'accession à l'indépendance, mais la volonté politique a fait défaut. Les cas de Evald Mikson et Harri Mannil constituent les exemples les plus flagrants des lacunes gouvernementales dans ce domaine. Tous deux réussirent à s'échapper à l'étranger pendant la Deuxième Guerre mondiale et on découvrit par la suite que l'un vivait en Islande et l'autre au Venezuela. Mikson avait été le chef du Omakaitse dans le district de Vonnu avant de devenir le chef-adjoint de la Police politique estonienne dans le district de Tallin-Harju. Rappelons que l'Omakaitse était un groupe de nationalistes estoniens qui se portèrent volontaires pour des missions de sécurité et formèrent des escouades d'autodéfense au cours des premières semaines qui suivirent l'invasion de la Pologne et des pays baltes par les nazis. Dans l'exercice de ces deux fonctions, Mikson participa de façon active à la persécution et au meurtre de nombreux civils, surtout des Juifs. Mannil servit sous ses ordres à Tallinn et fut directement impliqué dans l'arrestation de dizaines de civils, ultérieurement assassinés par la police estonienne. Au lieu de chercher à obtenir l'extradition de ces deux criminels, les autorités estoniennes choisirent au début de fournir leur soutien à Mikson et de simplement ignorer Mannil. Ainsi, la présence de Mikson à Reykjavik fut révélée par le Centre Simon Wiesenthal, lequel demanda aussitôt à l'Islande de prendre des mesures à son encontre; à la suite de cette demande, le Ministère des Affaires étrangères d'Estonie publia un communiqué affirmant que Mikson "n'était coupable d'aucun crime, et certainement pas envers le peuple juif". De surcroît, il accusait les autorités soviétiques d'avoir tenté de forger des preuves de toutes pièces, alors même que les archives d'Estonie contenaient des documents incriminant Mikson et prouvant clairement sa participation à des crimes fort graves. Quant à Mannil, il a fallu une requête officielle du Centre Wiesenthal réclamant aux autorités estoniennes la mise en examen de son cas, pour que ces dernières finissent par prendre des mesures dans ce sens, il y a un an. Il se trouve que ce personnage est apparemment l'Estonien le plus riche du monde et qu'il fait bénéficier de ses largesses les institutions culturelles du pays; on comprend donc la réticence manifestée par les autorités estoniennes pour entamer des procédures judiciaires contre ce criminel de guerre nazi. Soulignons que ce manque de zèle ne s'est toutefois jamais fait sentir en Estonie lorsqu'il s'agissait de criminels communistes qui, pour la plupart, ont déjà été jugés. La Commission internationale a révélé l'année dernière la participation des membres du 36e bataillon de police estonien dans le meurtre de plus de 2500 Juifs le 7 août 1942 à Nowogrudok en Pologne ainsi que le rôle actif des bataillons de police estoniens dans le génocide et les crimes contre l'humanité perpétrés en Estonie, en Pologne et en Lituanie. A l'issue de ces révélations, je me suis adressé au Premier ministre Mart Laar, le pressant de mettre sur pied une unité spéciale pour l'instruction des criminels de guerre nazis d'Estonie. A ma grande surprise, M. Laar m'a fait savoir dans sa réponse qu'une telle unité avait déjà été créée dans le cadre de la Police de sécurité. Dans ces circonstances, on aurait pu s'attendre à ce que pour la première fois, l'Estonie procèderait à l'instruction de ses criminels de guerre, suivie, le cas échéant, de procès. Hélas, presque un an a passé, et pas une seule enquête n'a été ouverte; il ne nous reste qu'à espérer que des mesures seront prises malgré tout et que quelques-uns au moins des Estoniens ayant participé aux crimes de la Shoa seront amenés à rendre compte de leurs actes. Voilà pourquoi l'article de l'ambassadeur De Thomas était non seulement tout à fait pertinent mais venait à point nommé pour secouer une société plongée dans le déni et refusant de reconnaître toute complicité de ses citoyens dans la Shoa. * Le Dr Efraïm Zuroff, chasseur de nazis, historien, spécialiste de la Shoa et directeur du bureau de Jérusalem du Centre Simon Wiesenthal de Los Angeles. |